Chéri BB, épatant disque du producteur pop et chic Burgalat, mixe nostalgie vintage et modernité assumée, entre introspection et spotlights. Champion de la langue pas dans la poche, interview, pour le plaisir, sur la prod’, Gainsbourg, la maladie, Wyatt, Bizot.

Chronic’art : D’abord, petite question nerd pour apprentis-producteurs : comment et avec quoi as-tu enregistré l’album ? Travailles-tu toujours sur ton 24 pistes numérique ?

Bertrand Burgalat : J’ai enregistré et mixé chez moi mais tout ce qui est section rythmique et voix a été enregistré par Nicolas Dufournet à Melodium à Montreuil, un studio et un ingénieur fantastiques. Je continue d’utiliser un 24 pistes numérique HDR24 Mackie, cela fait sept ans que je l’ai ainsi que ma table numérique Mackie D8B. Sept ans, c’est très ancien en numérique mais ça reste un excellent matériel, même si le constructeur n’est plus d’aucune aide quand on a le moindre problème. Je tourne en 24 bits à 44,1 khz et je mixe sur un Masterlink Alesis, une autre antiquité numérique qui a très bien vieilli. Comme séquenceur, j’utilise toujours le même Atari 1040 acheté à Ljubljana par Laibach en 1987, il faut attendre dix minutes maintenant pour que l’écran s’allume mais je suis tellement habitué à m’en servir que le plus hi-tech des séquenceurs ne pourra jamais aller aussi vite. En fait je suis allergique aux updates des direct to disks style Protools, aux plugs-ins et à l’ergonomie des systèmes tout-en-un mais j’apprécie vraiment les tables de mixage numériques. Ce qui était pour moi il y a dix ans un choix économique (la 02R à l’époque) est devenu une méthode de travail ; quitte à être en digital autant en avoir les bons côtés : la rapidité de montage, le total recall instantané… J’ai vu tellement de mecs se pignoler sur les trucs à lampes et le son analogique, j’aurais parfois préféré qu’ils se cassent un peu plus le cul sur leurs compositions que sur les compresseurs. La pièce dans laquelle je travaille fait huit mètres carrés, elle n’est pas du tout traitée acoustiquement, je mixe sur des enceintes hifi et des NS10.

Globalement, j’ai l’impression que la batterie est mixée beaucoup plus en avant que sur tes albums précédents. Tu avais envie de donner une couleur plus « rock » à l’album, la rythmique devant ?

Je ne crois pas ; j’ai toujours mis la caisse claire à fond sur tous mes disques, c’est mon côté hip-hop, cette fois même moins que d’habitude. Je ne crois pas que ce disque soit plus ou moins rock, c’est peut être que tu écoutes plus de rock actuellement, on a souvent tendance à faire ces rapprochements en fonction de ce qu’on écoute soi-même. Quand les gens redécouvraient Bacharach ou Gainsbourg, ils trouvaient que ce que je faisais sonnait comme ça, c’était pourtant la même cuisine qu’aujourd’hui.

Tu privilégies aussi beaucoup les fréquences aigues (beaucoup de médium sur la basse, légère saturation sur la batterie). C’est un choix ? Un défaut ? Des problèmes d’audition ?

Je ne sais pas, peut être un peu tout ça. Ca ne sert à rien de bourrer les graves et j’ai effectivement tendance à virer un maximum de fréquences inutiles dans ce registre sur certains instruments pour dégager les aigus. Ca me fait toujours rigoler de voir les mecs du rap ou de la techno lutter à mort pour graver leurs disques à des niveaux de cheval, ils chargent dans des fréquences qui prennent une place monstrueuse. Le mixage en numérique implique une approche très différente du mixage analogique car les égaliseurs numériques fonctionnent parfaitement lorsqu’il s’agit de retrancher des fréquences, mais ils peuvent être assez moches si on les pousse dans l’autre sens. Bon, sans ça, c’est marrant que tu trouves la basse très medium car j’ai tendance à ne garder que les graves et les aigus dessus, j’ai peut être baissé un peu la garde cette fois-ci…

Tu as mis l’album en exclusivité sur la plate-forme iTunes, et j’ai l’impression que c’est un album qui est destiné à une consommation « numérique ». A cause de la compression ? Quelle est la stratégie commerciale de Tricatel, par rapport aux supports de diffusion (numérique, CD, vinyles) ?

Je n’ai pas fait un disque pour les enceintes d’ordinateurs et les baladeurs. Je suis simplement crevé de devoir me battre pour mettre les disques dans des magasins qui n’en veulent pas, qui s’obstinent à me vendre au mauvais rayon et tout ça ne date pas d’Internet. Après avoir liquidé les disquaires, ils ont liquidé le disque, bon ben salut ! Ca ne m’amuse pas en tant que tel de vendre mon disque uniquement sur les plate-formes numériques et en VPC sur notre site, mais je n’avais aucune alternative, et finalement ce n’est pas désagréable du tout, en tout cas ça me déprime beaucoup moins que les sorties précédentes : je n’ai jamais été aussi proche de ce que devait être pour moi un label quand j’ai commencé Tricatel. Il y a toujours des maniaques qui ne veulent que du CD, que du vinyle, que du MP3, de la cartouche huit pistes ou que sais-je. Moi j’essaie de faire de la musique ; évidemment je préfère les supports physiques mais je suis parfois agacé par le fétichisme excessif de certains, on se demande si ils s’intéressent vraiment à la musique elle-même. Qui peut le plus peut le moins, on essaye de se concentrer sur la vente directe pour ne pas faire de peine aux magasins qui trouvent qu’il y a trop de disques qui sortent… Quelqu’un qui veut acheter un de nos disques aujourd’hui peut le faire en téléchargement sur iTunes et autres, ou en physique via notre site, avec Paypal c’est très facile. Les disquaires qui veulent passer des commandes peuvent aussi le faire sur notre site. Et si pour le vinyle nous nous concentrons pour l’instant sur les 45 tours, c’est pour des raisons de logistique car nous n’avons plus de bureaux et nous ne savons pas actuellement où stocker les 30 cm.
L’album me semble plus pop et moins conceptuel que le précédent. Plus immédiat et moins alambiqué (même si j’aimais beaucoup la complexité de Portrait-robot). Il ressemble plus à une collection de singles potentiels. Tu avais envie de faire un disque plus accessible, plus frontal ? Est-ce que ce côté éclectique, varié, est en rapport avec ta manière de composer et tes méthodes de travail ?

Après Portrait-robot, j’étais totalement déprimé et sans forces car j’avais l’impression que quoi que je fasse les choses se passeraient de façon désagréable. Et puis je me suis remis à faire de la musique en gardant exactement les mêmes instruments, la même façon de travailler parce que je ne peux pas me permettre d’en changer comme ça pour les instruments et le cadre de travail et, pour ce qui concerne les musiciens, que je ne souhaite pas en changer. Bref, j’ai gardé les mêmes ingrédients et j’ai fait les choses sans réfléchir. Chaque album est un peu la suite du précédent, je dois probablement essayer d’exprimer les mêmes choses sous un angle différent, ce qui change c’est que ce n’est pas au même moment. Du coup je n’appréhende et je n’exprime pas les choses pareil. Il y a sept ou huit ans j’avais l’impression que ce que j’avais essayé de faire sans succès vers 95 marchait quand d’autres gens le faisaient et donc que je n’aurais plus rien à dire. Ce n’est pas du tout ce que je ressens maintenant et le côté régressif de la musique actuelle (a l’exception de certaines productions R&B) m’a ôté toute angoisse de sonner vieux jeu.

Nous étions heureux a un petit côté Jacno régressif (qui illustre assez malicieusement l’enfance, dont parle la chanson). C’est très à la mode aussi (Tekilatex, Yelle, etc.). Que penses-tu de ce revival des 80’s electro-pop-nesquik ?

Dans chacun de mes morceaux, il y a plein de réminiscences plus ou moins conscientes mais ça ne procède jamais d’une volonté de retour à tel ou tel style. J’ai toujours beaucoup aimé la technopop, notamment des groupes italiens comme Krisma ou Righeira mais ça ne me viendrait pas à l’esprit de refaire ça à l’identique. J’ai vu le clip de Tekilatex à la télé, franchement c’est bien, il y a une mélodie, c’est du 80’s idéalisé. Pour ce qui est du revival electropop, ça fait dix ans qu’on annonce ça ; le problème, c’est qu’en général les gens ne pompent que ce qu’il y avait de laid. Pour que ce soit intéressant il faudrait des gens qui imaginent les années 80 comme elles n’ont pas été, pas des modeux qui se contentent de se laisser pousser les cheveux dans le cou et de jouer sur des guitares sans tête.

Les chansons parlées-chantées (Mal de bright, Grande remise) évoquent immanquablement Gainsbourg. Il a été quelqu’un d’important dans ton parcours d’auteur-compositeur ?

Oui parce que c’est grâce à lui et Polnareff, au milieu des années 80, que je suis revenu sur mes préjugés sur la chanson. Il a été la porte d’entrée qui m’a fait découvrir ensuite Vassiliu, Nougaro, Annegarn, Caussimon, Ferré. Il y a treize ans avec April March, puis avec Mick Harvey, il me semblait important d’aider à faire connaître Gainsbourg hors de France, même s’il a fallu attendre cette année et Tarantino pour que ces efforts commencent à être récompensés. A la même époque une amie très chère, Marie-Dominique Lelièvre, a écrit un livre extrêmement singulier sur lui, Gainsbourg sans filtre. C’est grâce à ses recherches que j’avais retrouvé David Whitaker, un de ses meilleurs arrangeurs ; je l’avais alors branché sur Saint Etienne et d’autres, et David a repris la baguette, c’était une grande joie.

Mal de bright parle de maladies diverses. J’ai quelque chose à dire évoque les troubles de la mémoire. Quel est ton rapport à la maladie ? Ton diabète est notoire, est-ce que tu penses que ça fait partie de ton image publique (comme le suggère la chanson) ? Comment gères-tu cela ?

Si il y a un rapport avec moi, ça ne peut être que la perception qu’aurait de moi Matthias Debureaux, qui est l’auteur des textes. Mais je ne crois pas qu’il ait écrit ça en pensant à mon cas personnel. Je suis honteux de parler parfois de mon diabète, ce n’est pas la pire des maladies comparée à d’autres mais c’est difficile de trouver le bon équilibre : quand on est diabétique, on hésite toujours entre faire comme si on n’avait pas de diabète ou alors être complètement obsédé par le truc. Je suis parfois obligé d’en parler car l’excès de sucre ou d’insuline provoque des moments de fatigue ou d’agressivité difficiles à expliquer. Sans ça, le diabète est une bonne synthèse de tous les problèmes de santé publique actuels : la recherche, l’assurance maladie, les associations de malades, les médecins sont complètement hypnotisés par l’industrie pharmaceutique, ils n’ont toujours pas réalisé que les intérêts des laboratoires et l’intérêt général ne coïncidaient pas toujours, exactement comme à l’époque des hémophiles et du CNTS.

Quels enseignements tires-tu de ta collaboration à l’album de Christophe Willem ?

Ca m’a libéré de la peur de porter la poisse aux projets auxquels je suis associé. En même temps, je me suis bien rendu compte que je n’ai vraiment pas la main pour faire des trucs qui marchent car ce qui a fait le succès de l’album c’est la personnalité et le talent de son interprète et les chansons de Zazie et de son équipe. Je suis profondément reconnaissant à Christophe de m’avoir tendu la main, ce sont rarement les gens auxquels on s’attendrait qui nous aident le plus.

Sur ton nouvel album, tu fais chanter Robert Wyatt, dans un registre qui ne lui est pas habituel. This summer night, disco 70’s et cordes Curtis Mayfield, est une chanson à la nostalgie touchante (Robert Wyatt – lire notre entretien-fleuve dans Chronic’art #39 -, dansant dans une boite de nuit italo-disco, le sourire aux lèvres). Tes sentiments sur Wyatt ?

Robert et sa femme m’avaient déjà aidé sur quatre titres de mon album précédent. Alfie avait écrit des textes et Robert les chantait ensuite sur un magnétocassette pour me montrer comment les paroles devaient être placées sur ma mélodie. Cette fois-ci, je n’avais pas envoyé de voix témoin, juste un instrumental avec toujours le même genre d’indication, style faire quelque chose de solaire, méditerranéen, gai d’apparence et assez triste en même temps. Alfie a écrit les paroles avec en tête des souvenirs de jeunesse de vacances en Espagne, de rencontres d’une nuit qui se passent bien. Avant que j’aie envoyé un essai de mélodie, Robert en avait fait une. C’était très beau et j’avais honte de chanter ça après lui, je lui ai demandé si il pouvait le faire ; je les ai rejoints à Londres quand il finissait Comicopera. Une fois sa voix enregistrée, il m’a poussé à chanter dessus, ça m’a fait extrêmement plaisir car je n’ose pas trop chanter, j’ai l’impression que je n’ai pas le droit de faire ça. Mes sentiments sur Wyatt ? Je n’aime pas le terme, en général dans le showbiz il désigne de vrais connards, mais lui et Alfie sont d’une générosité rare ; leur sensibilité ne s’arrête pas à la musique, ils sont extrêmement attentifs à ce que ressentent les gens autour d’eux, pas du tout génie créateur dans sa tour d’ivoire. Il y a chez eux un mélange de détermination et de souplesse. Ils ne sont pas gentils parce qu’ils sont communistes mais ils sont sûrement communistes parce qu’ils sont gentils.

Enfin, ta réaction sur la mort de Jean François Bizot (8 septembre 2007 – lire notre entretien-fleuve réalisé avec JFB en avril 2006) ? Tu l’as fréquenté ?

Oui, je l’ai un peu connu, il a toujours été extra avec moi, un peu papa taquin, assez provo, asticoteur, prêchant le faux pour savoir le vrai, malin et très sympathique. Hervé, des Dragons était devenu très proche avec lui. J’ai trouvé d’une grande justesse le portrait qu’en a fait Gérard Lefort dans Libé. Pour moi, il incarnait, tout comme Jean Rouzaud, l’exact opposé de ce qu’est devenu le terme branché : quelqu’un de curieux, sans a priori, qui aime découvrir des choses et les faire partager, « branché » à la sauce Timothy Leary, tout le contraire donc du branchaga, qui est un conformiste, un suiveur en attente d’autorisation pour apprécier mollement des trucs sans intérêt, prévendus par les bureaux de presse. Il y a une autre chose qui m’a toujours été sympathique chez lui, c’est qu’il a foutu la thune de sa famille dans ses projets, c’est une façon pas si fréquente de s’extirper de son milieu de façon concrète. Ce qui me frappe aussi, c’est que la société actuelle a réalisé à peu près toutes les choses pour lesquelles Bizot s’est démené : hédonisme, tribus, melting-pot, voyages, nomadisme, p’tit pétard à la place du pastaga… les utopies, quand elles se matérialisent, ne se passent jamais comme on les imaginait…

Propos recueillis par

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