Il cache des fusées de Tintin dans tous ses films et se passionne pour les énigmes policières de Gaston Leroux. En adaptant Le Mystère de la chambre jaune, Bruno Podalydès suit un petit train, « le bon bout de la raison » cher à Rouletabille, tout en gardant en permanence un point de vue d’enfant, et l’amusement comme principe premier.
Chronic’art : La fusée de Tintin est-elle cachée dans le laboratoire du professeur Stangerson ?
Bruno Podalydès : Bravo, bonne réponse. Elle apparaît dans quatre plans, trois fois où elle est assez visible et une fois où elle est vicieusement cachée. Elle est assez difficile à voir car il n’y a pas toujours le point sur elle.
Quand on a lu Le Mystère de la chambre jaune, on n’a pas le souvenir d’un livre particulièrement drôle. Or le film est une véritable comédie. Cette déviance de ton vient-il du travail d’adaptation ou l’aviez-vous souhaitée dès le départ ?
Je ne décide jamais de « faire drôle ». Là, en exagérant un peu, je dirais que le versant comédie est venu presque malgré moi. C’est difficile à expliquer, c’est un processus naturel… Quand j’ai fait les repérages, j’ai vu cette grande horloge, j’ai imaginé qu’elle tombait, avec quelqu’un dedans. Et puis alors je cherchais une planque pour le personnage de Sainclair, l’idée de l’horloge est revenue. J’ai ramené mes notes sur le camouflage prises au service militaire et j’ai essayé d’exploiter à fond la situation. Voilà, ça se fait comme ça, c’est tout simple. Mais c’est vrai que j’ai envie de continuer dans un burlesque strict avec de purs problèmes de mécanique, parce que je prends beaucoup de plaisir à construire une scène comme celle de l’horloge, à préparer les plans, faire des essais… Laurel et Hardy ou Buster Keaton sont très forts pour ça. Le célèbre gag de la façade de la maison qui tombe… c’est génial.
Il y a aussi un burlesque lexical, que vous aviez déjà explorer dans Liberté-Oléron, où le vocabulaire nautique devient drôle. Idem avec le « rabiboché » dans Dieu seul me voit. Là, ce sont les dialogues de Leroux qui, comme dénudés, paraissent soudain saugrenus. C’est une forme de ridicule permanent qui irrigue le film, couplé à un esprit de sérieux inébranlable.
Il suffit de prendre d’un seul coup du recul par rapport au langage pour qu’il devienne marrant. C’est vrai qu’il y a beaucoup de ridicule, mais ce qui me plaît c’est de ne pas pour autant se laisser aller à la parodie. Tout le monde feint d’y croire jusqu’au bout. La défaite, pour moi, ce serait qu’un personnage finisse par dire « non, je déconnais ». Ce serait comme un tour de magie où le truc serait visible : un patatra général. A ce moment-là, on peut dire les phrases les plus sentencieuses de Leroux : c’est parce qu’on les dit sérieusement qu’elles sont drôles.
Cette drôlerie vous est-elle apparue à la lecture du roman, lors de l’écriture du scénario ou au tournage ?
Je ne sais pas vraiment. Un peu les trois. Quand Denis répond « tu l’as dit, bouffi », c’est dans le bouquin. Leroux avait des traits de fantaisie inattendus parfois. Je croyais avoir écrit certaines répliques et puis je m’apercevais qu’elles étaient de lui -c’est dire si je m’étais accaparé le roman. Quand Sainclair gifle Rouletabille pour le réveiller, celui-ci lui demande de faire moins de bruit et Sainclair répond que gifler en silence, c’est pas facile. Ça, par exemple, ce n’est pas un dialogue chez Leroux, c’est un commentaire du narrateur. Leroux, dans la vie, était un type très marrant, un bon vivant. Et puis Rouletabille… comment se prendre au sérieux avec un nom pareil ?
Quand décidez-vous d’être infidèle au roman, d’y ajouter ou d’en retrancher quelque chose ?
Pas au départ, car je voulais rester très fidèle à ce livre que j’aimais. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, je n’avais pas l’intention d’y mettre ma patte. Je travaille lentement, et je reprends mes versions successives du scénario. Alors je prends de plus en plus de libertés, parce que je critique mon propre travail, pas le livre, qui est une sorte de matrice. J’aimais l’idée qu’il y ait des images fortes qui opèrent de manière surréaliste, dépourvues de sens, et que moi, ensuite, je leur donne un éclairage différent. La canne de Frédéric Larsan, par exemple : dans le bouquin je trouvais l’explication un peu légère (cacher la blessure de la main), alors j’ai imaginé le pommeau en forme de profil, le poinçon qui permet de grimper aux murs, etc. J’ai étayé l’objet tout en gardant l’idée de base. « La canne de Frédéric Larsan »… Cocteau adorait la sonorité musicale de ces mots.
Il y a cette idée bazinienne que plus on est fidèle au livre, plus on invente de choses.
Oui, je repensais aussi à l’article de Truffaut, « Une certaine tendance… ». L’idée de tout déplacer, d’opérer des glissements automatiques, des pas de côté. Si dans le livre il est question d’un pistolet, on choisira un couteau. J’avais un vrai plaisir à être fidèle au roman, à prendre au mot l’auteur et en même temps à changer des choses. Ce n’est pas contradictoire. Pour les répliques, c’est pareil : c’est très agréable de faire dire à quelqu’un « je pars chercher les deux moitiés de l’assassin » et d’y croire.
Le livre de Leroux regorge de scènes de cinéma, de scènes à effets spéciaux. Celle de la galerie par exemple, où l’assassin s’échappe comme par magie : ce n’est rien d’autre qu’une question de mise en scène.
Exactement, c’est pour ça qu’une telle adaptation est tentante et excitante. C’était amusant de passer du temps sur le plateau, avec des figures en carton à la place des personnages, à faire le découpage en se demandant : « mais alors si lui passe par là, l’autre doit le voir, etc. ». Même si on ne comprend pas toujours tout -ce qui n’est pas grave, c’est aussi le charme de la chose-, je tenais à ce que l’explication des mystères soit techniquement irréprochable, alors que Leroux, lui, est un parfois peu léger, un peu feuilletoniste. On parlait de Bazin : quand je vois les autres adaptations du Mystère au cinéma par Aisner ou L’Herbier, je me demande pourquoi ils ont changé tant de choses, pourquoi il y a tant de déplacements. Il n’y a aucune raison que la chambre jaune, par exemple, ne soit pas dans un pavillon. Pour la scène de la galerie, il faut mettre un point d’honneur à tourner en plan-séquence, en steadycam. L’Herbier et Aisner ont tout changé, c’est trop facile.
Vous disiez ne pas vouloir d’emblée « mettre votre patte ». Pourtant Stangerson, c’est un peu le Professeur Tournesol, Rouletabille porte quasiment des pantalons de golf…
… c’est complètement accablant, je suis d’accord (rire). J’avoue coupable à l’arrivée, mais pas au départ. De toute façon, j’y vais au rabot. Pour les décors, le labo du professeur Stangerson, on n’allait pas mettre des pipettes, c’est chiant, on l’a vue mille fois. Je connaissais Fabien et ses machines, j’ai eu envie de les utiliser -et sans penser au jeu de mots avec Rouletabille, sinon, j’aurais arrêté tout de suite. Après coup, ça marche. Pour la ressemblance Rouletabille / Tintin j’y ai pensé, bien sûr. Les pantalons trop courts, c’était d’abord pour rajeunir Denis. Et puis ça m’amusait d’être un peu cul-cul, de jouer sur ça. D’ailleurs Hergé avait lu Leroux, et je suis persuadé que Tintin vient de Rouletabille.
Il y a un côté brocante dans le film, assemblage enfantin.
Oui, mais c’est l’idée que je me fais du cinéma. D’ailleurs les machines de Fabien, ce n’est que de la brocante. J’aime bien ce principe de partir d’éléments hétéroclites, de les agencer pour en faire un tout. C’est ce que j’admire chez Resnais : il prend un comique, Roger Pierre, un scientifique, le professeur Laborit, une histoire d’amour filmée au premier degré, et ça donne Mon oncle d’Amérique. Je parle de Resnais, mais je me sens moins formaliste, comme lui, qu’illusionniste, avec l’idée de cacher la forme, masquer la mise en scène, donner l’impression qu’elle va de soi.
Comment se plie-t-on à la rigueur d’une adaptation ? Dans vos films précédents, la fiction pouvait se déplacer librement. Là, il y a ce désir parfois de bifurquer, mais il faut quand même revenir sur les rails de la narration.
Oui, et c’est ce qui me plaisait. Pour en revenir à la scène de l’horloge, on est en plein sur les rails du films, les héros doivent se planquer pour voir l’assassin et puis l’horloge tombe et ça dérape. A ce moment le film pourrait s’engager dans une voie complètement différente. Un peu comme dans Versailles rive gauche où le fait de ne pas tirer une chasse d’eau engage tout le film. J’aimerais, dans Le Mystère, que l’on ressente en permanence la possibilité d’un dérapage, que le petit train ne prenne pas la bonne voie. J’avais le plaisir, en tant que scénariste et, j’espère, spectateur, de se dire que malgré tout, malgré les digressions, les pauses déjeuner, le petit train reste sur les rails. Ça crée une sorte de suspens burlesque : ça bascule dans le comique et on se demande quand et comment on va revenir au mystère.
Denis est-il intervenu en amont du film ou bien seulement en tant qu’acteur ?
Cette fois il était avant tout acteur. Le personnage de Rouletabille était plus difficile à trouver que ceux des précédents films qui étaient des mélanges de souvenirs communs. Denis n’avait pas lu Leroux, il ne connaissait pas Rouletabille. On ne savait pas ce que ça allait donner, il suffisait d’y croire. Et puis Denis porte les scènes, surtout les grandes explications finales. Il assure le tempo, c’est presque lui qui fait la mise en scène. Quand il est comme ça, dans une configuration de théâtre, il est maître de la scène. J’ai beaucoup insisté sur les gestes : je lui demandais de monter les genoux en courant, etc. Ça prolonge un peu ce qu’il faisait au théâtre dans Révizor de Gogol. Là, on était au plus près d’une référence partagée par nous deux, qui est Louis de Funès.
Chez Leroux, Sainclair fait office de narrateur, on s’identifie à lui. Dans le film il est le photographe qui accompagne Rouletabille, c’est un personnage au même titre que les autres.
Ce personnage m’a beaucoup plu. J’étais content de découvrir, après coup, que l’horloge dans laquelle il se cache fonctionne comme une chambre noire, avec un obturateur et un effet de ralenti sur le bandit. Ça fait un peu Méliès aussi. Dans le roman il a 50 ans, il est avocat (comme Leroux), un peu bourgeois essoufflé. L’Herbier en faisait un bonhomme bougon, toujours à pester contre l’empressement de Rouletabille, ça ne me plaisait pas vraiment. J’ai préféré le rendre plus léger, un peu ridicule aussi, mais plus élégant. Lui et le juge (Claude Rich) sont un peu mes deux porte-parole, les relais avec le spectateur. Quand le juge décide de se mettre dehors pour écouter Rouletabille, c’est aussi moi, le réalisateur, qui a envie de plein air. Et quand il dit ne rien comprendre, ça peut être le cas du spectateur aussi. Pareil quand il se déclare un peu déçu par la solution de l’énigme, moi aussi, comme tout le monde, je suis un peu déçu parce que la solution est très simple. Mais c’est sa beauté aussi : nous, les adultes, on va chercher une solution alambiquée alors qu’elle est enfantine. Mais Rouletabille, lui, réfléchit comme un enfant.
Est-ce que le film tel qu’il est ressemble à l’imaginaire que vous aviez construit en lisant le livre ?
Une fois qu’on a choisi un acteur par exemple, on oublie la tête qu’on lui avait attribuée à la lecture. On se dit que ça ne peut être que cet acteur là, ce qui est faux. Idem pour les lieux. J’ai encore un peu en tête l’image que je me faisais du film, mais ça s’estompe peu à peu. Cela dit le film n’est pas très éloigné de mon imaginaire. Souvent on est déçu parce qu’on idéalise le film avant coup. Là, c’était plutôt l’effet inverse. J’ai souvent des idées in extremis sur le plateau et rétrospectivement j’ai toujours un vertige en pensant à ce que j’aurais pu faire.
Vous allez adapter Le Parfum de la dame en noir, la suite du Mystère de la chambre jaune ?
Oui, je suis en train de bosser dessus. Ce sera dans la continuité, avec les mêmes acteurs, les mêmes ambiances. C’est assez difficile parce que le bouquin est un peu moins bon. La résolution est moins amusante que celle du Mystère, qui débouche sur une bulle vide. Mais ça me plait parce que si je ne fais pas un film contre le précédent comme disait Truffaut, chacun était différent. Là, j’ai une vraie suite sur les bras. C’est un plaisir, on décline les motifs, mais je n’ai pas envie de faire les mêmes choses. Je ne vais pas faire complètement neuf pour avoir l’air malin ou continuer dans la foulée, en roue libre. J’avais une version du scénario du Mystère où j’expliquais tout du Parfum…, parce qu’alors je ne pensais pas le tourner. J’ai décidé ça sur le tournage, et j’ai laissé des indices, mais ça reste discret, un peu plus que dans le livre. Ça m’amuse assez que la moitié de la salle les perçoive et pas l’autre.
Propos recueillis par et
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