A l’occasion de la sortie de Greedy baby, oeuvre hybride à six mains de longue haleine, explications avec le duo mythique de l’IDM britannique Plaid et le vidéaste Bob Jaroc.
Ed Hanley : Greedy baby, c’est un commentaire sur la société de consommation, sur le fait que les gens ne sont jamais satisfaits… On crie, on veut être nourris, beaucoup, tout de suite. On veut que tous nos désirs soient réalisés, sans pour autant assumer les responsabilités que ça comprend.
Andy Turner : Et aussi un commentaire sur le fait que le projet nous a pris autant de temps, autant d’énergie pour être achevé.
Bob Jaroc : Oui, ça a été tellement harassant, physiquement en mentalement (rires). Le fait que ça ait tant demandé à Warp aussi… Pour eux, nous sommes les « greedy babies ».
Chronic’art : Vous avez demandé beaucoup d’argent ?
Andy : Non, aucun argent. On l’a financé nous-mêmes…
Bob : On veut tout donner à un bébé, parce qu’il a des jolis yeux, des mignonnes petites joues. Et donc appeler un bébé « avide », c’est un peu bizarre. C’est l’un des nombreux titres bizarres qu’on a trouvé. Un titre d’Andy ne l’a pas fait, Your happiness is my cancer…
Andy : Oh oui, quel titre horrible ! Mais c’est une idée de Bob, en fait. On est deux à fumer dans l’histoire.
Bob : Mais ce n’est pas sur la cigarette, non.
Andy : Non, mais c’est un titre horrible.
Bob : Je vais le garder pour mon album de merengue, en solo…
Il y a pourtant plusieurs vidéos à message dans le DVD…
Ed : C’est un peu inévitable, je pense. A moins de ne faire que des vidéos abstraites.
Bob : C’est important de trouver un équilibre, entre les vidéos plus abstraites et les vidéos plus ancrées dans le réel, dans la narration, les messages. On a tous notre mère en modèle, qui nous force à manger nos légumes. C’est difficile de ne pas partager ses opinions.
Mais est-ce que vous vous êtres concertés, entre la musique et les vidéos, sur le contenu des messages ?
Ed : C’était nécessaire. Il fallait des points de départ un peu conceptuels, pour ne pas exploiter que du hasardeux, de l’aléatoire. Avec la musique instrumentale, c’est un peu difficile. Tel ou tel accord n’est pas spécifiquement marxiste (rire). On a toujours eu ce problème, parce que notre musique a toujours été perçue comme étant très abstraite, neutre. C’est une bonne chose que Bob ait un peu politisé nos mélodies. Pas ouvertement, parce qu’il n’y pas de message ouvertement politique dans ces vidéos, ou dans les morceaux.
Super Barrio raconte tout de même un tournoi de combat entre un catcheur du peuple, au Mexique, et divers monstres du méchant Capitalisme.
Bob : C’est, comme dit Ed, très difficile pour des artistes de musique instrumentale de faire passer leurs inclinations politiques ou morales, juste avec des notes. Evidemment, c’est moi qui ait poussé Super Barrio dans ce sens, mais on en a beaucoup discuté, et on partage plus que la musique et les images. Le message est plutôt collectif. C’est comme le clip de Crumax Rinx, les images de CNN, l’attaque en Irak montrée et montée comme un match de sport, c’est un peu évident, mais ça correspond à une grande partie de notre vie récente, et ça nous a tous touchés d’une manière ou d’une autre. Je ne sais pas bien quel est le message dans cette vidéo, mais je sais que j’ai ressenti le besoin de la faire. Une action minimum. L’important, c’est de trouver un équilibre avec le reste.
Combien de temps, en tout, a pris l’élaboration de l’album et des vidéos ?
Ed : Ca faisait vraiment longtemps que ce projet nous tenait à coeur. Il a fallu du temps à Warp pour l’accepter, parce que c’est vraiment un projet bizarre pour un label de musique. Un DVD, et puis un disque en son Surround 5.1… Commercialement, les DVD ne sont pas encore rentables. Financièrement, ce projet est sûrement une énorme connerie. Mais on y tenait, et la technologie nous permettait enfin de terminer ce truc à moindre coût. Je pense d’ailleurs que de plus en plus d’artistes, musiciens et vidéastes, vont travailler sur ce format hybride. Pleix font ça en France, un musicien et six artistes vidéos… On n’a pas pu y consacrer l’intégralité de notre temps, aussi, on a fait Spokes en parallèle, et puis beaucoup de concerts…
Andy : De par sa nature, la vidéo prend plus de ton temps que la musique. Elle te demande toute ton attention, elle t’absorbe. Il faut être intelligent, précis, concis.
Ed : On a travaillé avec des chanteuses, sur les disques d’avant, et elles donnaient vraiment une direction à notre musique, elles changeaient sa nature, sa raison d’être quasiment. Elles les ont transformées en chanson. Travailler avec un vidéaste, c’est pareil, ça modifie le propos de notre musique, ses formats, la manière dont on la perçoit. Bob interprète notre musique, on interprète ses images, et l’échange est vraiment aliénant, pour nous comme pour lui.
Le fait que la musique ait été élaborée pour accompagner des images, ça l’a vraiment modifiée en profondeur ?
Ed : Oui, complètement. On est parti de zéro, tous les trois ensemble, dans la même pièce. Un concept par morceau. Une idée d’image, une idée de son, une idée de mélodie, et au fur et à mesure, une idée en remplaçait une autre, il fallait repartir d’un accident… Le cirque pop, les clips, c’est vraiment ennuyeux. Tu fais un morceau, tu le donnes tel quel à quelqu’un, c’est très limité. On tenait à travailler sur les sons et les images de manière simultanée.
Andy : On a toujours voulu travailler sur des bandes-son, aussi, élaborer de la musique à partir d’une vidéo terminée.
Bob : La vidéo de Crumax Rins était élaborée avant que je la soumette à Ed et Andy pour les concerts. C’est le genre de choses que je faisais avant, quand j’étais plus connu en tant qu’artiste vidéaste et que je faisais des installations. Mais le fait de la passer en concert m’a vraiment permis de toucher un autre public, de communiquer autrement.
Andy : Dans le contexte de la dance music, le public est très réticent à l’idée qu’on lui propose des objets artistiques politisés ; pour eux c’est comme une intrusion dans l’extatique. Je peux comprendre ça. Mais ce qu’on propose est plus ambigu, plus doux.
Ed : Cette vidéo avec des images de CNN est un bon exemple, on ne fait aucun commentaire, on utilise juste quelque chose de très marquant en rapport avec notre époque. On montre l’invasion, point barre. On est tous responsables, notre gouvernement a voté cette chose.
Bob : Les gouvernements ont toujours utilisé les guerres pour rester au pouvoir, on sait que ça marche bien pour unir un pays. Mais là, le retour de bâton va être sévère. Personne ne voulait cette guerre, même pas le gouvernement.
Vous avez déjà diffusé cette vidéo aux Etats-Unis ?
Bob : Oui, on a tourné aux Etats-Unis, et les réactions ont été diverses, même si certains n’ont pas forcément lu la chose à l’endroit. J’exagère… Personne ne nous a jamais félicité, et personne, aussi, ne nous a jamais reproché quoi que ce soit.
Ed : La moitié des gens votent pour Bush, certains ont forcément dû venir à l’un de nos concerts.
Comment vous vous êtes rencontrés ? On sent un vrai terrain d’entente, esthétique, politique, entre vos univers respectif…
Andy : On a rencontré Bob à Barcelone, à Sonar. Il travaillait avec quelqu’un d’autre, et on s’est d’abord bien entendu, tout de suite.
Ed : C’était avec Leila, on a vu le concert. Je me rappelle précisément d’une vidéo avec des cristaux, qui était très belle. On lui a demandé de bosser avec nous, il connaissait notre musique.
Bob : J’étais un grand fan de Black Dog, un grand fan d’IDM.
Andy : Tout le monde à l’époque était dans le CG, les computer graphics, les trucs abstraits générés par ordinateur, et ça ne nous intéressait pas vraiment. Ça peut être chouette, mais ça ne va pas avec la musique de Plaid. Ce que faisait Bob était plus organique, vraiment basé sur l’utilisation des focales, les effets d’optique naturels.
Bob : Je ne suis pas assez intelligent pour faire du CG, donc… Ils m’ont fait passer un test de QI, je l’ai raté, ils m’ont engagé.
Andy : On aime vraiment la chaleur qui se dégage des images de Bob. On ne voit pas ça souvent dans le VJing.
Ed : Notre musique n’est pas digitale dans son rendu, elle est plutôt émotionnelle, c’est ce qu’on recherche quand on compose, et Bob sait bien rendre ça en image, plutôt que de souligner le nombre de drum edits (programmations rythmiques, ndlr), comme c’est souvent le cas en musique électronique.
Andy : On a toujours utilisé beaucoup de sons d’origine acoustique, aussi, beaucoup de sons aux origines floues. On aime cette ambiguïté.
Vous avez utilisé beaucoup d’instruments à percussion, semble-t-il, sur certains morceaux.
Ed : Ou des jouets en fer-blanc, sur Super Barrio…
Vous en êtes arrivés à un point de votre carrière où votre musique semble complètement étrangère à toute influence, à tout regard porté sur l’extérieur. Comme si elle était devenue autosuffisante, ne faisant référence qu’à elle-même…
Ed : On est influencé par ce qu’on entend, et on entend notre musique plus que n’importe quelle autre, c’est sûr… Ca se mord sûrement un peu la queue ! Mais on a trouvé notre région. Au départ, on s’éparpillait sûrement : un peu de hip-hop, un peu d’electro pop. Et maintenant, on se fout des genres, on s’enferme sûrement dans nos obsessions.
Andy : La plupart des morceaux de Greedy baby ont pris presque quatre ans à voir le jour. On a encore évolué depuis ça. Mais je pense qu’on a réussi à extraire l’essence de notre musique avec le temps. On est forcé d’évoluer, avec l’exposition permanente de nos oreilles à d’autres musiques. Je n’aime pas la guitare, mais on en entend tellement… en ce moment, je suis sûr que mes goûts mutent petit à petit.
Ed : La musique actuelle est tellement orientée commercialement, tout le monde écrit avec un potentiel de ventes en tête, et tellement de groupes électroniques ont un peu de succès en rajoutant une batterie, ça fait tourner les têtes. Et c’est pour ça qu’on est pauvres (rires).
Vous semblez de plus en plus indépendants des micro mouvements qui secouent la musique électronique, tel ou tel microgenre, telle ou telle mode…
Ed : C’est tellement facile d’être flemmard, surtout maintenant que tous ces softwares existent, tous les presets déchirent, c’est dur de ne pas être séduit. Beaucoup de musique qui sort sonne comme ça. On essaye de pousser les choses et de garder la tête froide, de façonner chacun de nos sons, de les refaçonner : il y a beaucoup de détails complètement customisés, qu’on a élaboré nous-mêmes.
Travailler en son Surround vous a beaucoup plu, apparemment…
Ed : Oui, beaucoup, c’était vraiment adapté à certaines de nos idées. C’était comme passer du mono à la stéréo.
Andy : C’est très logique quand tu évolues dans la musique électronique, où tu façonnes chacun de tes sons, de pouvoir vraiment les déployer dans l’espace. C’est même une tradition, depuis qu’elle existe. C’est très excitant que les gens aient accès au Surround à la maison, même si ça prend du temps. La technologie va dans ce sens, les enceintes deviennent de plus en plus petites, de plus en plus discrètes, et on a toujours entendu notre musique dans ce genre de configuration spatiale. Donc il n’y a rien d’aliénant dans le fait de faire muter notre musique. La musique frontale ne nous a jamais satisfaits.
Ed : Pour la musique, c’est un nouveau défi. Le son devant et derrière, c’est à peine utilisé dans les bandes-son, et de manière très prévisible, très ennuyeuse. Il y a autre chose à faire que juste utiliser une reverb sur des cordes pour te donner l’impression qu’elles t’entourent. La pop pourrait vraiment s’enrichir en se dispersant un peu dans l’espace. Peu de musiciens électroniques ont essayé, et les compositions ne suivaient pas forcément l’idée. C’est un grand territoire à explorer.
Andy : C’est incroyable que la musique ait toujours été proposée de manière frontale, même si tu remontes cinq siècles en arrière. Sauf quand tu étais entouré de ménestrels, peut-être (rires). Une des premières compositions qui proposait une alternative est de Stockhausen. Les musiciens de l’orchestre jouaient dans un bois, éparpillés, et dès qu’un membre du public s’approchait de trop près, ils devaient partir en courant.
Vous avez déjà eu l’opportunité de jouer ces chansons dans un vrai système de multi diffusion ?
Andy : Oui, à l’IMAX de Londres, et au South Bank Elisabeth Hall, qui est un nouveau lieu. L’IMAX est parfait, parce que tout est déjà installé pour le 5.1. Mais c’est assez cher à organiser, et Londres est l’un des seuls endroits où on est sûr que la salle sera remplie. Mais ce serait chouette d’essayer ça à l’IRCAM à Paris, par exemple.
Vous pensez que la version stéréo, sur le CD bonus, fonctionne sans le 5.1 ?
Ed : C’est un compromis, disons. Warp l’exigeait, en quelque sorte.
Bob : C’est un bonus, rien de plus.
Un morceau comme War dialer, qui ouvre l’album, n’a pas vraiment de sens qu’en stereo…
Bob : Oui, c’est presque un schéma introductif de tout le DVD, ou des concerts, du rapport entre son et image. Un truc un peu pédagogique.
Andy : On a fait beaucoup de choses en stereo, et le propos de Greedy baby est de s’en éloigner. Donc…
Vous disiez que la musique sur laquelle vous travaillez actuellement est très différente de celle de Spokes et Greedy baby. C’est-à-dire ?
Ed : On travaille sur la bande-son d’un film, en fait. Un film d’animation japonais, narratif. Tekkon Kinkreet, du Studio 4°, qui ont bossé sur les Animatrix, sur des clips de Ken Ishii. Le réalisateur s’appelle Michael Arias. On est donc forcé de travailler sur quelque chose de beaucoup plus minimal, c’est assez passionnant.
Propos recueillis par
Lire notre chronique de Greedy baby.
Plus d’infos sur le site de Plaid et sur le site du film Tekkon Kinkreet