Rencontre avec Jeffrey Lewis, à l’issue de son concert nantais début octobre 2007, jour de la sortie de 12 Crass songs, nouvel album du New-Yorkais. Jeffrey Lewis nous accueille backstage, l’air visiblement épuisé par le début de sa tournée mais se retapant la santé à l’aide d’une bière fraîche et d’un camembert fondant. A ses côtés, Helen Schreiner, girlfriend du moment et partenaire de scène, en pleine séance de tricot…
Chronicart : Ca alors ! Vous faites tous du tricot, à New York ?! La dernière fois que Kimya Dawson est passée ici, elle faisait aussi du tricot, devant les Herman Dune, qui jouaient sur scène…
Jeffrey Lewis : (regardant Helen, visiblement amusé) Oui, oui ! C’est une vraie mode, chez nous ! Je connais de plus en plus de gens qui tricotent. Ca a l’air de détendre énormément ceux qui en font en tout cas. C’est sans doute quelque chose que je devrais faire…
Ca me gêne de demander ça devant Helen, mais est-ce qu’il y a une différence, pour toi, entre le fait de faire une tournée avec ton frère et d’autres musiciens masculins et, là, avoir pour la première fois un élément féminin dans le groupe, en l’occurrence ta petite amie ?
Oh, je crois que c’est vraiment une très très bonne chose ! (il fait un clin d’oeil à Helen) Si tu partais, je pourrais peut-être lui donner la vraie réponse (rires). Non, sérieusement, je pense que c’est une très bonne chose car la dynamique entre les quatre personnes qui constituent le groupe s’en trouve tout à fait modifiée. Tu sais, entre mon frère et moi, on est dans une relation où, finalement, nous n’avons même plus besoin de nous montrer polis ou diplomates. Quand tu te trouves à traiter avec ton propre frère, tu n’y vas pas par quatre chemins : « c’est naze, ce que tu viens de faire » ou « ton idée, là, c’est de la pure merde » ou même « tu vas fermer ta gueule ! ». Il n’y a aucune dimension de gentillesse, d’amabilité dans ce qui peut se passer entre nous. Helen étant dans le groupe, on fonctionne comme les quatre angles d’un carré plutôt que comme un triangle. C’est un peu comme si cela laissait plus d’espace, en quelque sorte, pour chacun. Tout le monde trouve une place pour exister. Quand tu voyages dans une petite bagnole pendant des jours et des jours, tu finis toujours par te chiquer avec les autres et ça peut être terrible. Là, je crois que c’est un peu mieux : si quelqu’un en a après un d’entre nous, les deux autres viennent calmer le jeu et ce n’est plus juste le batteur qui s’engueule avec mon frère et moi qui attend que ça passe. Cela donne d’autres combinaisons. Cela laisse plus de place au vote, tiens ! Chaque décision est soumise à l’ensemble du groupe et les décisions se font plus dans la concertation que dans l’affrontement. Et il y a moins de tensions, du coup.
Cela voudrait dire que la démocratie tient à la présence d’une femme ?
(Rires) Non, pas exactement. C’est juste le fait que nous soyons plus nombreux qui amène plus de démocratie. Avec moins de participants, il y a plus de tensions car la pression est plus grande sur chaque individu. Quand on n’est pas d’accord, c’est tout de suite la guerre alors que là, si tu as un avis différent des autres mais qu’il y a trois autres personnes qui sont d’un avis contraire du tien, il n’y a même plus besoin de se demander quelle solution doit être prise. Et puis, surtout, musicalement, cela élargit nos possibilités :celles de pouvoir se mettre à chanter avec Helen ou de choisir de chanter avec Jack, ou avec les deux. Il y avait des chansons qu’on ne pouvait pas décemment jouer live, jusqu’ici, sans des voix complémentaires ou le soutien de claviers. Ca fait plaisir d’inclure enfin certaines chansons dans nos concerts. Ensuite, je sais qu’il faut aussi savoir se limiter car la richesse que l’on a actuellement conduit aussi à plus de complexité. A mes débuts, je jouais mes chansons en m’accompagnant simplement d’une guitare acoustique. Puis, ça a été moi avec mon frère et mon frère et moi avec un batteur. Aujourd’hui, il s’agit de quatre personnes : une guitare, une basse, une batterie avec deux claviers, plusieurs voix et des projections vidéo, des extraits de film et des trucs arty… Il ne faut pas que le procédé nous apporte trop de contraintes à un moment donné, il ne faut pas qu’on se sente obligés d’en rajouter toujours et encore et de devenir une grosse machine lourde à conduire.
On ne risque pas, encore, de te confondre avec Sly & The Family Stone ou Emerson, Lake & Palmer, si cela peut te rassurer !
Ouf ! Merci ! (Rires).
Je viens de découvrir l’existence de Professeur Louie (voir son MySpace), votre oncle, avec lequel vous tournez parfois. Tu dis qu’il a une influence énorme sur vous… de quel point de vue ?
On n’a jamais tourné ensemble, en fait. Mais, dans quelques jours, on va commencer une tournée commune, en Angleterre et ça me plaît énormément même si je suis un peu stressé à l’idée d’être sur la même affiche que lui. Pour répondre à ta question, il a une influence très grande sur nous tout simplement parce que c’est un grand artiste et qu’il fait de la musique depuis des années : il était déjà sur scène avant que Jack (son frère, ndlr) soit né. Quand je me suis mis à faire de la musique, je savais que, d’une manière ou d’une autre, il serait amené à entendre ce que je fais alors ça me mettait la pression parce que je ne voulais pas qu’il soit déçu par ce qu’il allait entendre ou ce qu’il allait voir. Mon oncle fait plus de scène que de disques et, là aussi, je me suis dit qu’il ne fallait pas qu’il ait honte de me voir sur scène alors j’essayais d’être original, de trouver des idées, de surprendre. C’est un artiste engagé, il est dans la mouvance du rap, de la chanson politique d’une certaine façon alors, là encore, du côté des textes, je ne me voyais pas chanter des paroles trop stupides ou qui ne parlent de rien : il fallait que ça tienne la route.
Je n’avais jamais entendu parler de lui : il est un peu connu quand même ?
Oh, oui ! Pas chez toi mais, aux Etats-Unis, depuis le temps qu’il est actif, il est même plus connu que moi. Là, le fait de l’inviter à jouer en Angleterre, cela inverse un peu les choses car je suis plus connu que lui en Europe. Et puis, il faut dire quand même qu’il est vraiment un artiste à part entière. Moi, finalement, je suis un artiste assez « mainstream » par rapport à lui : je suis dans le circuit classique des clubs de rock, je fais des tournées quand je sors un album et, ensuite, je sors à nouveau un album pour pouvoir tourner. Je suis intégré dans le rock business, que je le veuille ou non. Lui, c’est tout à fait autre chose… Il s’en fout de faire des disques ou d’être spécialement exposé : il a sorti trois albums en près de trente ans et ce qu’il cherche avant tout, c’est rendre son Art utile. Il chante souvent quand il y a une oeuvre caritative à soutenir ou un mouvement social à accompagner. Il crée des morceaux spécialement pour les événements auxquels il participe et il ne se coule pas dans les rails d’une maison de disque avec des obligations « rationnelles » qu’on lui impose. Il fait exactement ce qu’il veut faire et cherche juste à progresser artistiquement et humainement. C’est pour cela qu’il est une véritable référence pour nous. Quand on se pose des questions, on pense un peu à ce qu’il fait et ça nous fait vraiment réfléchir. Ca risque d’être vraiment très bien de l’impliquer sur des scènes où le public est plus traditionnel ou plus typé que dans le réseau dans lequel il évolue.
Est-ce réellement parce que tu as lu que « les notes de pochettes de Crass étaient plus valables à lire que les disques avaient d’intérêt à être écoutés » que tu as décidé de faire un album entier d’hommage à ce groupe ?
Oui, tout à fait. Quand j’ai lu ça dans Spin, ça m’a rendu fou ! Je lisais et relisais le passage et je me disais : « Ce n’est pas juste, ce n’est pas vrai ». Comment quelqu’un peut-il se permettre de dire ça ? Si j’ai décidé de reprendre ces chansons, ce n’est pas juste par esprit de contradiction mais parce que, comme tu le ferais pour Bob Dylan ou Pete Seeger, tu entends leurs chansons et tu te dis qu’elles sont terribles, que ce sont de bonnes chansons, de vraies chansons et qu’il faut que tu t’arranges pour ne plus être le seul à penser ça. Parce que Crass est quand même moins reconnu que Dylan, bien sûr !
Tu reconnais avoir transformé certaines paroles ou certaines structures des chansons qu’on entend sur 12 Crass songs. Pour quelle raison ?
Hé bien, tu sais, quand j’ai commencé à travailler sur leurs chansons, j’en ai préparé bien plus que ce qu’il y a finalement sur ce disque et il m’a vite paru évident que, même si les chansons avaient de véritables qualités, elles continuaient à être pertinentes aujourd’hui ; ça aurait été curieux et parfois anachronique de les reprendre au pied de la lettre, en respectant chaque détail. Déjà, il y a des différences entre l’argot qu’ils utilisent dans leurs paroles et la façon dont moi je m’exprime, simplement parce qu’on n’est pas du même pays, pas de la même culture. J’ai aussi changé des détails qui me semblaient indispensables : s’ils parlent des affrontements de leur époque, en Irlande, il est assez tentant, pour moi de remplacer « Irlande » par « Irak » : la chance fait même qu’on obtient le même nombre de syllabes ! Voilà le genre de choses que j’ai changé, tu comprends ? Ca respecte toujours l’esprit de ce qu’ils ont fait : s’ils parlent de Sarah Farah Fawcett (actrice de série américaine, notamment connue pour sa participation à Drôles de dames, qui s’est mariée à Lee Majors – L’Homme qui valait trois milliards – et a combattu un cancer de l’anus en début d’année 2007, ndlr) et que je conserve son nom, la chanson prend un côté abstrait parce que les kids ne la connaissent pas : je l’ai donc remplacée par Sarah Jessica Parker (également icône télévisuelle, surtout connue pour Sex & the city, ndlr) ! Ca me semble juste nécessaire de le faire pour rendre service aux chansons. Après, il ne faut pas s’imaginer que j’ai un problème particulier avec Sarah Jessica Parker, hein. C’est juste une association d’idées qui m’a donné envie de la choisir plus qu’une autre… Notamment pour des raisons de sonorités liées à son nom.
Un autre chose m’a intrigué : tu as dédicacé Demoncrats à Tom Rapp (voir son MySpace), le chanteur du groupe sixties Pearls Before Swine. Pourquoi ?
Oh, je crois comprendre : tu te demandais pourquoi je dédicaçais une chanson aussi antireligieuse à un chrétien pur jus ? En fait, je n’ai pensé à ça qu’après coup. Pour moi, l’hommage était évident car, sur ce titre, je m’inspire énormément de la façon qu’avait Tom Rapp d’arranger ses chansons pour Pearls Before Swine. Je voulais faire une ballade comme certains titres qu’il avait fait, des titres comme Morning (sur l’album One nation underground sorti en 1967, ndlr) avec un orgue un peu cérémonieux, des guitares en picking et des petites percussions un peu « bouddhistes »… Et puis, récemment, j’ai réalisé que, si jamais quelqu’un lui faisait écouter ce titre, il se demanderait peut-être pourquoi on lui dédiait un morceau qui disait « I hear no breath, I hear no hope, no whisper of faith / From those who have died for some others’ privilege / Out from your palaces, princes and queens / Out from your churches, you clergy, you christs / I’ll neither live nor die for your dreams / I’ll make no subscription to your paradise ». Je conçois que cela puisse heurter un chrétien convaincu comme il peut l’être ! (Rires). Mais c’est vraiment un hommage musical avant tout.
Justement, puisque tu parles des idées que véhiculent les chansons de Crass, es-tu toi-même en accord total avec leur philosophie sur la religion, la justice, le sexisme, le racisme, etc. Tu te définirais également comme un anarchiste ?
Euh… Non, pas vraiment. Reprendre leurs titres ne veut pas dire que j’adhère entièrement à l’intégralité de leur oeuvre. Mais, en même temps, j’aurais l’air un peu ridicule si j’étais trop éloigné de ce qu’ils ont voulu dire. Car chanter leurs textes m’implique plus que si c’était de simples chansons d’amour… Si je suis un peu honnête avec moi – et avec toi -, je dois quand même reconnaître que je dois me retrouver dans, allez, 85 % des idées de Crass. Ca n’est pas si mal, non ? De toute façon, il y a une différence entre rendre hommage à des chansons que je trouve bonnes et adhérer totalement aux idées qu’elles expriment : j’écoute beaucoup de Gangsta rap, je ne me sens pas systématiquement en phase avec ce que les idées qu’ils expriment, tu sais ! (Rires).
Ton disque sort aujourd’hui mais peut-être as-tu déjà eu des réactions de certains membres de Crass ? Comment reçoivent-ils ton hommage ?
Je n’ai aucun retour pour le moment. Tu sais, le groupe était très intègre : il avaient décidé, symboliquement, de splitter en 1984, à cause du livre de Georges Orwell et ils n’ont pas hésité à le faire. Depuis, chaque membre s’est dispersé dans tous les coins et certains sont encore dans la musique mais d’autres sont dans tout autre chose et, de toute façon, il sont restés dans des réseaux très underground et activistes alors je ne sais même pas ce qu’ils peuvent penser de cet hommage. Pour ma part, j’ai été en contact avec une femme qui gère le catalogue de Crass à leur place. Je leur ai fait passer un exemplaire du disque, bien entendu, mais je n’ai pas encore eu une seule réaction de leur part. J’imagine que c’est du passé, pour eux.
Tu sembles avoir choisi de rendre hommage à ce groupe en grande partie parce que tu les trouves sous-estimés. Est-ce que, comme ça, tu pourrais me citer cinq autres artistes que tu juges sous-estimés et que tu pourrais avoir envie d’honorer ?
Oh, tu sais, mon intention n’est pas de devenir un « tribute band » ! Je suis content d’avoir fait ce disque mais je ne pense pas répéter cette formule une nouvelle fois, ce serait trop bizarre. Alors, oui, d’autres artistes ? Il y en a tellement que je trouve sous-estimés que c’est difficile de choisir ! Peut-être Jeffrey Lewis ? (Rires).
Le second serait Jack Lewis ?
Bien évidemment ! (Rires) Non, je plaisante, bien sûr ! D’ailleurs, je me trouve assez surestimé, pour tout dire… Je crois que je citerais Professeur Louie, en premier, tu vois. Il n’est pas assez connu en dehors des Etats-Unis alors qu’il est vraiment talentueux. C’est quelqu’un d’incroyable. Si les gens savaient qu’il existe, beaucoup plus de monde l’aimerait. Mais il ne joue pas le jeu, ne se plie pas à la promo, à la communication. Ce serait le premier. Ensuite, je dirais sans doute Ian Dury. Il est vraiment sous estimé. J’aime autant Ian Dury & The Blockheads que Ian Dury solo. Lui, il est connu en Angleterre mais guère plus. Aux Etats-Unis, personne ne le connais. J’ai du acheter mon premier Ian Dury dans le stand d’un type qui vendait des trucs quasi sortis des poubelles. J’ai acheté ce disque en pensant que c’était un disque punk mais c’était quelque chose de tout à fait différent. C’est un songwriter de première mais aux Etats-Unis, même les gens qui s ‘intéressent à la musique ne le connaissent pas. Il a vraiment des paroles très intelligentes, des paroles qui ont du sens. Il mériterait d’être redécouvert de tous, c’est un mec que j’estime aussi brillant que Jonathan Richman. Ca nous en fait deux… Hé bien, pourquoi pas, Tom Rapp, dont on parlait tout à l’heure : Pearls Before Swine est vraiment un bon exemple de groupe sous-estimé, non ? Il a écrit des chansons qui figurent parmi mes préférées entre toutes. Par ailleurs, il m’a beaucoup aidé à mes débuts : quand je ne savais pas jouer plus de trois accords, je reprenais certaines chansons de Pearls Before Swine, car elles ne sont pas trop complexes et qu’elles ont une beauté évidente. Ce type est admirable.
Tu sais qu’il a repris sa carrière d’avocat pour pouvoir être encore plus utile pour ses prochains ?
Oui, j’ai entendu parler de ça. C’est sans doute logique pour un chrétien comme lui, je ne sais pas. Ca reste quelqu’un d’important, qui ne s’arrête pas simplement à faire de jolies chansons mais qui s’implique dans la société qui l’entoure : c’est un véritable artiste. Nous en sommes donc à trois ? Hum… Tu sais, je suis comme tous les dingues de musique : j’ai mes petits groupes favoris, plein de groupes psychédéliques, en particulier et même si je trouve ça dingue qu’ils ne soient pas plus connus, je suis un peu content de ne les garder que pour moi, alors je préfère ne pas en dire plus !
Propos recueillis par
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