Son roman La Famille royale est l’un des événement de la rentrée 2004, son gigantesque essai sur la violence vient de paraître aux Etats-Unis : entre fiction et reportage, des bas-fonds de San Francisco aux rochers de Kaboul, Vollmann construit une oeuvre polymorphe pour photographier le monde tel qu’il est. Rencontre chez lui en Californie et discussion avec un polygraphe surdoué autour des thèmes-clés de son univers.
– version intégrale de l’entretien publié dans Chronic’art # 15 –
Au bout d’une avenue calme, en face d’une petite église chrétienne au clocher blanc, se trouve la maison de William T. Vollmann. C’est dans les faubourgs aisés de Sacramento, la capitale de la Californie que Vollmann, romancier des bas-fonds, essayiste de la violence et grand reporter a établi ses quartiers. Des murs de brique rouge, un jardin fleuri, bien entretenu, le gazon très vert, une demeure bourgeoise qui ne se distingue guère des centaines d’autres maisons alentour. Un quartier « calme, spacieux et ennuyeux, » où l’on se sent paisiblement installé « dans le ventre de la bête, » comme l’expliquera l’auteur de La Famille royale au cours d’un entretien de plus de deux heures. C’est lui qui ouvre la porte. Il est grand, de forte carrure avec des mains de bûcheron. Il est en chaussettes, à l’orientale et invite ses invités à se déchausser, tout en s’excusant de cette exigence. Il cultive une hospitalité chaleureuse, à mi-chemin entre la décontraction américaine et l’extrême courtoisie musulmane. Son visage semble marqué par les épreuves, mais lui se décrit comme un homme « bien tranquille » qui ne s’intéresse pas aux critiques, et préfère les écrivains étrangers à ses compatriotes. Au dehors, la journée est chaude et ensoleillée, mais la lumière ne pénètre guère dans son bureau, au premier étage, ou au salon dont le sol est couvert de tapis persans. A gauche de la pièce, sur une tablette en coin trône une maison de poupée. A côté sont posés deux monumentaux canapés de cuir brun. William T. Vollmann s’enfonce dans l’un d’eux, un verre de whisky pur malt à la main. Sa femme, sa fille et la nounou algérienne assistent à l’entretien, l’interrompant parfois, sans jamais le faire dérailler.
Chronic’art : Votre travail comporte de multiples facettes : fiction, reportage, autobiographie. Vous êtes romancier et journaliste. Dans ce pays, comme partout où vous vous rendez, vous vous intéressez aux faibles et aux marginaux. Qui êtes vous, qu’est-ce qui vous pousse à écrire?
William T. Vollmann : Ce qui m’intéresse, c’est la recherche du beau et du vrai. En écrivant Rising up and rising down, j’ai essayé d’aboutir à une forme de vérité, quelle qu’elle soit. Je veux aussi être le plus honnête possible, sans juger personne, sauf si c’est absolument nécessaire -et parfois, c’est nécessaire. Pour moi, le style est primordial. Par conséquent, j’essaie de rendre mes phrases aussi belles que possible. Quand j’écris de la fiction, il peut arriver que la vérité littérale passe au second plan, mais je m’efforce toujours de créer quelque chose qui, à mon sens, reste vrai. C’est rare que j’essaie de créer du beau juste pour l’art.
Quand et comment êtes-vous venu à l’écriture telle que vous venez de la décrire, à la recherche du beau et du vrai ?
Quand j’étais petit, j’avais très peu d’amis. Je lisais énormément, au point que les livres que je lisais semblaient peu à peu prendre vie. Je pénétrais alors dans leur univers et j’y évoluais comme dans un monde à part entière. On parle parfois de « suspension de l’incrédulité » mais pour moi, ça allait bien au delà. J’avais une croyance absolue dans cet univers là et ce que je voulais, c’était participer à sa création. Le moment le plus satisfaisant pour moi dans le processus d’écriture, c’est quand le livre que je suis en train d’écrire est au trois quarts fini et que le monde que je me suis mis en tête de construire est pour bonne part achevé. Je peux alors déambuler à l’intérieur, apprécier ce qui s’y trouve et réfléchir à la position de chaque chose. Je sais exactement ce qui est bien et juste et ce que je ressens alors est merveilleux. Quand le livre est achevé, tout est fini. Je ne le reprendrais pour rien au monde. Il me reste juste de bons souvenirs d’écriture.
Quels sont les auteurs qui vous ont influencé, qui vous ont donné envie d’écrire?
Lautréamont a sans conteste été l’un d’entre eux. C’est l’un des grands stylistes de la littérature. Je me souviens avoir été très impressionné par ses phrases quand j’étais lycéen et que j’ai commencé à écrire, au début des années 70. Je voulais écrire comme lui.
Rising up and rising down, votre essai de 4 000 pages sur la violence, a été publié il y a peu aux Etats-Unis. Qu’est-ce qui vous a poussé à ce stade de votre carrière à vous intéresser à la violence et à publier cette vaste réflexion sur le sujet ?
J’ai commencé Rising up and rising down il y a 24 ans, je ne l’ai achevé que l’année dernière. A l’origine, je me suis intéressé à l’utilisation de la violence dans le domaine de l’environnement, plus particulièrement l’éco-terrorisme. Je me suis demandé dans quelle mesure il était opportun de porter atteinte à la propriété ou même de s’en prendre aux être humains pour le bien de la biosphère. Je voulais proposer une sorte d’équation morale. Et dès que j’ai commencé à réfléchir aux principes de proportionnalité et de discernement qui sont propres à la guerre, je me suis dit qu’il en existait peut-être d’autres Je me suis alors lancé dans la recherche d’une équation morale à caractère universel qui, bien entendu, n’existe pas… Par contre, je pense qu’il est possible d’étiqueter la plupart des actes violents. J’ai proposé cinq catégories bien définies, à la suite de quoi j’ai cherché à être systématique en me demandant de quelle catégorie relevait chacun de ces actes…
Avez-vous cherché en publiant cet essai à toucher d’autres lecteurs, ceux qui ne liraient pas forcément vos romans : les universitaires par exemple, ou encore le hommes politiques ?
Je voulais répondre à ces questions pour moi-même. Je ne me soucie guère de savoir si les gens lisent mes livres. Je prends du plaisir à les écrire et ce qui compte pour moi, c’est de pouvoir les vendre Si j’ai suffisamment d’argent pour vivre, écrire le livre suivant et faire ce que j’ai envie de faire, alors je suis content. Franchement, ça m’est un peu égal de savoir qui me lit. Ma femme ne lit pas mes livres, ça ne me pose aucun problème ! Rising up and rising down a cependant requis un telle quantité de travail que j’ai fini par me dire que ce serait une bonne chose si certaines personnes pouvait le lire : les terroristes par exemple, ou encore les hommes politiques, les soldats, les bourreaux, les magistrats… En fin de compte, je me suis dit que peut-être le sujet pourrait intéresser n’importe quel citoyen dans le monde. Bien entendu, je n’attends pas du reste du monde qu’il me procure des moyens d’existence et je ne crois pas non plus que quiconque soit dans l’obligation de lire ce livre. Mais je pense qu’il peut fournir des réponses à ceux que le sujet intéresse.
Les Etats-Unis semblent être le terrain idéal pour étudier les effets de la violence. La violence est partout dans ce pays, d’autant plus qu’elle est véhiculée par les médias…
Absolument… Cela fait partie de la culture et de la politique étrangère. Souvent, quand des visiteurs européens me rendent visite, je les emmène à Sacramento dans ce que les Américains considèrent « les quartiers chauds ». Les Européens qui connaissent mal les Etats-Unis n’ont aucune idée du danger qui règne dans de tels endroits. C’est fascinant. Même chose pour moi quand je vais en Afrique ou en Bosnie et que je ne réalise absolument pas les raisons qui font qu’un lieu est plus dangereux qu’un autre, à deux rues près.
Comment définiriez-vous la violence qui est à l’oeuvre aux Etats-Unis ? Dans quelle catégorie s’inscrit-elle ?
La plupart du temps, la violence, quelles que soient sa nature et la région du monde où elle s’exerce, est injustifiée. La violence ne se justifie que s’il existe un danger imminent, dans des situations d’autodéfense ou de représailles, ou encore dans le but de restaurer la symétrie sociale, si tout le monde s’accorde sur le principe. La violence aux Etats-Unis -dans la mesure où c’est de violence criminelle dont on parle- est une violence de très bas niveau. D’ordinaire, elle s’exerce dans les milieux pauvres, entre pauvres : elle est le fait de ceux-là mêmes qui ont été exposés à la brutalité de la culture et qui n’ont jamais vraiment pensé à autre chose qu’à eux-mêmes. C’est une violence regrettable et injustifiable. Vous savez, le 11-Septembre aura des conséquences ici aux Etats-Unis, mais aussi dans votre pays. Le nombre de victimes va augmenter, c’est inévitable et je suis le premier à le déplorer ! Mais peut-être que cela aidera à prendre conscience de ce qu’est la violence et d’où elle vient.
Je me souviens, après le 11-Septembre, comment plusieurs de mes amis, que je n’avais jamais entendu parler de politique et qui ne s’étaient jamais intéressés à la politique étrangère de ce pays, se sont mis à me poser des questions à propos de ce qui s’était passé et à lire des choses sur le Moyen Orient. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à me dire qu’il fallait qu’un drame de cette ampleur se produise pour que les gens réagissent. Les Européens croient connaître les Américains. Ils les connaissent mieux sans doute que les Américains ne les connaissent. C’est vrai, les Américains sont narcissiques, ils aiment leur confort et tout ça, mais dans leur grande majorité, ce ne sont pas des monstres. Les Américains ne sont pas un peuple arrogant, mauvais, brutal. Les Américains sont ignorants -bien plus ignorants que les Européens ne le pensent. Il faut toujours se rappeler que la plupart des Américains ne comprennent rien et que ce n’est pas vraiment leur faute, qu’avant tout ils sont déboussolés et perplexes sur le monde qui les entoure. En 1998, je me suis rendu en Irak pour l’anniversaire de Saddam Hussein. Du fait que j’étais Américain, tous ceux que j’ai rencontré là-bas étaient persuadés que je travaillais pour le Mossad. Ils n’étaient pas fâchés contre moi, ils n’exprimaient pas non plus d’animosité particulière à mon égard : ils pensaient juste que j’étais un agent du Mossad ! Ici, beaucoup de gens pensent que les Irakiens sont derrière les attentats du 11-Septembre parce que c’est ce que le Président a laissé entendre. Pour eux, le Président est censé savoir ce genre de choses. Il ne faut pas non plus oublier le rôle des médias qui opèrent à un niveau extrêmement primitif dans ce pays. La plupart des gens peuvent vivre toute leur existence sans comprendre ce qui se passe au-delà. Le 11-Septembre a bien eu lieu, et c’était injustifié. Il est donc de notre devoir de trouver les auteurs de ces actes, de traquer les responsables et de les exécuter. Ceci étant, je considère que notre président est un criminel de guerre et je serais ravi qu’il soit inculpé par le Tribunal de La Haye. Mais il me semble que chacun doit assumer sa part de responsabilité, pas seulement pour l’Irak, mais aussi pour le 11-Septembre. Le 11 septembre 2002, je suis allé au Yémen, comme ça, pour voir. Ce jour-là, la plupart des gens étaient joyeux. Ils célébraient la mort des Américains du World Trade Centre, mais vis-à-vis de moi ils étaient très gentils. Par contre, la poignée de touristes européens que j’ai rencontrée là bas s’est comportée de manière très hostile à mon égard. Certains m’ont dit qu’ils se sentaient insultés par ma présence, que j’étais quelqu’un de mauvais, qu’ils ne voulait rien avoir à faire avec moi. Les Américains ne sont ni meilleurs, ni pires que les Européens. Actuellement, ce sont les Etats-Unis qui possède le plus de balles dans le barillet. Comme cela a été le cas dans toute l’histoire de l’humanité, c’est celui qui possède le plus de balles qui se conduit le plus mal.
Que pensez-vous de la campagne présidentielle aux Etats-Unis ? Avez-vous un pronostic ?
J’espère que Bush sera battu bien sûr. C’est un homme dangereux, doublé d’un idiot qui a fait beaucoup de mal au reste du monde. Ceci étant dit, il a de grandes chances de l’emporter. Surtout s’il réussit à capturer Osama Ben Laden un mois avant l’élection. C’est le genre de détail qui peut faire la différence. Je ne crois pas que Kerry ferait un très bon président, mais ce qui est sûr, c’est que je préfère le changement au statu quo.
Vous êtes aussi journaliste : vous avez couvert plusieurs guerres, parmi lesquelles la Bosnie et l’Afghanistan pendant l’occupation soviétique… Quel est le lien entre votre travail journalistique et votre travail de romancier ?
Ils se situent dans le cadre de ce que j’appellerai un continuum. Lorsque je travaillais sur Fathers and crows, l’un des romans de la série des Seven dreams, j’avais écrit ce que je croyais être un très bon chapitre sur une femme indienne qui apprenait auprès d’un chaman. Or, en étudiant un peu plus la question, j’ai réalisé que cet enseignement, cette femme n’aurait jamais pu le recevoir que d’une autre femme, une chaman ou alors une vieille femme. Le chapitre en question a fini à la poubelle. J’aimais beaucoup ce que j’avais écrit. Je trouvais que la dynamique sexuelle qui existait entre les deux personnages fonctionnait à merveille et ça m’a fait de la peine de devoir le jeter. Mais l’objectif d’un projet comme Seven dreams, c’est de donner la priorité aux faits. Si bien que toute déviation vis-à-vis de ce principe ne peut se faire qu’au service d’une vérité plus large. You bright and risen angels, mon premier roman, est sorti tout droit de mon imagination. Je n’y recherchais pas une vérité littérale, je n’avais pas de raison de le faire. Mon travail journalistique, lui, se situe à l’autre bout de ce continuum : il est essentiel de faire en sorte que tout y soit vrai, littéralement parlant. Je ne doute pas que la plupart des journalistes sont parfois tentés de fabriquer un détail, même minuscule, en pensant que personne ne s’en rendra compte… Personnellement, je n’ai jamais cédé à ce genre de pratiques et je n’y céderai jamais. Et j’en suis fier. Quand j’écris un roman en revanche, je suis libre d’inventer absolument tout ce que je veux. Pour moi, ces deux aspects sont parfaitement compatibles. Quand j’écris sur une femme, en Serbie, qui a souffert pendant la guerre aux mains des Croates et qui aurait elle-même commis des crimes de guerre, j’essaie d’utiliser mes compétences de romancier pour la décrire comme un être humain entier, dans toute sa complexité. De cette manière, le lecteur ne la jugera pas comme une personne mauvaise par définition juste parce qu’elle s’est rendue coupable de choses peu avouables. Au contraire, il sera obligé de se dire : « Ok, voilà ce qui lui est arrivé. Elle sait faire preuve de loyauté, elle est intelligente, elle fait des efforts. Et au final c’est un être humain, avec ses bons et ses mauvais côtés ». Dans mon travail de journaliste, et plus généralement dans tout mon travail d’écriture, quel que soit mon point de vue ou celui des autres, ma priorité est de réfléchir à la face cachée des choses. Si vous aviez été un journaliste américain, quand nous parlions du 11-Septembre et de la politique internationale, j’aurais critiqué l’Amérique avec plus de virulence encore, pour la simple raison que les Américains sont beaucoup trop fermés à la critique et que malgré tout ce qu’ils ont pu entendre, en particulier ces derniers temps, ils n’ont toujours pas réalisé à quel point ils ont tort. Puisque vous êtes un Européen et que c’est évident pour vous que nous faisons beaucoup de mal autour de nous, j’ai pensé qu’il était de mon devoir de vous montrer la face cachée des choses.
Que pensez vous de l’Afghanistan? Ce pays où vous vous êtes rendu pour combattre aux côtés des milices islamistes dans les années 80 a été au centre de toute les attentions pendant un temps, avant de retomber dans l’oubli…
J’ai eu beaucoup de chance de pouvoir me rendre en Afghanistan en 1982. Là bas, j’ai rencontré un vieux général, un Pakistanais. Le président Zia (l’auteur du coup d’Etat contre le président Ali Bhutto en 1977, ndlr) avait été l’un de ses subordonnés. Il avait pas mal de pouvoir. Il m’a adopté comme son propre fils. Il m’a donné des habits, il m’a autorisé à rester chez lui, il m’a nourri à l’oeil et, bien entendu, il m’a donné une arme à feu, parce qu’on est pas un homme si on ne possède pas une arme dans cette culture. C’est lui qui a rendu possible mon voyage en Afghanistan avec les moudjahidins. Je l’ai revu en 2000, quand j’y suis retourné pour voir les Taliban. C’était magnifique ! J’avais gardé sa carte de visite, et à part un ou deux chiffres en plus, c’était le même numéro de téléphone. Il avait dans les 80 ans. Il se souvenait de moi. Il était heureux de me revoir… J’adore les Afghans et j’adore l’Afghanistan. Je suis très fier que la CIA les aient aidés contre les Russes. Bien entendu, elle ne l’a pas fait pour les bonnes raisons, certainement pas pour être gentils avec eux, mais parce qu’il fallait mettre les Russes en difficulté… Et alors ? Je pense que c’était une bonne chose, malgré tout. Je suis heureux que nous ayons aidé les Afghans à recouvrer leur liberté. C’est dommage qu’au même moment les moudjahidins soient devenus des bandits et qu’ils se soient mis à s’entre-tuer, mais ce n’est pas la faute des Etats-Unis. Nous avons donné leur chance aux Afghans et nous n’avons pas l’obligation de nous occuper du reste du monde pour l’éternité. J’étais radicalement opposé à l’invasion de l’Afghanistan après le 11-Septembre. C’est encore l’une de ces catastrophes auxquelles personne ne prête attention. Et même si c’est maintenant beaucoup plus calme, à mon avis, à long terme, c’est une catastrophe pour tout le monde : les Etats-Unis, l’Afghanistan et le reste de la planète. Les Taliban étaient un mauvais régime, mais je trouve regrettable qu’il ait été déstabilisé de la sorte. A mon sens, ils étaient préférables à toute autre solution.
Sur la couverture de You bright and risen angels, votre premier roman, il y a cette phrase qui vous est attribuée : « William Vollmann préfère le Sig-Sauer P 226 pour se débarrasser des coléoptères géants et le Browning BDA-380 pour le travail de précision ». Votre premier vrai contact avec les armes à feu date justement de votre expédition en Afghanistan. Pouvez-vous nous expliquer la relation / fascination que vous entretenez avec les armes à feu ? Comment arrivez-vous à la concilier avec vos positions sur la violence ?
J’ai un profond respect pour les armes à feu, que j’adore et dont je possède plusieurs modèles. A bien des égards, la culture européenne est supérieure à la culture américaine. Mais contrairement à la plupart des citoyens dans le monde, mon gouvernement me garantit le droit de disposer de la force meurtrière et j’en suis très fier. Cela peut m’amener en effet à prendre une mauvaise décision. Il peut se produire une tragédie. Je pourrais par exemple être un égoïste, un paumé, ou encore un homme mauvais. J’utiliserais alors mon arme pour tuer. Je pourrais aussi être simplement distrait et ma fille pourrait être tuée ou tuer quelqu’un d’autre et je devrais alors vivre avec ça sur la conscience pour le restant de mes jours. Thoreau disait que posséder une arme à feu procure un sentiment de responsabilité individuelle -de liberté, de confiance en soi. Moi je n’ai pas besoin de la police pour me protéger et j’aime savoir que si quelque chose arrive, je peux sauver ma vie et celle des autres. C’est une habitude que j’ai prise, d’être conscient de ça. Du coup j’ai moins besoin de l’autorité pour me guider dans ce que je fais. Je conserve une distance critique à cet égard. Je ne suis pas membre de la National Rifle Association et je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’ils disent. Mais l’un de ses membres a dit un jour que le but du deuxième Amendement (qui donne aux Américains le droit de posséder des armes à feu, ndlr) est de faire en sorte que le gouvernement de ce pays reste honnête envers ses citoyens.
Dans le sens où chaque personne possède en théorie les moyens de s’opposer au pouvoir ?
Exactement. Jefferson ne disait rien d’autre quand il prétendait que tout individu devrait pouvoir exercer, si nécessaire, son droit révolutionnaire à changer de gouvernement. Même s’il reste dans ce pays quelques vestiges de cet illustre principe, cela fait longtemps que nous ne nous en servons plus et que nous n’en comprenons plus le sens… Aux Etats-Unis, les différences d’attitudes envers les armes à feu sont révélatrices d’un phénomène démographique plus large. En général, les grands médias ont en effet tendance à opérer dans les centres urbains. Or, on est beaucoup moins exposé aux armes à feu en zone urbaine qu’en milieu rural. Aux Etats-Unis, le fossé entre milieux urbain et rural est énorme. Les habitants du Montana, du Nevada ou de l’est de la Californie éprouvent beaucoup d’amertume à l’égard d’un gouvernement qui ne reconnaît pas leur droit à perpétuer l’esprit des pionniers. Pour eux, une arme à feu est un outil. Le fait que les Américains commettent tant de choses effroyables avec les armes à feu ne devrait remettre en cause ni les armes en tant que telles ni le droit d’en posséder : c’est avant tout un témoignage accablant contre la culture américaine. Il n’est pas exclu que nous perdions un jour le droit de posséder des armes à feu, précisément à cause de ces abus. A mon sens, ce serait regrettable.
Passons à votre roman, La Famille royale. C’est un énorme livre dont le décor principal est le Tenderloin, le quartier des marginaux et des prostituées à San Francisco. Quels rapports entretenez-vous avec la ville de San Francisco ?
La Famille royale est une sorte de longue lettre d’amour à San Francisco. J’aime tant cette ville. J’y aime le brouillard autant que le vice, les quartiers, les mondes qui s’y côtoient. Après mes études à l’université, j’ai déménagé à San Francisco où j’ai vécu pendant un an. Je travaillais comme secrétaire pour une compagnie d’assurance, j’économisais pour mon voyage en Afghanistan. Dès que j’ai posé le pied dans cette ville, je me suis senti chez moi. Il y a trois ou quatre endroits dans le monde où je me sens vraiment chez moi, mais certainement pas à Sacramento. Avant, je détestais cette ville. A bien des égards, c’est un endroit sinistre : c’est un peu comme se retrouver dans le ventre de la bête. Mais finalement, Sacramento a aussi ses bons côtés. Les gens sont très gentils par ici. Il y a de l’espace. C’est un endroit calme et sans histoire, ce qui signifie aussi que c’est le lieu parfait pour élever un enfant. Je vais vous montrer les croquis que je garde là-haut (Il se lève, monte à l’étage et redescend avec une grande chemise remplie de dessins et d’aquarelles où figurent des portraits de prostituées, des esquisses de portes et d’objets glanés dans diverses chambres d’hôtel de San Francisco). J’aimerais publier ça un jour… Mais comme ce n’est pas pour demain, je me suis dit que j’allais le faire moi-même (Il montre ses aquarelles et s’anime devant un dessin où figurent des tubes de peinture et des pinceaux). Parfois, j’hébergeais des prostituées pour une nuit dans ma chambre d’hôtel où j’avais mes aquarelles. Elles me piquaient mes rouges pour s’en servir de rouge à lèvres. L’une d’entre elles était grand mère, elle travaillait encore. Elle, elle en avait après mon rouge cadmium. Je lui disais : « Tu sais, il y a du plomb là-dedans, c’est pas très bon pour toi ! ». Elle me répondait : « T’inquiète pas, quelque chose d’autre va bien m’arriver… ». Elle est morte étranglée. Elle avait donc raison : le rouge cadmium ne lui faisait rien de mal. Je les aime tant ces femmes -comme les armes à feu, pour les mêmes raisons peut-être. Nous vivons dans un mélange de liberté et de désespoir… Elles qui s’adonnent à toutes les formes de drogues, on peut dire qu’elles sont très proches du désespoir. L’une des questions que j’aborde dans La Famille royale, c’est celle de la dépendance. Je la décris comme une forme de loyauté. Et cette loyauté peut être assimilée à une révélation dans la mesure où toute l’attention de ces femmes est dirigée sur quelque chose de précis -leur drogue ou leur sexe, comme si c’était leur Dieu. Et malgré ça, dans un sens, elles sont aussi très libres. Tout cela ne dépend que d’elles.
Quand vous parlez de liberté, vous faites référence au langage, au corps ?
A toutes ces choses en même temps… A mon sens, une prostituée est le meilleur des modèles qui soient pour un artiste. Elle est très à l’aise avec son corps, elle ne s’offusque pas de ce qu’il lui est demandé, elle est très terre à terre, elle laisse parler son corps. Elle en sait tant sur la vie ! Elle en a tellement vu, elle traversé tant de moments plus terribles les uns que les autres, surtout si c’est une prostituée de la rue. Mais pour elle, en fin de compte, c’est comme une marque d’honneur.
Que peuvent tirer vos lecteurs de votre description de l’univers de prostitués, des clochards, des exclus… de tous ces individus avec qui les habitants des grandes villes interagissent si rarement ?
L’une des choses dont nous somme tous susceptibles de bénéficier en tant qu’êtres humains, c’est la possibilité de nous fixer comme mission de nous identifier aux autres, d’apprécier le plus grand nombre de personnes possible sur cette terre. Cette expérience peut nous amener à en savoir plus sur nos semblables, à vivre plus pleinement et, au final, à être plus heureux. Et si l’expérience est réciproque, nous en tireront tous les bénéfices. Dans Les Frères Karamazov, Dostoïevski écrit que lorsqu’un meurtre est commis à Tombouctou, nous devrions tous nous sentir coupables puisque nous sommes tous frères. Cette culpabilité peut rendre le monde meilleur. Quand je rencontre une prostituée dans la rue et que je la vois souffrir, je me sens coupable. Je peux bien sûr lui donner de l’argent pour sa chambre d’hôtel ou sa dose. Que je le fasse ou pas n’est finalement pas si important. Cette prostituée n’a rien à faire de ma culpabilité. C’est pour moi que ça compte. L’une des raisons pour lesquelles je pense que Bush est un criminel de guerre et que les Américains se sont fourvoyés dans cette guerre, c’est que nous avons en effet beaucoup de mal à voir l’Autre. Ca me rend malade quand je lis dans les journaux qu’on s’inquiète du coût de la guerre et du nombre de soldats américains qui se font tuer là-bas. Tout d’un coup, on entend parler de torture -ce qui à mon avis est parfaitement trivial- et tout le monde se met à se faire du mauvais sang pour les Irakiens. Je vais aller en France cet automne. J’aimerais bien écrire un poème illustré sur quelqu’un, à Paris. Je ne sais pas encore sur qui. Il faut que les Américains voient l’Autre ! Rien ne m’amuse plus que ce genre de projets ! C’est passionnant… Je trouverais une fille exceptionnelle, une Parisienne, elle deviendrai ma muse. Je pourrais passer un peu de temps avec un clochard, je ne sais pas… Je connais un peu le français, je peux me débrouiller. Je veux que nous soyons amis et en tant qu’Américain, je veux aussi être l’ami des Européens, j’ai des choses à apprendre d’eux et je veux apprendre aux Américains à faire de même.
Dans La Famille royale, à un moment le narrateur déclare quelque chose comme : « Je vous le demande, où sont passés tous les interlocuteurs. Il y a plus de gens qu’il n’y en a jamais eu et pourtant Tyler cogite tout seul dans son coin ». Tyler, qui est le principal personnage du roman, observe les gens autour de lui et éprouve pour eux une formidable compassion. On a l’impression que chaque personne trouve en lui un écho. Et pourtant, cette phrase souligne combien les gens s’ignorent dans les sociétés occidentales, qu’ils ne se voient plus…
Oui, je crois que c’est vrai. Je suis sûr que c’est dû, en partie tout du moins, aux progrès de la technologie. Vous n’avez qu’à voir comment commence L’Idiot de Dostoïevski : ces inconnus qui se parlent dans un train. Quasiment plus personne ne prend le train ici. Les gens sont dans leur voiture, avec des personnes qu’ils connaissent déjà. L’an dernier, je suis allé en Allemagne -je viens de terminer des nouvelles sur l’Europe pendant la Deuxième Guerre mondiale. Dans l’U-Bahn et le S-Bahn de Berlin, ce n’est pas mieux, croyez moi. Les gens ne se parlent pas… Mais à Madagascar, quand vous prenez le taxi, que tout le monde vous marche sur les pieds et que vous êtes coincés là-dedans pendant des heures, il faut monter sur dix personnes pour aller aux toilettes. Difficile alors de ne pas faire connaissance ! Peut-être qu’il faut tout simplement une menace, une urgence pour que les gens se forcent. En ce qui me concerne, partout où je suis allé dans le monde musulman, j’ai trouvé qu’il était facile de connaître les gens en profondeur. Cela ne dépend que de vous. Il me semble que ça, c’est quelque chose de précieux. Je me souviens de ce Pakistanais qui était venu aux Etats-Unis : chez lui, il était normal d’offrir à déjeuner à la personne qui se trouvait immédiatement derrière soi dans la queue. La personne devant vous était elle-même censée vous offrir le déjeuner, et ainsi de suite… Juste une coutume que tout le monde respectait. Ce type, ça lui a pris un an pour arrêter. Personne ne lui payait à déjeuner alors que lui, il payait toujours pour la personne derrière lui qu’il ne revoyait jamais. A chaque fois que je pense à lui, ça me désole… (Rires)
Vous avez beaucoup écrit sur les marginaux. Les Etats-Unis sont un pays d’immigrés qui, on l’oublie parfois, sont souvent marginalisés. Comment les gens réagissent-ils vis-à-vis de vous quand vous êtes à l’étranger et qu’ils découvrent que vous êtes Américain ?
Jusqu’en 2000 à peu près, beaucoup d’entre eux idéalisaient l’Amérique, plus spécialement dans le Tiers monde. A mon avis, c’était une très bonne chose. Il est important d’avoir des illusions dans la vie. Par exemple, moi je continue de croire qu’un jour je serai riche, que je rencontrerai la muse parfaite, que je deviendrai un imprimeur sur platine un peu meilleur que la moyenne, alors que bien entendu, j’ai déjà un pied dans la tombe ! Ces gens en Afghanistan ou au Mexique me disaient combien ils souhaitaient émigrer en Amérique et qui pensaient que leur vie serait facile une fois ici… j’ai toujours pensé que la meilleure chose pour eux était qu’ils continuent à y croire. Je ne leur dressais le vrai tableau des difficultés qu’ils s’apprêtaient à rencontrer -du prix des choses, de l’antipathie des gens- que lorsqu’ils avaient une vraie chance d’arriver ici. L’Amérique, jusqu’à il y a peu, était une sorte de mythe. Maintenant, c’est l’Hubris, l’arrogance, le mal incarné et je suis sûr que ça changera encore. Il y aura d’autres attaques sur le sol européen. Une nouvelle solidarité entre Européens et Américains peut en résulter, et peut-être aussi un regain de réalisme. Sartre disait que deux personnes forment une communauté en excluant la troisième. A mon sens, c’est vrai.
Dans La Famille royale, il n’existe pas de stricte séparation entre la fiction et l’expérience vécue. Comment expliquez-vous ce besoin de mélanger en permanence fiction et expérience ?
C’est une question de respect pour les gens et pour ce qu’ils font. La Famille royale a un précédent : Whores for Gloria. C’est un livre court qui se passe aussi à San Francisco. Jimmy, un alcoolique vétéran du Vietnam, paie des prostituées pour qu’elles lui racontent des histoires. Il s’imagine qu’il existe une femme quelque part qui s’appelle Gloria, une femme qui l’aime vraiment. Il paie les prostituées pour qu’elles lui racontent des histoires heureuses qu’il utilise comme substitut des souvenirs qu’il n’a jamais eus avec Gloria. Malheureusement, les histoires des prostituées se finissent toujours mal. Les histoires de Whores for Gloria sont vraies, et les prostituées aussi. Je les payais pour qu’elles me racontent des histoires gaies, mais à chaque fois elles finissaient mal. A une époque, je m’intéressais beaucoup aux formalistes russes pour leur travail sur les contes de fée. Selon eux, les contes de fée utilisent un nombre fini de motifs qui sont toujours les mêmes : le filou, le vieil homme sage qui aide le roi à sauver la princesse, etc. C’est un peu comme un collier : il suffit d’enfiler les motifs comme des perles sur un fil. C’est ce que j’ai voulu faire avec Whores for Gloria. Chaque histoire est une perle sur un fil narratif. Le fil, c’était Jimmy, qui n’a jamais existé. Lorsque j’ai commencé à écrire La Famille royale, j’avais passé suffisamment de temps dans cet univers pour pouvoir fabriquer des personnages composites et en créer certains de toute pièce. Il y a plusieurs personnages entièrement fictionnels dans ce livre. Mais je n’aurai jamais pu faire ça avant. Actuellement, j’ai un projet de livre sur la frontière entre le Mexique et la Californie. A l’origine, j’envisageais d’écrire un roman.
Mais après avoir passé sur place cinq ou six années, j’ai réalisé que je n’en savais pas assez. Le livre ne pourrait donc pas être un livre de fiction. Si je continue à passer du temps là-bas, un jour peut-être je pourrais écrire un roman sur les immigrés clandestins… Une chose est sûre : c’est impossible à l’heure actuelle.
Il faudrait donc plus d’expérience pour écrire de la fiction que pour faire du reportage ?
Pour certains types de fiction, oui. Si vous êtes Nabokov ou Faulkner, par forcément. Mais si vous êtes Zola, probablement. Et dans un sens La Famille royale est un roman très naturaliste. Franchement, l’un des plus sérieux défauts de la culture populaire américaine, à mon avis, c’est que les gens sont constamment à la recherche de raccourcis. Ils s’emparent d’un vulgaire stéréotype de la prostituée pour en un film débile. Tout le monde va le voir, tout ça pour se dire, à la sortie : « Ah, c’est donc ça une prostituée ! ». Et tout le monde trouve ça « chouette » ou bien « atroce ». Comme ça, personne n’a besoin d’y réfléchir. Ce serait une insulte aux prostituées si je faisais un chose pareille.
En exergue de La Famille royale, il y a cette citation tirée du Novum Organum de Francis Bacon : « Ce serait folie et inconstance que de supposer que des choses qui n’ont encore jamais été accomplies puissent être accomplies sans recourir à des moyens jusqu’ici jamais employés. » Quels sont ces moyens « jamais employés » ?
En tant que détective privé, Henry Tyler est plutôt médiocre. Mais humainement, c’est quelqu’un de magnifique. Pourquoi ? Parce que c’est un loser… Il ignore que c’est pour ça qu’il est unique. Il met aussi du temps à comprendre que si la Reine des prostituées et tous ceux qui l’entourent sont si exceptionnels, c’est précisément parce que ce sont tous des losers. John, le frère de Tyler, n’est pas un mauvais bougre. En fait, il est même plutôt sympathique. Il cherche à aider son frère, il cherche à aider Irène. Je fais de lui un personnage suffisant et c’est ce qu’on retient de lui à première vue. Mais si vous y réfléchissez, c’est John qui essaie d’aider les autres et de sauver son entourage. A bien des égards, il est bien plus efficace que Tyler. C’est seulement quand Tyler comprend qu’il faut laisser les choses se faire, qu’il faut se servir de « moyens jamais employés » qu’il finit par obtenir ce qu’il cherche et qu’il a enfin une chance d’arriver à quelque chose… En fin de compte, La Famille royale est un livre sur l’échec. Tyler aime la Reine et la perd comme il a perdu Irène. Tout ça parce qu’il ne se laisse pas aller et qu’il ne devient un parfait loser que lorsqu’il est trop tard. Dans la vie, quand on ne s’en sort pas, il est préférable de commettre une erreur qu’on n’a pas encore commise plutôt que de répéter les erreurs qu’on a déjà faites.
Vous avez dit quelque part que, selon vous, les prostituées et les fossoyeurs sont les seuls vrais optimistes. Vous pouvez préciser ?
Ils savent qu’ils auront toujours du travail, parce que le sexe et les morts, il y en aura toujours. Ils n’ont pas à s’inquiéter ! Les fossoyeurs auront toujours quelqu’un à mettre en terre. Les prostituées auront toujours des clients qui leur donneront suffisamment d’argent pour leur chambre d’hôtel. C’est un monde parfait, en somme !
Les romans de la saga des Seven dreams : A Book of american landscapes constituent aussi un de vos grands projets. Aucun d’entre eux n’a encore été traduit en France. Appliquez vous la même méthode de travail pour ces livres que pour La Famille royale, en particulier dans la manière dont votre fiction s’inspire de l’expérience vécue ?
Pour Seven dreams, je voulais imaginer les changements intervenus sur le continent nord-américain depuis les débuts, à l’époque cette terre n’était peuplée que d’indigènes. Je voulais étudier la culture indigène et la théologie chrétienne en leur donnant le même poids. Au début, j’avais pensé à un livre en sept chapitres. Mais j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire et à me dire que chaque volume pourrait contenir une forme narrative différente. J’ai émis l’hypothèse que l’expérience vécue par les individus dépend dans une certaine mesure du paysage dans lequel ils évoluent. Je me suis donc rendu sur place pour étudier les paysages et marcher aux endroits où historiquement il était prouvé que ces peuples s’étaient eux-mêmes déplacés. J’ai fait tout un travail de recherche dans les archives, auprès des anthropologues et des archéologues, puis j’ai laissé mon imagination combler les lacunes. Rien ne me comblerait plus que de voir un jour ces livres enseignés dans les cours d’histoire ou d’anthropologie. C’est dans la prose que j’exerce le mieux mon individualité. Fathers and crows par exemple est consacré aux Jésuites du Canada. J’ai beaucoup lu sur les Jésuites et je me suis beaucoup amusé à recréer leur style fleuri et élégant. J’ai essayé de leur inculquer une « sorte » de français… (Rires). Dans The Ice-shirt par contre, j’ai tenté de faire parler mes personnages dans un mélange d’inuit et d’anglais. D’une certaine façon, c’était plus facile à faire que le français -au final, l’anglais est quand même plus proche de l’inuit que du français.
Ces romans, justement, ont nécessité de nombreux voyages, particulièrement au Canada et souvent dans des conditions extrêmes. Qu’est-ce qui vous attire dans le Grand Nord ?
Ce qui me plaît dans le Grand Nord, c’est l’absence d’interférences extérieures. Il n’y a que vous et le ciel. Encore une fois, c’est un peu comme les armes à feu : vous avez ce sentiment de liberté, de responsabilité individuelle. Si je meurs de froid ou que je me sens mal, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Si je vois quelque chose de beau, c’est une victoire. J’ai des livres d’aquarelles que je fabrique moi-même et que j’emmène là haut. Rien ne me rend plus heureux que d’être assis devant une cascade et d’en peindre une aquarelle. Quand je suis en ville, j’aime aller à la chasse au morse avec les Inuit et peindre des aquarelles pendant qu’ils remontent le morse. J’adore ça, je pourrais faire ça toute ma vie…
Y a-t-il des écrivains avec lesquels vous communiquez ? Que pensez vous de ceux à qui vous avez été comparés, comme William Gaddis ou Thomas Pynchon ?
J’essaie de vivre le plus possible en isolement. C’est la raison pour laquelle je n’ai ni fax, ni Internet. La culture américaine a trop longtemps été narcissique. Elle tourne trop sur elle-même. Quand j’ai le temps, je préfère lire le livre d’un auteur étranger pour apprendre quelque chose. Ce qui ne veut pas dire que je méprise les écrivains américains. Celui que je préfère actuellement, c’est Cormac McCarthy. Mais d’un autre côté, qui peut égaler quelqu’un comme Danilo Kis… Son Tombeau pour Boris Davidovitch est l’un de mes livres préférés. C’est vraiment dommage qu’il soit mort. J’aurais aimé le rencontrer. Les écrivains d’Europe de l’Est m’ont toujours fasciné aussi. En fin de compte, ils sont peut-être comme les prostituées : ils en ont tellement bavé qu’ils ont dû se réfugier à l’intérieur d’eux-mêmes. Ca donne à leur écriture un certain mysticisme. J’aime bien aussi les nouvelles de Kundera (à mon avis, ses romans sont beaucoup moins bons). Et puis il y a Hrabal, son Trains étroitement surveillés et Moi qui ait servi le roi d’Angleterre… J’aimerais tellement pouvoir lire dans certaines de ces langues !
Dans la plupart de vos livres, on trouve des photos, des dessins, des cartes dont vous êtes l’auteur. Lorsque vous étiez à San Francisco, vous avez peint de nombreuses aquarelles de prostituées dans des chambres d’hôtel. Pourquoi le visuel est-il aussi important pour vous ?
Deux artistes m’ont inspiré sur ce point. Le premier, c’est Gauguin. J’adore Noa Noa, même si le texte n’est pas parfait. Gauguin n’était pas un très bon écrivain, il manquait d’assurance et ça le rendait un peu trop agressif. Mais ces mots qui se mêlent à l’aquarelle, c’est vraiment magnifique. Mon autre source d’inspiration, c’est Blake. La forme d’un livre, à mon avis, doit pouvoir révéler son contenu. C’est la raison pour laquelle j’ai fondé la collection « CoTangent ». Le premier livre de cette collection était un poème intitulé The Convict bird. Il parle d’une de mes amies, condamnée à la prison à vie pour tentative de meurtre. Le livre est lui-même une prison : il est en métal avec une serrure et une petite fenêtre. Pour le lire, il vous faut la clef. Sur certains aspects, j’aime bien Matisse, en particulier ses esquisses que je trouve très calligraphiques. L’idée que le dessin et l’écriture surgissent d’une même main est quelque chose qui me séduit beaucoup. J’aimerais avoir le temps de réfléchir à un nouvel alphabet, qui serait lisible mais plus graphique justement. Un alphabet illustré comme les enluminures dans les Corans en arabe. J’aimerais pouvoir dessiner une lettre A qui, tout en restant lisible, représente un arbre ou une plage… On pourrait même imaginer quelque chose d’encore plus abstrait, des lettres différentes selon le poids de la plume sur le papier. Ce serait magnifique.
Vous semblez écrire sans aucune limite ni aucune forme d’inhibition. Tout ce qui passe à votre portée, vous vous en emparez. Vos livres sont souvent très longs. Est-ce que vous allez vous arrêter un jour ? Y a-t-il quelque chose qui vous pousse, un objectif final ?
J’aimerais faire encore beaucoup de choses et j’ai énormément de projets. Il y a trois ou quatre ans, je me suis dit que j’aimerais bien être plus impliqué dans la politique. J’ai commencé à écrire des ballades. J’ai une amie chanteuse pour qui j’ai écris des chansons sur le trafic de drogue, sur l’Irak… Mais ce n’est pas suffisant. Je ne suis pas sûr de vouloir aller aussi loin que Mishima, mais j’aimerais agir, je ne sais pas bien comment. On verra bien…
Vous avez aussi écrit un livre avec le photographe Ken Miller, Open all night, sur les skinheads, les drogués et les clochards de San Francisco. Quand on le regarde, on a l’impression de consulter un album de photos de famille…
C’est vrai ! Ken m’a initié au milieu des skinheads néo-nazis et à tous ces gens qu’on trouvait sur Hate Street dans les années 80. Il était photographe de rue, c’était son boulot. Il a été très bien avec moi -il avait beaucoup de charisme à l’époque. Ce qui l’intéressait, c’était les alcooliques, les sans abris, ceux qui avaient sombré dans la déchéance. Quand j’ai commencé à fréquenter ce milieu, je me suis mis à courir après les prostituées et on a fait ça ensemble pendant un moment, lui et moi. Après, j’ai continué tout seul. Et puis il a flanché. Il est passé par une ou deux expériences pénibles qui lui ont fait du mal. Il est devenu photographe de mariage. Il ne fait plus que ça. Pour lui, c’est fini.
Dans l’introduction d’Open all night, vous écrivez que lorsque ces gens que photographiaient Ken Miller tenaient ses photos entre leurs mains « tout le monde pouvait se rendre compte qu’ils n’étaient pas aussi paumés que ce que l’on pouvait croire ». Pensez-vous réussir la même chose avec des mots ?
Avec les mots, c’est différent. Les critiques ne m’ont jamais vraiment intéressé, vous savez. Mais il y a six ans de cela, j’ai réalisé une série de photographies huit par dix (inches, ndlr) sur les prostituées de Sacramento. Rien ne me rendait plus heureux que lorsque je leur donnais un exemplaire d’une des photos que j’avais faites d’elles et qu’elles me disaient : « Je vais l’offrir à mes enfants pour Noël », ou un truc dans ce genre-là. J’étais heureux, plus heureux que je ne l’ai jamais été en lisant la critique d’un des mes livres. La plupart des gens que j’ai interviewé ou avec qui j’ai travaillé ne pourraient jamais lire un seul de mes romans -c’est trop compliqué pour eux. Ce que la photographie peut offrir en revanche, c’est l’instantanéité du contexte. Ce n’est pas mieux ou pire, c’est différent. Ce qui est bien avec La Famille royale, c’est que c’est un portrait qui restera longtemps après notre mort à tous. Chacun pourra se rendre compte de qui étaient vraiment ces gens. Qui peut savoir en effet comment les gens interpréteront le sens de tel ou tel tatouage, de tel ou tel habit sur une photographie… Si une personne est habillée de manière provocante, comment pourront-ils savoir si cette personne est une prostituée, ou quelqu’un d’autre ? On a toujours besoin de contexte.
Est-ce la raison pour laquelle vous dessinez et vous photographiez ?
Vous savez, en ce moment mon grand projet, c’est celui que je mène à la frontière entre le Mexique et la Californie. J’ai pris des centaines de photos huit par dix et 35 millimètres. J’aimerais qu’elles soient archivées un jour, pour que dans trois ou quatre cents ans les gens puissent les regarder et se dire : « Ah, c’est à ça qu’ils ressemblaient, c’est comme ça qu’ils étaient… ». Et avec, il y aurait des mots, pour que chacun puisse vraiment comprendre, au lieu de regarder tel ou tel personnage dans le fond des yeux et de se demander qui il est vraiment. Cela, une photographie ne le vous dira jamais.
L’écrit reste donc important, complémentaire…
Exactement. Et puis tout est mortel, les mots comme les images. Tout ce que vous pouvez faire, c’est essayer de rendre les mots aussi immortels que possible. Comme ça, même si personne ne les lit, les mots existeront toujours quelque part. Si tous les exemplaires de votre livre disparaissent, s’il sont détruits, le simple fait de les avoir créés signifie peut-être qu’ils existent, quelque part. C’est ma consolation, mon réconfort.
(Il se tourne vers la nounou algérienne, qui vient d’assister à la dernière partie de la conversation, et lui demande : si des mauvaises gens s’emparaient de tous les exemplaires existants du Coran et les détruisaient, s’il n’en restait plus aucun, penses-tu que les mots du Coran existeraient encore quelque part ?)
Propos recueillis par
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