Novembre 1964 / novembre 2004 : quarante ans tout juste après sa création à San Francisco, le Festival Why Note propose en une soirée trois versions de « In C », le chef-d’oeuvre de Terry Riley, pièce fondatrice de la musique répétitive et mère spirituelle de toutes les musiques électroniques d’aujourd’hui. Retour sur la genèse et la descendance d’une partition culte.
San Francisco, novembre 1964. Attirées par le buzz qui monte depuis quelques jours dans le milieu de l’art et de la musique contemporaine, 150 personnes sont venues au Tape Music Center pour assister à un concert consacré aux oeuvres d’un jeune compositeur californien âgé de 29 ans. Son nom : Terry Riley, ancien étudiant de l’Université de Berkeley fraîchement rentré d’un séjour en Europe et premier disciple de LaMonte Young, le grand manitou des musiques nouvelles. Quelques mois plus tôt, il était encore à Paris, expérimentant les infinies possibilités des bandes magnétiques en compagnie de David Allen, un proche de Robert Wyatt, et accompagnant le trompettiste de jazz Chet Baker avec un montage de boucles et de bandes registrées (Music for the gift). Influencé par le rock, le jazz et les traditions africaines et indiennes, il met progressivement en place une méthode de composition très personnelle, basée sur la répétition de brèves séquences mélodiques ; c’est ce procédé qu’il systématise au cours de l’année 1964, mettant finalement au point une œuvre dont il ignorait qu’elle allait révolutionner la musique contemporaine et donner naissance à l’un de ses courants les plus passionnants, le minimalisme répétitif. Véritable attentat contre l’impérialisme de l’atonalité alors en vigueur dans les universités et parmi la plupart des compositeurs en vue, In C (« En do majeur ») joue la carte de la simplicité absolue et propose aux interprètes une totale liberté d’exécution à l’intérieur du petit corps de règles qui constitue l’essentiel de la partition. En lieu et place des exercices cérébraux auxquels il est habitué, le public, installé dans des chaises longues réparties tout autour des musiciens, est invité à s’abandonner à une sorte d’hypnose méditative basée sur des flux et reflux insensibles, comme s’il baignait dans une mer sonore à la fois répétitive et évolutive ; parmi les quatorze membres de l’orchestre réunis par Riley, on repère un jeune percussionniste qui a d’ores et déjà tout compris des possibilités infinies de sa musique (en particulier l’idée de « processus », qui sera le leitmotiv de ses premières œuvres à la fin des années 1960) et qui deviendra l’un des noms les plus fameux du courant qu’elle inaugurait : Steve Reich.
53 modules et pas règles
C’est Reich, justement, son cadet d’un an, qui a soufflé à Riley l’idée de la colonne vertébrale de In C : un ostinato de piano qui donne la pulsation d’un bout à l’autre de la pièce, joué sur les deux do supérieurs du clavier. Pour le reste, la partition (deux pages en tout et pour tout) ne ressemble à rien de connu.
In C est un ensemble de 53 petits modules mélodiques, tous écrits sur la gamme de do majeur. L’oeuvre peut être jouée par n’importe quel orchestre, quel que soit sa taille et les instruments qu’il regroupe : Riley précise qu’il a composé la pièce dans l’idée qu’elle soit jouée avec une trentaine de musiciens, mais ça marche tout aussi bien avec 10 musiciens qu’avec 200. Le principe est simplissime et libertaire : chaque membre du groupe doit jouer les 53 modules l’un à la suite de l’autre selon le tempo imposé par la pulsation du piano, mais il choisit à sa guise les moments où il passe d’un module au suivant. Vous pouvez jouer 1 fois le premier module et 365 fois le second si vous le souhaitez, rien dans la partition ne vous en empêche. Lorsque vous arrivez au 53e et dernier module, vous le répétez jusqu’à ce que les autres y arrivent aussi. L’oeuvre prend alors fin : on procède à une série de crescendos et de diminuendos, chacun abandonnant la partie au moment voulu. Nonobstant ce petit groupe de règles, tout est laissé à l’appréciation de ceux qui interprètent le morceau, à commencer par le tempo. Certains instruments peuvent être amplifiés, des claviers électroniques peuvent se joindre à l’orchestre, les percussions sont les bienvenues pour autant qu’elles ne couvrent pas le son d’ensemble, bref : de la fanfare de village au Philarmonique de Radio France, n’importe quel groupe de musiciens peut s’approprier l’œuvre et en donner une version nouvelle.
Une œuvre politique
La première qualité de l’interprète de In C, c’est donc le sens collectif et l’attention portée à ce qui se passe autour de lui : aucune compétence technique excessive n’est exigée, seule compte la capacité à entrer en interaction avec l’orchestre. De ce point de vue, l’œuvre de Riley est infiniment plus proche du jazz que de la musique classique, chaque musicien s’apparentant en quelque sorte au sommet d’un polyèdre où l’action de l’un influe fatalement sur celle de tous les autres. C’est l’une des principales caractéristiques du morceau et ce qui, sans doute, lui donne sa dimension révolutionnaire : en abolissant résolument la frontière entre musiciens amateurs et professionnels, en bannissant tout recours à la virtuosité d’un soliste et en plaçant tout le monde sur un strict pied d’égalité (quoi qu’il arrive, tout le monde joue les 53 modules), Riley bouleverse les structures classiques des ensembles instrumentaux dans un geste antiélitiste que beaucoup n’hésitent pas à interpréter dans un sens politique. Antiélitisme dans l’interprétation, donc, mais aussi dans la réception par un public que le cérébralisme forcené de l’atonalité dominante avait parfois tendance à laisser sur le carreau. « In C apportait le vent d’air frais dont on avait cruellement besoin à l’époque », résume Walter Boudreau, auteur d’une adaptation de l’œuvre pour big band enregistrée en 1970.
De Riley à Coldcut
Quatre décennies tout juste après sa création, In C est devenu une œuvre culte, notamment auprès de tous les admirateurs de Philip Glass et Steve Reich, les deux plus célèbres héritiers de Riley. Moins connue sans doute que les grandes œuvres de ces derniers, elle n’en a pas moins fait l’objet d’une multitude d’enregistrements, chaque ensemble altérant à sa manière la version du précédent. L’arrivée du compact-disc dans les années 1980 a d’ailleurs ouvert de nouveaux horizons à la pièce, l’allongement de la durée d’enregistrements à 74 ou 80 minutes permettant d’en diminuer le tempo pour la faire durer au-delà de ce que permettaient les vinyles. La principale raison de son entrée dans la légende est cependant ailleurs : en systématisant le procédé de la répétition pour créer une impression d’hypnose proche de la transe (grand admirateur des traditions indiennes, Riley approfondira par la suite sa connaissance des musiques orientales, devenant notamment, à l’instar de LaMonte Young et de sa femme Marianne Zazeela, le disciple du maître indien Pandit Prân Nath), Riley a tout simplement coulé la dalle sur laquelle se construiront toutes les musiques électroniques à partir des années 1980. Les ponts entre le courant répétitif de la musique contemporaine et la techno sont aujourd’hui communément admis et entretenus (voir par exemple la reconnaissance de dette signée à Steve Reich par Coldcut, Howie B, D*Note ou Ken Ishii dans le mémorable Reich remixed) ; c’est dans cet esprit que l’European Music Project et le duo electro Zignorii ++ (Joachim Glasstetter et Jürgen Grözinger) ont enregistré en 2001 l’une des plus passionnantes versions de In C, mélangeant instrumentation acoustique et matériel électronique dans un ballet envoûtant qui fait songer au krautrock aussi bien qu’à un improbable orchestre de chambre soyeusement technoïde. 1964-2004 : à quarante ans de distance, l’œuvre fondatrice de Riley n’a rien perdu de son inoxydable modernité.
A voir : trois versions de In C (rock / acoustique / electro) au Festival Why Note 2004, Dijon (21), Atheneum, jeudi 25 novembre 2004, 20h30 (toutes les infos sur le site du Festival).
A écouter : In C par l’European Music Project et Zignorii ++ (Wergo) ; par le Shangaï Film Orchestra (Celestial Harmonies) ; par l’ensemble Bang on a Can (Cantaloup).
Sur le web : le site de Riley, au design kitschissime.
Lire le précédent compte-rendu du Festival Why Note 2004