C’est l’un des événements du moment sur la scène littéraire anglaise : en attendant sa prochaine traduction française, Chronic’art vous propose un avant-goût du nouveau roman de Will Self, « Dorian, an imitation ». Un pastiche caustique du « Portrait de Dorian Gray » et une réflexion sur la superficialité sur fond de débauche homosexuelle et d’épidémie du sida.
Superficialité : ainsi peut-on traduire shallowness, ce mot qui revient si fréquemment dans Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde. Il y devient comme la critique de toute une époque, où l’homme moderne est confronté à sa vanité. Ecrit à la fin du XIXe siècle, Le Portrait de Dorian Gray révèle les multiples facettes de cette faiblesse très humaine qu’est l’obsession de l’homme pour sa propre image. L’oeuvre d’art ne ment pas, nous dit Wilde -elle ne fait que rappeler à l’imposteur son vrai visage. Quand le masque tombe, il ne reste qu’une « immonde parodie », l’âme grimaçante du sujet. En exergue de son roman, Wilde a cette formule : « Ceux qui descendent sous la surface le font à leurs risques et périls. » Dans Dorian, Will Self explore ce qui se trame sous le verni glamour des rôles et de l’apparence, à une époque -la nôtre- qui n’a rien à envier en la matière à celle de son illustre prédécesseur. Et ce n’est pas un hasard si Will Self choisit pour Dorian cette citation de Schopenhauer : » … persona signifie le masque de l’acteur, et il est vrai que personne ne se révèle vraiment tel qu’il est ; nous portons tous un masque, et jouons un rôle. »
Le scandale
Wilde et Self étaient faits pour se rencontrer, et cette rencontre, on le sent, remonte à longtemps. Wilde était un moderne -un personnage, un esprit, avant même d’être un écrivain. Ses frasques lui valurent l’opprobre des poussiéreux victoriens. Self est peut-être de ceux qui regrettent ces temps lointains, lorsqu’il était si simple de choquer, lorsque le scandale était à la portée de ceux qui osaient braver les conventions. Depuis Wilde, la frontière entre convention et provocation s’est graduellement estompée. Le scandale est le moyen le plus sur d’être reconnu. Will Self reprend à son compte tous les thèmes du roman de Wilde pour dresser le tableau d’un monde où l’obsession de soi est reine. La monstrueuse dualité de Dorian Gray l’illustre à merveille ; sa belle gueule, son charme irrésistible font de lui le symbole vivant des dernières années du XXe siècle qui, dans les arts, la mode, la publicité, ont célébré la beauté du corps et, de façon plus obsessionnelle encore, sa jeunesse – tout en ignorant la misère morale qu’elles dissimulaient.
Dorian en vidéo
Comme Wilde, Self construit son roman à la fois comme une réflexion sur l’art et comme une critique sociale. Dorian est une version singulière et hypertrophiée du Portrait. La Grande-Bretagne est celle des années 80 et des quinze qui les suivirent ; le milieu social, celui des homosexuels nantis, usant et abusant des drogues, livrant leur corps à toutes les formes disponibles du désir. Nous sommes au début des années Thatcher.
Fraîchement diplômé d’Oxford, Dorian Gray, éphèbe aux boucles blondes, est devenu l’unique passion de l’artiste conceptuel Basil Hallward, alias Baz. Ses installations vidéo font de lui le précurseur d’une énième révolution artistique, qui ne consiste qu’en un « réemballage de la contre-culture » venue d’un marché américain « sursaturé ». Baz vient de réaliser Cathode Narcissus, où figurent neuf portraits vidéos du jeune Dorian, une oeuvre « de voyeurisme intense, carnivore, prédateur. » Dans l’atelier de l’artiste, le peintre et son modèle se prélassent, sirotant des vodkas martini devant le spectacle, là aussi cathodique, des émeutes de Brixton. Lors d’une visite à l’atelier de son ami Basil, Henry Wotton, aristo eccentrique, obnubilé par la chair masculine et opposant au monde ses percutants aphorismes, fait la connaissance de Dorian, qui est « comme du raisin mûr saupoudré de levure. » Il prend Dorian sous son aile et le subtilise à Basil pour lui inculquer tout ce qu’il sait de la perversion.
Scruter l’abîme avec des Ray-Ban
L’aristocrate Henry Wotton, chez Wilde, était un dilettante génial, amateur de bons mots, passionné de pureté, mais qui appartenait déjà à une autre époque. Le Henry Wotton de Self partage avec son alter ego une passion pour les adages et les formules bien senties, mais ces réparties sont surtout pour lui un moyen de regarder en face le vide de son existence. « C’est tout à fait possible de scruter l’abîme plusieurs jours de suite. Il suffit de porter des Ray Ban » déclame Wotton, dont « la plus grande peur dans la vie est l’incapacité de s’exprimer ou, pire encore, l’esprit d’escalier ». Comme chez Wilde, le futur, c’est Dorian Gray. « Il est différent de nous, il est sans honte », dit de lui Baz Hallward, « il appartient à une génération entièrement différente, la première génération gay à sortir de l’ombre. » Le roman de Self, sulfureux, brutal, est aussi un hommage à cette génération qui, à peine sortie de l’ombre, est retombée dans le piège d’une innocence factice, une culture profondément individualiste détruite dans l’œuf par le virus du sida. Les effets de la maladie sur le corps humain ressemblent étrangement à la description que Wilde donne de l’inéluctable dégradation du portrait de Dorian Gray : « la lèpre du pêché le rongeait comme par l’effet d’une bizarre accélération de la vie interne. »
S’oublier à Soho
Les correspondances entre le roman de Wilde et celui de Self ne s’arrêtent pas là. Elles sont infinies. La scène s’est déplacée de quelques kilomètres, de Bond Street à Chelsea, où se trouvent aujourd’hui les demeures du gotha de Londres ; au lieu d’un fiacre, c’est dans sa Jaguar qu’Henry Wotton fume des cigarettes turques « Monopole d’Etat » ; l’ultime lieu de perdition, où Dorian va chercher l’oubli, ce ne sont plus les maisons d’opium sur les rives boueuses de la Tamise, mais Soho, où l’on sent déjà « la hampe palpitante des flèches d’Eros qui survolent Shaftesbury Avenue, un missile mortel dirigé par les locataires du quartier contre les drogués massés devant chez Hall’s, le pharmacien ».
Chaque détail de ces vies oisives exclusivement consacrées à l’autodérision et à la diffamation est un écho sordide des conversations légères et des indiscrétions de salon dont Wilde était friand. Suivant l’adage d’Henry Wotton, selon lequel « aucun homme cultivé ne peut refuser une nouvelle sensation », les cocktails mondains se transforment en orgies où, secoués par le tempo des drogues, « les corps sodomites s’alignent comme des congas. »
Sida, péché, libération
Chez Wilde, Dieu est encore présent, pour la forme en tout cas : on se souviendra de la scène au cours de laquelle le peintre Basil tombe à genoux pour prier devant son tableau transfiguré. Dans Dorian, le seul qui ait encore un vague sens religieux, c’est justement Baz, l’artiste. Dans une scène pathétique, d’une violence inouïe, il découvre la » révoltante » transformation subie par son œuvre, et lâche ce mot : « pêché ». Mais, prononcé par un séropositif au bord de la nausée et sous l’emprise de l’héroïne, le mot n’a plus guère de sens. Le sida a rendu obsolète la promesse d’une punition divine. Avec une langue dense et corrosive, Will Self dépeint l’insouciance, puis la vanité et les hypocrisies d’homosexuels dont la libération à coïncidé avec l’anéantissement. Il révèle aussi, comme dans une chambre noire, ce que Wilde n’écrit qu’en filigrane -que l’amour du peintre Basil Hallward et de son ami Henry Wotton pour Dorian Gray n’est pas seulement esthétique, mais aussi profondément, maladivement charnel. Là où, époque oblige, Wilde ne faisait que suggérer de façon subtile et diffuse la supériorité de l’homosexualité sur l’hétérosexualité, Self pousse le raisonnement jusqu’au bout. Il raconte, à travers le mythe de la jeunesse éternelle, la dernière des libérations sexuelles, celle du milieu gay.
Exit ?
Le meilleur, dans Dorian, c’est donc moins l’imitation que l’irruption d’un réalisme chirurgical, profondément troublant, dans le récit des frasques de la clique de Chelsea -la description crue, voire cruelle, de la corruption des corps par la maladie. Henry Wotton en est jusqu’au bout le commentateur insatiable et cynique. Contrairement à son ami artiste, il ne croit pas une seconde à son absolution : moribond, profondément diminué par la trithérapie, il réalise, à 40 ans, qu’il paie « pour chaque minute, chaque heure, chaque jour, ou chaque semaine d’abandon » que lui ont procuré les drogues et la consommation de ses obsessions sexuelles. Le New Labour gagne les élections, la Grande Bretagne sort de la glaciation. L’icône Dorian continue de promener dans les cocktails son irrésistible silhouette, miraculeusement épargnée par le virus et les effets de l’age. Mais ceux qui ont lu le Portrait savent que le vers est dans le fruit. A l’instar de Wilde, Will Self finit lui aussi par faire tomber le masque de Dorian Gray.
Will Self : Dorian, an imitation (Viking)