Décidément prolifique -mais plus à la façon de Balzac que de Max Gallo-, François Bon nous invite à le suivre, avec cet essai, dans les méandres de l’atelier d’écriture. Depuis dix ans, l’auteur de Prison anime des ateliers d’écriture qui ont tous été l’occasion pour lui d’interroger l’espace littéraire dans son rapport aux signes. La ville, la banlieue posaient une question muette à laquelle Bon a voulu tenter de répondre, invitant l’espace du texte à prendre la mesure des bouleversements syntaxiques et narratifs induits par le bouleversement anthropologique de la notion de sujet. Pris dans les rets du monde moderne, le sujet cartésien et la grammaire élaborée par lui basculent dans le vide.
Dès la première page, le lecteur de Tous les mots sont adultes comprend que cette méthode est également une visite dans l’atelier d’écriture au sein duquel s’élabore l’œuvre de François Bon. Voyage au sein de sa bibliothèque, de ses passions de lecteur et de ses interrogations d’écrivains, cette méthode énonce en creux une poétique qu’il semble avoir renoncé à énoncer explicitement.
Et le miracle s’opère ; ce premier retournement en entraîne un second : la méthode annoncée se lit avec autant de bonheur qu’un roman d’éducation. Dans ce livre structuré en cinq journées, et au fur et à mesure desquelles les mots et les choses s’animent, un homme se reconduit à travers la langue -et les cinq journées tout à coup font un clin d’œil aux cent vingt journées au cours desquelles, jour après jour, plusieurs sujets furent détruits. Naviguant à vue entre les inhibitions, les peurs des gens qu’il est amené à rencontrer, François Bon segmente la matière de l’écrit. Décrire les lieux ; écrire la biographie, écrire les rêves ; s’adresser à quelqu’un, dire le visage de l’autre ; décrire les objets, décrire les traces que nous laissons sur eux ; c’est tout un paysage qui s’anime et prend vie comme dans un lent mouvement musical qui irait crescendo.
Cette venue progressive à l’écriture permet à chacun des participants d’accoucher d’un monde dont il ne pensait pas posséder les clés. Véritable travail de maïeutique opéré avec maestria par François Bon, car sous le morcellement de l’exercice -une méthode-, ce sont toutes les fractures de ce monde qu’il explore. Ainsi, il ne part pas du fragmentaire pour le contraindre à la globalité. Son atelier d’écriture n’est pas, on l’aura compris, normatif ; il ne s’agit pas d’apporter la grammaire, le grand style, où il est le reflet d’un ordre social, d’une hiérarchie, dont les SDF et les détenus, par exemple, sont les laissés-pour-compte.
Il s’agit donc d’un livre essentiel à plusieurs niveaux. Cependant, s’il permet à ceux qui suivent le travail de François Bon de pénétrer un peu plus les enjeux de ses textes, ce n’est pas sans approfondir un certain malaise ; ces dernières années, de Parking à Paysage fer en passant par cet essai sur Koltès, la réflexion sur l’écriture s’est faite centrale, mordant sur l’espace de la fiction. S’il s’en défend dans Tous les mots sont adultes en expliquant que la réflexion sur les moyens de l’écriture accompagne nécessairement le geste d’écrire, c’est sans parvenir à lever certains doutes : ce regard incessant sur l’écriture en train de se faire, cette conscience politique de la prose n’interviennent-elles pas où des impasses sont atteintes ? Pour écrire malgré elles ? Cette parole qui écoute son écho ne dit-elle pas aussi le surplace ou l’impasse ? Le dernier chapitre, consacré à Maurice Blanchot, serait en ce sens révélateur de l’infléchissement de l’œuvre ; interrogeant ses moyens, elle se caractériserait par le resserrement de son champ de vision. Elle ne donnerait plus les clés d’un monde désuni, par l’écriture, d’avec « les pratiques héritées » qui servaient à le dire. Au centre de l’œuvre s’épuisant, un paysage déserté que l’auteur n’investit plus, qu’il ne prend plus le temps, peut-être, d’habiter, parce qu’il s’y reconnaît trop, et à travers lequel il passe, empruntant le train de Paysage fer sans s’y arrêter.