Un anniversaire, une expo à Beaubourg, des livres en pagaille, une nouvelle biographie en cours et un musée en chantier : 2007, on l’aura compris, est l’année Hergé. Petit itinéraire dilettante au milieu d’une jungle éditoriale luxuriante.
En marge des célébrations du centième anniversaire de la naissance d’Hergé, de l’exposition de ses planches originales au Centre Pompidou (jusqu’au 19 février 2007) et de l’intense activité des éditions Moulinsart, temple officiel de la littérature hergéenne et tintinophilique (mentionnons entre autres, pour les dernières semaines, le catalogue de l’exposition, gros cube malcommode mais riche, et la réédition « à l’italienne » des strips en noir et blanc du Secret de la Licorne, tels qu’ils ont paru dans Le Soir et copieusement annotés), les librairies n’en finissent plus de se remplir de livres autour, sur, à propos ou à partir de Tintin ou de son créateur. En attendant la biographie (la troisième, après celles de Pierre Assouline et de Benoît Peeters !) promise par Philippe Godin, le maître d’oeuvre du monumental et luxueux « musée de papier » en 5 volumes (provisoires) consacré à l’ensemble de la création graphique d’Hergé (Chronologie d’une œuvre), les amateurs pourront d’abord se doter de la Petite bibliothèque du tintinophile, habile regroupement sous coffret et en poche de trois remarquables ouvrages : la biographie de Peeters, Hergé, fils de Tintin ; le Hergé écrivain de Jan Baetens ; et l’excellent Les Métamorphoses de Tintin de Jean-Marie Apostolidès, l’un des premiers grands essais philosophico-littéraires consacrés aux aventures de Tintin.
Phénom(herg)énologie de la vie quotidienne (à Moulinsart)
Toujours au rayon des rééditions, ceux qui n’ont jamais lu l’excellent Hergé d’Alain Bonfand et Jean-Luc Marion, initialement paru au milieu des années 1990 dans la collection « Coup Double » des éditions Hachette, pourront le découvrir sous un nouvel habillage : le Professeur (aux Beaux-Arts) et le philosophe (en Sorbonne) y proposent une promenade intellectuelle passionnante dans l’univers hergéen, appréhendé, notamment, à travers le langage de la phénoménologie. Si On y trouve quelques rapprochements et interprétations saisissants, comme cette lecture par Marion de Vol 714 pour Sydney, regardé comme une méditation sur la fin des temps imprégnée de la théologie johannique et des Confessions de Saint Augustin, entre autres. En guise d’appendice, on trouvera aussi quelques lettres d’Hergé, inédites à l’époque de la première publication du livre. Pour en finir avec les reprises, mentionnons également la très amusante Vie quotidienne à Moulinsart de Thomas Sertillanges, également publiée dans les années 1990 sous la fameuse couverture « La Vie quotidienne » d’Hachette et aujourd’hui rééditée : collectionneur tintinophile et conférencier (c’est à lui qu’on doit l’organisation, en 1999, d’un débat sur le thème « Tintin est-il de gauche ou de droite ? » à l’Assemblée Nationale), Sertillanges brode tout un tissu d’explications, de rapprochements, d’hypothèses et de propositions (historiques, généalogiques, géographiques, mobilières, artistiques et autres) autour des grands personnages et lieux de la mythologie hergéenne, sur le thème « tout est vrai, absolument, irrévocablement vrai ». Où l’on s’interrogera notamment sur l’histoire de la famille Haddock, sur la manière qu’a Tintin d’arranger son intérieur, rue du Labrador, sur la distance qui, à Bruxelles, sépare celle-ci de l’appartement du capitaine (que l’on découvre dans Le Secret de la Licorne), sur le chemin à prendre pour aller de Bruxelles à Moulinsart et sur le meilleur moyen de locomotion à emprunter (en se rappelant qu’à Moulinsart, il y a une gare), et sur les secrets architecturaux du château. Malicieux et bon enfant, un livre tous publics qui, non sans réussite, recrée un authentique univers parallèle à partir de la guirlande d’éléments épars semés par Hergé dans ses albums.
Blanchot, Barthes, Hergé
Beaucoup plus sérieux, l’anglais Tom McCarthy suggère de passer par Tintin pour découvrir « le secret de la littérature » (Tintin et le secret de la littérature) dans un essai qui applique aux albums les méthodes et les concepts de la critique littéraire, les compare aux plus grandes œuvres romanesques du siècle et des précédents (« les situations qui se font jour, pourtant denses et complexes, sont maîtrisées avec une subtilité digne de Jane Austen ou d’Henry James » ; tout un registre symbolique parcourt en filigrane les livres de Tintin, un registre qui, à la fois constant et en pleine expansion, est digne d’un Faulkner ou d’une Brontë) et convoque Sartre, Bataille, Blanchot et Barthes pour parler du statut de la littérature, de l’essence de la littérature, des « enjeux » du texte et de l’herméneutique du récit. On peut parfois trouver cela un tantinet extravagant, voire fumeux ; restent des analyses politiques, symboliques ou psychanalytiques qui, dans l’ensemble et dernière le vernis euphorique des références, sont passionnantes (mention spéciale au chapitre intitulé « Le clitoris de la Castafiore »).
Hergé, collectionneur d’art
Journaliste (Le Figaro), Olivier Delcroix propose pour sa part dans Générations Hergé une promenade à mi-chemin entre le récit autobiographique façon « les aventures de Tintin et moi » (mon premier album, mes relations avec mon père à travers Tintin, l’influence de Tintin sur ma vocation journalistique, etc.) et l’enquête sur les lieux de vie hergéens (l’immeuble des éditions du Lombard, les studios Hergé sur l’avenue Louise, la maison du maître dans la campagne belge), les proches de l’univers hergéen (l’artiste Tchang, Nick Rodwell) et la mythologie que génère celui-ci (Moulinsart, la Castafiore mise en scène par Numa Sadoul à l’Opéra de Bordeaux). Avec une certaine liberté de forme, comme des notes sur un carnet de voyage, Delcroix parle moins d’Hergé que de son rapport à lui (qui est aussi le nôre, ou celui de tout inconditionnel), sans révélation ni enquête de fond à proprement parler (sinon introspective), mais plutôt sur le mode du « pèlerinage » et de la confession. Pierre Sterckx et André Soupart, enfin, lèvent le voile sur l’un des aspects les plus passionnants de la vie d’Hergé : son rapport à l’art contemporain, ce qu’il en a tiré, l’influence qu’ont eu sur lui certains artistes, le regard qu’il portait sur eux (Hergé, collectionneur d’art). Autour d’un splendide cahier de photographies de Soupart (Hergé devant quelques-unes des œuvres qu’il possédait : Appel, Mortier, Carrade, Camaccio, Poliakoff, D’Arcangelo…), l’écrivain multicartes Pierre Sterckx, ancien ami du dessinateur, évoque le Bruxelles artistique des années 1960 et 1970, raconte les préférences d’Hergé et les cercles et galeries qu’il fréquentait et tisse des liens entre l’art (contemporain, mais pas seulement) et l’ombre qu’il a pu projeter dans certains albums. Il livre au passage quelques anecdotes surprenantes, racontant par exemple que c’est grâce à un prêt de Hergé (30 000 francs belges à l’époque) qu’il a pu organiser le premier concert donné en Belgique par le trio de Keith Jarrett, en 1968, ou rappelant le demi-flop de la rencontre entre Warhol et Hergé, à Bruxelles, avec un Warhol affirmant, entre deux clichés, que Tintin l’a beaucoup influencé, et un Hergé timide et mal à l’aise avec l’anglais… Un livre magnifique et passionnant qui, pour le coup, mérite autant sa place sur les rayonnages ployants des bibliothèques hergéennes que sur ceux, classieux, des bibliothèques d’art.
Alain Bonfand & Jean-Luc Marion : Hergé (Hachette)
Pierre Sterckx & André Soupart : Hergé, collectionneur d’art (La Renaissance du Livre)
Thomas Sertillanges : La Vie quotidienne à Moulinsart (Hachette)
Olivier Delcroix : Générations Hergé (Editions des Equateurs)
Tom McCarthy : Tintin et le secret de la littérature (Hachette)
Jean-Marie Apostolidès, Benoît Peeters et Jan : La Petite bibliothèque du Tintinophile (Flammarion)