Sartre disait de l’univers de Kafka qu’il est à la fois fantastique et rigoureusement vrai. On pourrait parfaitement en dire de même des Jours où je n’existe pas, ou l’histoire d’Antoine, un homme qui n’existe qu’un jour sur deux. D’Amélie Poulain à Buñuel en passant par St-Paul et les Straub, itinéraire en intermittences avec Jean-Charles Fitoussi, qui réalise là son premier long métrage, une des plus belles révélations de l’année.
Chronic’art : Quel a été votre parcours, avant de réaliser ce premier long métrage ?
Jean-Charles Fitoussi : Une passion pour le cinéma survenue au lycée grâce à un professeur d’arts plastiques -enfant, je voulais être peintre-, l’initiation via les classiques (Fellini, Buñuel, Bresson, Godard)… rien de très original. Je travaillais pour le cinéma Les Studios à Tours, je vendais des cartes d’abonnement dans mon lycée, si bien que j’ai pu voir beaucoup de films gratuitement. Ensuite, après mon bac, j’ai échoué à l’école Louis Lumière et j’ai entamé des études de sciences et de philo, jusqu’à devenir architecte. J’ai rencontré Paul Vecchiali, dont j’avais adoré Once more, qui m’a conseillé de ne pas attendre d’être financé par des maisons de productions pour me lancer dans la réalisation. C’est ce que j’ai fait pour mon premier court, Aura été, en 94. Ensuite j’ai fait un moyen métrage, D’ici là, et j’ai rencontré les Straub dont je suis devenu l’assistant pour quatre films, depuis Du jour au lendemain jusqu’à Humiliés. Parallèlement j’ai entamé la production du long métrage et j’ai réalisé un documentaire sur Sicilia !.
Vous avez un point commun, avec Paul Vecchiali, c’est Polytechnique. Vous êtes les deux seuls cinéastes à sortir de cette école…
Comme j’avais raté les écoles de cinéma, j’ai cherché un moyen de faire des études en gagnant de l’argent pour financer mes films. C’est ainsi que je me suis retrouvé à Polytechnique, où mon premier réflexe a été de voir dans l’annuaire qui faisait du cinéma. Je suis tombé sur Vecchiali -heureux hasard, puisque j’aime ses films. C’est ainsi que je l’ai contacté.
Que reste-t-il, lorsque l’on commence à réaliser soi-même des films, de ce passage comme assistant des Straub ?
J’ai découvert leurs films assez tard, après mon premier court métrage. En revanche, je connaissais leurs « maîtres » : Bresson, Renoir pour le son et d’autres choses. Donc je les ai appréciés naturellement, parce que je me sens proche de cette famille réunie autour, disons, de Bazin. Grâce aux Straub, j’ai d’abord appris des méthodes très concrètes pour moi qui n’ai pas fait d’école de cinéma : comment obtenir certaines choses, tout simplement. Travailler avec eux, fréquenter leur absolue liberté doit être un encouragement non pas tant à les suivre (il n’y a qu’eux à pouvoir être eux !) qu’à oser être soi-même, et permet aussi de se libérer d’une certaine pesanteur liée à la machine cinéma. Les Straub apprécient le cinéma quand il est libre, ils aiment les risques et l’audace avant tout. La meilleure manière de leur être fidèle, c’est d’affirmer sa singularité -comme le disait Cocteau qu’ils aiment citer : « ce que l’on te reproche, cultive le, car c’est toi-même ». Je pense soudainement à un conseil que donnait Ravel (enfin, je ne suis pas sûr que ce soit lui) : n’hésitez pas à emprunter, à copier de-ci de-là, puisque de toute façon, si vous avez quelque chose à dire, ça se verra et ça restera. D’ailleurs, la formation des musiciens comme des peintres se faisait beaucoup par la copie. Je pense aussi à une phrase prononcée dans Et la vie continue de Kiarostami : un enfant écoute son père, puis un autre homme et ensuite fait un discours très savant sur la mort. On lui demande : « mais d’où sais-tu tout cela ? » et il répond « la moitié par mon père, l’autre moitié par Monsieur Machin, et le reste, c’est de moi » -il vient de définir le montage, le montage comme création.
Les Jours où je n’existe pas s’inscrit dans la tradition d’un cinéma qui porte une attention particulière au réel, à la présence des choses -comme chez les Straub-, et on glisse vers le fantastique sans quitter ce territoire-là, sans décrocher. On ne se détourne jamais du réel et pourtant on voit quelque chose qui ne devrait pas arriver dans le réel.
Si on s’attache au réel, si on se débarrasse de toutes les conventions sur la manière de le voir, bref si on regarde les choses jusque dans leur nudité, je pense qu’on en vient nécessairement à percevoir la réalité comme fondamentalement fantastique. A ce propos je cite toujours une prédiction d’Antonin Artaud, qui dit que le cinéma n’a probablement pas d’avenir, sauf à se rapprocher toujours plus du fantastique, « ce fantastique dont on s’aperçoit qu’il est en réalité tout le réel ». Le fantastique n’est pas autre chose que la réalité, c’est la réalité dans sa vérité -peut-être. C’est pourquoi on peut, tout en étant dans une perspective bazinienne, admirer Hitchcock : si ses films sont si impressionnants, c’est probablement parce qu’il touche de très près à ce qui constitue la réalité, que l’on perçoit les choses avec intensité « comme si on y était ». Il n’y a pas besoin de rajouter des effets : quand je filme, je cherche à être le plus transparent possible par rapport aux choses, en faisant le pari de révéler ainsi leur aspect fantastique. Il ne s’agit pas d’aller au-delà des apparences, il s’agit seulement d’éliminer tout ce qui contamine notre regard sur elles, de ne faire cas que de l’audible et du visible, d’ouvrir les yeux et les oreilles.
En même temps le film est raconté par un homme à un enfant. Comment cette dimension de conte se moule-t-elle dans ce souci du réel ?
Dans le fait qu’une histoire a priori impossible d’un homme intermittent est racontée à un enfant, lequel, faisant confiance à la possibilité d’une telle réalité, la voit littéralement prendre corps sous ses yeux. On vous raconte des choses sur le monde, puis vous apprenez en grandissant que tout cela n’est qu’un ensemble de constructions idéologiques, humaines, et vous comprenez alors que la réalité est plus vaste, plus riche que toutes ces constructions. Comme le dit Hamlet, « il y a plus sur la terre et dans le ciel, Horatio, que votre philosophie n’en rêve ». La réalité est riche, pleine, et recèle de nombreuses dimensions insoupçonnées, invisibles. Pour accepter cela, il faut être comme l’enfant dans le film : ouvert, disponible.
Le conte, parfois, veut nous détourner du monde. Là, c’est une sorte de conte paradoxal, qui nous demande simplement de croire au réel.
Exactement. Il y a deux sortes de contes. Il y a le conte compensatoire -Amélie Poulain par exemple- ce qu’on appelle « le conte bleu » : la réalité vous déplaît, alors pendant cent minutes, vous allez voir les choses telles que vous aimeriez les voir, même si c’est une illusion, et puis vous retournerez vers votre grise réalité. Et puis il y a les contes qui vous font approfondir les choses, fussent-elles terrifiantes : les contes d’Hoffmann ou d’Andersen sont cruels, mais ils entretiennent un rapport de vérité au monde. Dans Amélie Poulain, on sent une fatigue vis-à-vis du réel, et pas du tout une quête de vérité, seulement une recherche de tranquillité, de repos. On semble nous dire : « la réalité est trop dure ? Alors changez-en ! » On gomme les voitures, on remet des couleurs, on punit les méchants, on trouve le bonheur ; tout ça est faux, illusoire. C’est d’ailleurs pour cela que ça marche, puisque la réalité est fondamentalement tragique. Et on ne peut pas en vouloir à ceux qui en souffrent et réclament leur « dose » d’illusion. Qui peut prétendre être capable de supporter sans dommage le poids de la vie ? Et pourtant, je crois que la connaissance du vrai fait beaucoup plus de bien que le refuge dans l’illusion d’un monde tout rose. Cela demande certes un peu plus d’estomac, d’aimer les films que moi et beaucoup d’autres faisons, parce qu’on ne cherche pas à faire s’évader le spectateur de la réalité.
Il y a dans Amélie Poulain, de toute façon, un rapport très fort à la toxicomanie davantage qu’à l’évasion. On est dans un régime d’image qui a à voir avec l’hallucination, le paradis artificiel.
Justement j’ai eu cette impression en le voyant : un film de drogué, avec une mise en scène toxicomane. Le film distille un tel ennui qu’il semble que le réalisateur, s’en étant peut-être inconsciemment aperçu, est obligé de recourir à des effets pour relancer sa narration : effets d’accéléré, de bruitages sonores, de retouches d’images, etc. Comme s’il avait besoin d’une injection pour continuer, sous peine de s’effondrer. C’est horrible, mais c’est facile de comprendre pourquoi ça marche. D’ailleurs, entre parenthèses, on aimerait bien qu’un Président de la République se fasse projeter d’autres films que ça. Mais enfin, à partir du moment où cela devient un phénomène de société, il est normal, après tout, que le monarque prenne conscience de l’état de manque de son peuple. Qu’un film comme celui-ci ait du succès est l’indice de la mauvaise santé de la société. Jamais Amélie Poulain n’aurait marché chez les Grecs, qui avaient la santé requise pour affronter -et pour souhaiter– le tragique de la vie. Un peuple heureux, vif, sûr de sa force, préfère voir représenter les aspects les plus terrifiants, opaques, problématiques de l’existence.
Pour en revenir au film, est-ce que la dimension comique sous-jacente de cette histoire abracadabrante vous importait ?
Oui, bien sûr, parce que le cinéma doit donner du plaisir. Ça ne veut pas dire, encore une fois, s’échapper du monde. Voir davantage de réalité, ce devrait être un plaisir. Par exemple, lorsqu’en amour, terrain propice à l’illusion, vous vous rendez compte, justement, que vous avez été victime d’une illusion, lorsque les masques tombent, c’est douloureux bien sûr. Mais à ces moments là, on sent aussi que le fait que les choses existent est un bien en soi, que d’être en vie constitue déjà et avant tout un plaisir et une joie. On chute, et on retombe sur la réalité, dans sa plus simple expression : « tiens, toute la réalité existe encore. J’aurais cru que la fin de l’amour devait coïncider avec la fin de tout, eh bien, non, un seul être me manque, certes, mais au fond tout n’est pas dépeuplé -ou, mieux, tout est peut-être dépeuplé, mais tout existe encore ». On a alors le plaisir tragique de n’avoir plus rien à perdre : tout est perdu, tout est gagné, comme on entend dans Pelléas et Mélissande. D’où aussi, pour revenir à votre question, un comique qui naît du fond même du tragique : comique de la catastrophe, que l’on trouve chez les grands burlesques, Keaton et Tati, ou encore Blake Edwards. Sans arriver jusqu’à ces sommets, je crois que le burlesque du personnage d’Antoine Chappey tient à cela : il devient drôle quand il n’a plus rien, il n’a même plus l’existence. Bref, quand tout est fichu, il reste le plaisir d’être en vie, et un éclat de rire du fond du gouffre.
Ça rejoint la leçon du film de Kiarostami, Et la vie continue.
Oui. Dans le film de Kiarostami, le nombre de morts à cause du tremblement de terre, aussi élevé soit-il, n’empêche pas les vivants de continuer d’aimer la vie, il n’entame en rien leur plaisir de vivre. Il y a cette scène très belle où, au lieu d’enterrer leurs morts, les personnages préfèrent installer une antenne pour voir le match de foot à la télé. C’est le signe d’un peuple vivant. C’est d’ailleurs ce que dit la Bible : « laissez les morts enterrer les morts ». Dans mon film, le personnage d’Antoine, lui, met toujours l’accent sur le manque dans sa vie, sur sa finitude, sur la souffrance que représente le fait de ne vivre que la moitié de sa vie.
Il n’arrive pas à considérer que même s’il lui manque la moitié du temps, il lui reste autant de temps que chacun pour goûter aux plaisirs de l’existence. Les jours où il existe sont minés par ceux où il n’existe pas. Le plein est contaminé par le vide.
Il pourrait être un jouisseur, mettre à profit ses jours d’existence pour goûter la vie, mais il est plutôt dans la position d’un enquêteur, quelqu’un en quête d’une joie de vivre que chaque minuit lui retire.
C’est un peu notre cas à tous. On vient du néant et on y retourne, on n’a à notre disposition qu’une infime partie de l’éternité, et ce néant qui nous entoure mine notre existence. On passe notre vie à ne pas vivre parce qu’on est contaminé par ce que, paradoxalement, on ne vivra jamais : notre mort. C’est l’élément dramatique de la vie : ce qui ne nous concerne en rien -à savoir notre mort- nous intéresse au plus haut point. En même temps c’est aussi grâce à cela que notre vie prend de la valeur, parce que nous ne sommes pas éternels. C’est au seuil de la mort que l’on se rend compte, parfois, que l’on n’a pas suffisamment joui du présent. La seule chose qui nous était donné de vivre, ce précieux et éphémère présent (au deux sens du terme) on l’a rejetée, ignorée, en lui préférant le passé (nostalgie) ou le futur (utopie). C’est pourquoi je m’efforce, jusque dans la mise en scène, de ne considérer que le présent -le moment du tournage, de l’enregistrement- avec l’espoir de faire sentir au spectateur combien il est riche, et combien il est inutile d’en rajouter.
Au milieu du récit, un meurtre quasi hitchcockien, ou plutôt une suppression extrêmement violente : remplacer le volume qu’occupe un corps par une pile de journaux. John Locke faisait de la solidité et de l’impénétrabilité la qualité première d’un corps, au sens le plus large du terme. Cette suppression, c’est en quelque sorte un meurtre lockien, un acte contre nature -si tant est que Locke ait raison.
Je ne sais pas ce que Locke a en tête, mais j’ai plutôt l’impression que ce qui caractérise le corps, c’est sa fragilité davantage que sa solidité, son caractère poreux. C’est d’ailleurs une réalité physique, biologique : les membranes sont poreuses, on est en permanence pénétré par des microbes, des virus, etc. Je me rends compte à présent que les « meurtriers » substituent au corps des journaux, du papier journal, c’est-à-dire une matière très friable. Peut-être ne sommes-nous guère plus solides que du papier journal.
La manière dont vous filmez les disparitions d’Antoine est faussement simple : on s’attend à un simple effet de montage, un trucage à la Méliès, mais vous faîtes aussi un changement d’axe, qui rend encore plus tactile l’absence soudaine d’un corps. Ce découpage est-il prévu à l’écriture, ou bien est-ce une affaire de tournage ?
Non, c’est présent dès le scénario, puisque je fais mon découpage au moment de l’écriture. J’écris directement en termes de plans et de raccords, ce qui me paraît normal quand on veut faire du cinéma, mais ce n’est pas l’avis des commissions de financement… J’en ai fait la dure expérience quand j’ai présenté un de mes court-métrages au CNC. J’avais envoyé mon scénario-découpage, qui n’a même pas passé le premier barrage. Quand j’ai découvert les appréciations, j’ai vu que les lecteurs n’avaient même pas voulu le lire, l’ayant trouvé incompréhensible parce qu’il y avait écrit « Plan 1 : plan rapproché. Plan 2 : gros plan, etc. ». Ces lecteurs, qui viennent sans doute de « l’audiovisuel » ne savaient pas lire un découpage. Pour en revenir au film, dans cette idée d’un homme qui n’existe qu’un jour sur deux, il me paraissait évident que ce personnage évoque les raccords, le montage, les collures, bref la nature du cinéma. D’où le plaisir de le mettre en scène, de jouer à le faire disparaître sans jamais utiliser l’effet Méliès, qui d’ailleurs est aujourd’hui un peu éculé, et auquel on ne croit plus -il n’est qu’amusant.
Ce qu’Antoine éprouve, ce qui l’intrigue, c’est que les jours où il n’existe pas, les choses, elle, continuent d’exister. Forcément, on se demande pourquoi et comment ces choses continuent-elles d’exister. Est-ce qu’elles existent d’elles-mêmes, ou bien y a-t-il quelque chose qui les fait exister ? Bref : et Dieu dans tout ça ? Peut-on poser la question en ces termes ?
Oui, j’espère en tout cas que cette question se pose. Berkeley, pour qui « être, c’est être perçu », en vient à dire que seul Dieu permet aux choses d’exister quand bien même personne ne les percevraient : s’il n’y a plus personne dans ma chambre pour attester que mon bureau et mon lit existent quand je suis dans le métro, ils ne continuent d’exister que dans le regard de Dieu. Si Dieu n’existait pas, adieu les résidences secondaires ! Beckett a fait son Film là-dessus. Je suis un lecteur de la Bible, que j’ai d’abord considéré comme un conte bleu, avant de m’apercevoir que son texte contenait beaucoup de vérité, parlait de « choses qui existent ». La religion, contrairement à l’idée répandue, n’est pas nécessairement vécue sous le mode de la compensation. J’en veux pour preuve que le premier judaïsme ne promettait aucune survie après la mort. L’idée de vie éternelle est tardive dans le judaïsme, auparavant on croyait que tout le monde finissait dans une espèce de lieu infernal, pas du tout lié à la notion de péché car il concernait absolument tout le monde, le juste comme l’impie : tel était le Sheol, une sorte de marécage noir immonde, obscur, glauque, où l’on végète à l’état de presque rien (Sheol, entre parenthèses, était le premier titre de travail du film). De même, la vie éternelle telle qu’elle est annoncée par le Christ ne correspond en rien à la vie telle qu’on l’éprouve ; l’après de la mort n’est pas la vie en mieux, et quand on demande à St Paul dans quel état on sera après la mort, il répond… qu’on n’en sait rien, sinon que ce sera différent, tout autre. Il prend l’exemple du monde réel, où il y a une grande variété, une infinie diversité des êtres : tout est différent, autre est la tortue, autre est le nuage, autre la lune, autres les étoiles, etc. Autre est l’état du corps après la mort. Cela n’enlève rien au tragique de la vie éphémère : ce qui advient, s’il advient, sera sans commune mesure avec ce que nous vivons, qui, de toute manière disparaîtra. D’où la persistance du tragique : la religion ne console pas, il nous faudra quitter tout ce monde-ci que nous aimions tant. Je ressens un peu cela quand il faut partir en vacances : le lieu de destination a beau être attrayant (encore qu’on ne sait jamais ce qui nous attend), il n’empêche que je quitte mon lieu habituel, mon petit « ici » qui me plait bien, et que c’est un arrachement. Tous ces thèmes sont probablement présents dans le film, et je crois que la question de la divinité doit toujours se poser, puisqu’elle est une interrogation sur la nature du réel. Et tout cela ne peut que rester sans réponse, bien sûr.
A Antoine, de par son statut d’intermittent de l’existence, ces incontournables questionnements se posent avec davantage d’acuité.
Chaque jour, il fait l’expérience de ce que c’est qu’être mort. Il ressuscite tous les deux jours, et ne cesse de se poser ces questions. Il est dans une position -privilégiée et en même temps douloureuse- où il ne peut pas oublier sa nature éphémère, contrairement à nous. Il n’a pas accès au divertissement. Alors, pour reprendre le vocabulaire pascalien, il n’a peut-être pas la Grâce suffisante pour surmonter ses angoisses ; mais il évolue quand même au long du film, il prend conscience de plus en plus clairement de sa dissolution promise dans le monde, il réalise mieux que quiconque qu’il redeviendra poussière, atome, qu’il sera sous cette forme ultime, respiré, mangé, par le monde qui lui succédera.
Comment la possibilité d’une histoire d’amour s’inscrit-elle dans cette aventure ?
Antoine rencontre Clémentine dans une boucherie, qui est un lieu de chair. Auparavant, il vivait son aventure de manière abstraite, là il est confronté à la présence de l’autre, à plein temps. Au départ, c’est formidable, il ressent la plénitude de son existence grâce au sentiment amoureux, comme c’est le cas pour tout le monde lors des premiers émois. Mais cette rencontre le renvoie bien vite à sa nature et finalement s’avère catastrophique. Entre temps, il aura fait l’expérience que non seulement sa réalité lui échappe, mais que celle de l’autre n’est pas plus accessible. A partir du moment où il veut enfermer cette fille pour savoir tout d’elle, il devient invivable : il n’est plus amoureux, seulement possessif. Je voulais mettre l’accent sur ce paradoxe inhérent au rapport amoureux : plus on aime et plus on veut s’approcher de l’autre, mais alors aussi plus on l’étouffe, jusqu’à le tuer. Pour illustrer cela, même s’il parle davantage, je crois, du domaine social où cet exemple est plus pertinent, Schopenhauer prend l’image du porc-épic : en hiver, quand ils ont froid, ils se rapprochent les uns des autres pour bénéficier de la chaleur d’autrui ; mais alors ils se piquent, et risquent de se tuer : ils doivent donc s’éloigner, et ont de nouveau froid. Il leur faut trouver une distance intermédiaire, a mi-distance entre le froid et la piqûre. Peut-être que le défi du rapport amoureux, c’est justement de trouver cette distance-là.
Il y a deux versions des Jours où je n’existe pas en fait…
Oui, j’ai commencé par vouloir faire un moyen métrage, mais on a connu de gros ennuis techniques et on n’a pas pu tourner tout ce qu’on voulait. Alors, durant les mois de chômage où il fallait trouver de nouveaux financements, attendre que les acteurs et les techniciens redeviennent libres, j’ai imaginé un prolongement, une autre manière de raconter l’histoire de telle sorte que le film marche en diptyque, avec une version qui fait la moitié de la durée de l’autre -à l’image du personnage qui n’existe que la moitié du temps, et à qui il échappe une partie de la réalité. L’enjeu était que le film d’une heure existe à part entière : il n’a aucun plan en commun avec l’autre, rien ne lui manque, mais si on voit le long métrage, on découvre d’autres aspects de l’histoire. Le long est comme une réminiscence du moyen, lequel est raconté au présent alors que l’autre est un flash back intermittent qui se déroule jusqu’à rejoindre le présent. Mais au départ, il n’y avait qu’un seul film, l’autre est venu par la force des choses. C’est presque une éthique du tournage : considérer que tout ce qui advient, même le pire, peut être retourné en bénéfice pour le film ; faire du contingent une nécessité, et le désirer quoi qu’il arrive.
Les personnages, dans le film, portent le prénom de l’acteur qui les incarne. Pourquoi, et comment avez-vous choisi ces comédiens ?
Je n’aime pas que les personnages portent un nom signifiant, c’est une surcharge inutile. Je ne voulais pas non plus choisir au hasard, puisque le hasard n’en est jamais tout à fait un. Alors, j’ai repris leurs prénoms, tout simplement ; aussi pour souligner la dimension documentaire d’un film : Je filme Antoine, je filme Clémentine. Le hasard fait que le petit garçon s’appelle aussi Antoine, d’où une résonance. Par la suite, Antoine Chappey m’a raconté qu’enfant il comprenait son prénom décomposé : En-toi-ne ou En-toi-noeud, en toi ce noeud, la négation. Finalement son prénom est un peu signifiant, on n’y échappe pas (et que dire de Chappey, qui laisse entendre échapper !) Quant au choix des comédiens, ce n’est pas du tout, comme je l’ai parfois entendu, un hommage à Oliveira, que je connais peu, et que j’aime par intermittence. Antoine Chappey, je le connaissais avant La Lettre, où il était remarquable, et Luis Miguel Cintra n’a pas joué uniquement chez Oliveira, loin de là. Je l’ai choisi parce que c’est un immense acteur, que son timbre et sa noblesse sont uniques et me semblaient parfaitement convenir au rôle. En revanche, par la présence de Bernard Musson et Paul Le Person, il y a un discret hommage à Buñuel, dont j’admire les choix et la direction d’acteurs. D’ailleurs, les personnages du film vont voir L’Age d’or. J’aime beaucoup Buñuel, c’est un des cinéastes qui m’est le plus cher.
Quels sont vos projets ?
Je vais tourner un court métrage dans la collection « Portraits » d’Arte, consacré au Dieu Saturne, et j’écris un long métrage qui reprend le mythe du vampire pour l’ancrer dans notre réalité. Un film de vampires, donc, mais sans folklore gothique, sans la moindre gousse d’ail ni, peut-être, de morsures ou de sang (quoique…). C’est étrange, je ne me suis rendu compte qu’a posteriori qu’Antoine, à sa manière, était un mort-vivant -un mort-vivant intermittent. D’ailleurs, on peut lire le titre d’une autre façon, comme un titre de film de vampires : Les jours où je n’existe pas, en entendant jour par opposition à nuit : les vampires, on le sait, n’existent pas le jour.
Propos recueillis par
Lire notre chronique des Jours où je n’existe pas