Rencontre avec Win Butler et Régine Chassagne pour la sortie de l’album d’Arcade Fire, Funeral. Le jeune couple alterne français et anglais, pour évoquer le sel de leur magnifique premier album : les relations, la famille, l’entourage, comment ils influent nos vies, comment on réagit devant eux. Un duo psychologique.
Chronic’art : La première chanson de l’album a un côté Adam et Eve. Vous connaissez ? Je sais que vous êtes mariés, vous composez les chansons ensemble ?
Régine Chassagne : Non. C’est différent à chaque fois. On trouve soit le texte, soit la musique en premier.
Win Butler : J’ai écrit les paroles de cette chanson, Neighborhood #1, il y a cinq ans environ. On a trouvé une mélodie et des arrangements par la suite. On voulait l’enregistrer il y a longtemps, mais il a nous a fallu la jouer en concert plusieurs fois avant de trouver les arrangements adéquats et de l’enregistrer. En général, la musique et les lyrics viennent en même temps.
Le mot Neighborhood revient plusieurs fois, on a l’impression que vous faites des chansons sur une communauté, que ça parle d’un collectif ?
Régine : Oui, ça parle beaucoup des gens qui nous entourent, des relations dans lesquelles on grandi et qu’on n’a pas choisi. Quand tu es tout petit, ton meilleur ami est souvent le voisin d’en face et pas quelqu’un que tu vas rencontrer sur Internet en disant : « je cherche quelqu’un qui aime tel genre de musique, qui s’habille comme ça, etc. ».
Win : L’album parle beaucoup des relations, des parents, en effet. Ce n’est pas complètement biographique, il ne s’agit pas précisément de nos parents, mais c’est inspiré de notre vie quotidienne, définitivement.
L’idée, c’était de montrer la contrainte de l’entourage sur les individus ?
Régine : En un sens oui, c’est une facette de l’enfance parmi toutes celles qui existent…
Win : C’est assez noir en tout cas. La famille est très protective et on voulait montrer le côté négatif de ce caractère protecteur, entourant. La deuxième chanson évoque une situation difficile dans une famille, et comment les voisins viennent voir aux fenêtres ce qui se passe et comment toute cette atmosphère est très perturbante pour l’individu. On a aussi essayé de retranscrire le sentiment oppressant de la foule.
Régine : Ca parle de notre vie en général, pas forcément d’événements récents. A Montréal, on habite dans un loft, ensemble, on n’est pas tellement entouré…
La chanson Crown of love ressemble un peu à une prière. Vous êtes croyant vous-mêmes ? Il y a une dimension spirituelle dans votre musique ?
Win : Pour moi, cette chanson parle du sentiment de culpabilité qui accompagne le sentiment amoureux quand on a 15-16 ans. Ce sentiment intense peut évoquer une prière, sans doute à cause des « please forgive me », mais je ne l’ai jamais entendu comme ça. Je ne suis pas religieux au sens traditionnel. Les chansons sont autobiographiques avant tout.
Et qu’est-ce que vous pensez du « christian-rock », par exemple ?
Win : Je ne crois pas qu’un tel courant existe réellement aujourd’hui, en tout cas, pas depuis les 60’s. Il n’y a pas vraiment de bons groupes évangéliques depuis cette période. Je crois qu’il y a un art religieux, en peinture, en littérature, mais la musique échappe à cette définition, à mon avis.
Regine : Coltrane…
Win : Oui, Coltrane est religieux. Cat Stevens aussi. Les albums chrétiens de Bob Dylan sont plutôt mauvais.
Il y a un côté lyrique dans votre musique, qui me rappelle les Polyphonic Spree par exemple…
Win : Je ne connais pas bien leur musique…
C’est aussi un mélange d’harmonies pop et d’énergie rock. Vous vous sentez proches de ça ?
Win : Je crois que nous nous inscrivons dans une tradition de la pop music. Mais plus dans le sens où nous utilisons un médium populaire pour faire une musique qui nous engage, dans un sens culturel en somme. Le terme pop recouvre plusieurs genres de musiques selon moi, plusieurs styles de musiques populaires. Notre musique parle surtout d’aujourd’hui, pas trop du passé. Je crois que nous sommes intéressés par l’énergie rock et même punk-rock. C’est un outil pour conserver une certaine fraîcheur, en un sens, une excitation. Même si ça devient une forme de classicisme : les gens prennent des guitares électriques, font des solos et le rock devient un genre très rigide. L’attitude rock aussi, les moulinets des Who, par exemple, est un genre très codifié. La première fois que les Who ont fait ça, ou que Jimi Hendrix a brûlé sa guitare, ça a du être très impressionnant pour le spectateur. Mais aujourd’hui, quel intérêt ?
Regine : Si aujourd’hui tu vas voir un concert de rock en espérant voir le guitariste faire des moulinets comme les Who, c’est comme si tu allais voir un concert de musique classique en espérant que le chef d’orchestre salue à la fin. Il n’y a plus de surprise…
Il y a des cordes, des accordéons sur le morceau Laïka, qui évoquent les musiques d’Europe de l’Est. C’était prémédité pour donner une intention illustrative aux arrangements ?
Regine : Non, on n’a pas trop réfléchi en ces termes. On commence par la chanson, et c’est elle qui dicte les arrangements, le son. La raison pour laquelle j’ai commencé à jouer de l’accordéon dans le groupe, c’est qu’on n’avait encore personne pour jouer les parties de cordes, de violons, et que l’accordéon me permettait d’imiter les violons. Parce que le son sort de manière assez similaire. En concert, on joue avec les deux instruments ensemble… Sinon, on est souvent surpris par ce qu’on fait, on ne prémédite pas trop, on fonctionne surtout à l’instinct et on analyse ensuite.
Vous avez enregistré l’album live ou en piste par piste ?
Win : La base des chansons est live. On aime bien les albums qui sonnent live et on voulait conserver cette spontanéité. C’est ce qu’on a demandé à notre producteur. Il y a des overdubs, mais le coeur de l’album, c’est des gens ensemble dans une pièce. On a essayé de conserver l’atmosphère de la pièce, les réverbérations naturelles…Les gens enregistrent aujourd’hui en essayant de séparer au maximum les instruments, mais souvent, tu peux avoir une guitare qui sonne très bien et tout le reste qui sonne mal. Nous voulions avoir un son entier, une masse sonore qui colle à chaque chanson.
Ca fait un peu « mur du son » parfois.
Win : Oui, à première vue, ça donne cette impression. Puis on se rend compte qu’il y a des éléments enfouis, des textures, des détails, qui se distinguent à l’écoute.
Il y a beaucoup de groupes de Montréal qui jouent avec cette idée de mur du son, de progression sonore. Comme la scène du label Constellation. Vous les connaissez ?
Win : Godspeed You Black Emperor sont très bons. Mais je les ais découvert live, sans jamais avoir écouté leurs albums. Je ne me sens donc pas vraiment capable d’en parler objectivement.
Sur scène, vous essayez de reproduire cette impression de densité ?
Win : C’est plus cru sur scène.
Haïti est très loin de Montréal. Cette chanson, très solaire, tranche avec le reste de l’album, plutôt enneigé. Comment est venue l’idée de cette chanson ?
Win : Nous voulions faire une chanson qui soit à la surface très enjouée mais dont les paroles se révèlent à l’écoute plus sombres. Des idées très noires, coexistant avec une musique pleine d’espoir. Les parents de Régine ont quitté Haïti dans les années 60, pendant le régime Duvallier. Nous voulions retranscrire ce que nous en ont dit ses parents, mais de manière un peu détournée, parce que c’est un sujet compliqué, un endroit compliqué, politiquement. Nous voulions montrer la complexité de cet endroit.
Régine : Il y a beaucoup de gens dans ma famille qui sont morts à Haïti. Ma mère me racontait disait qu’un jour, enfant, elle était partie au marché, et que quand elle est rentrée chez elle, tout le monde avait été tué, les voisins, la famille, les amis, pleins de gens de son âge aussi. Elle en est partie avec juste un petit sac. Au Québec, à Noël, il y a toujours des réunions de famille avec quinze cousins, des oncles et des tantes, de vraies familles. Ma famille à moi est un peu éparpillée, et beaucoup sont morts. Si ces gens-là avaient vécu, j’aurais plein de cousins, de vraies réunions de familles. Je voulais aussi exprimer l’idée que si tu tues quelqu’un, tu tues aussi sa possible descendance, toute une dynastie, et les relations que ces personnes peuvent avoir. C’est beaucoup plus qu’une seule personne.
La chanson Rebellion enjoint l’auditeur à ne plus dormir. C’est quelque chose que vous avez expérimenté ? Vous ne dormez plus ?
Win : Oui, j’ai eu des périodes d’insomnies. Je voulais exprimer l’idée que si tu ne dors plus pendant assez longtemps, ton corps se met à réagir, à dire « non », tu as l’impression de mourir. Les gens te disent qu’il faut dormir, mais au bout d’un moment, si tu persévères dans l’insomnie, tu passes un cap et perçois les choses différemment. Je voulais parler de la pression de l’entourage sur le quotidien. C’est assez littéral, premier degré, mais ça parle surtout de la rébellion adolescente : elle ne mène nulle part. Les parents exagèrent souvent pour obliger les enfants ou les adolescents à obéir, mais la rébellion est souvent sans cause et sans but réel. S’empêcher de dormir est une forme un peu absurde de rébellion, mais je trouve certaines recommandations d’adultes aussi absurde. « Si tu touches ça, tu vas mourir », par exemple, est très effrayant pour un enfant. Et quand tu touches l’objet interdit, tu ne meurs pas et te rend compte de tous les mensonges des parents. La chanson parle du fait de se rebeller contre tous les mensonges des parents.
C’est politique en un sens ?
Win : Non, c’est personnel, mais ça peut devenir politique. Ca dépend du contexte. Power out et Rebellion, pendant les concerts aux Etats-Unis, prenaient une dimension politique, qu’on n’avait pas forcément voulu faire valoir au départ. Mais je n’ai jamais voulu écrire des chansons politiques à la Bob Dylan. Les 60’s étaient tellement politisées que le songwriting s’en ressentait. Peut-être que notre époque a des similarités avec cette époque…
Propos recueillis par
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