A Rennes, le Festival Travelling 2003 proposait un panorama/état des lieux du cinéma iranien, à défaut d’une compétition palpitante. Compte-rendu.
La concurrence fait rage entre les différents festivals, et proposer aux cinéphiles locaux des inédits détonants relève de la gageure. La modeste compétition de la 14e édition du Festival Travelling de Rennes réunissait six films. Sur le papier, un seul suscitait un réel élan de curiosité : La Forêt sans nom, de Shinji Aoyama. Eureka, la première fiction de ce jeune nippon, culminait à 3h37, c’était un beau film. Desert Moon, le suivant, se hissait péniblement jusqu’à 2h11, c’était un mauvais pensum abscons. La Forêt sans nom, pour sa part, se heurte à la barre des 75 minutes. Une fois n’est pas coutume, l’occulte arithmétique de la durée des métrages s’est avéré cohérente : bâclée, chichiteuse, très vite à court de souffle et d’idées, l’oeuvrette d’Aoyama est (encore) une dissertation post-traumatique sur la chaotique quête de sens du Japonais moderne. Mike, un énergumène endetté, raver-dandy en cuir et chemises bariolées, s’improvise détective privé pour ramener à son père une jeune fille happée par une secte zen. Au coeur d’une forêt, sans nom donc, Mike joue les forts en gueule face à la gouroute en chef qui le somme d’aller voir un arbre « qui lui ressemble ». Mike se retrouve sous bois face à l’arbre en question, censé lui révéler ce qu’il désire au fond de lui. Evidemment, on ne verra rien. Aoyama, pourtant si prometteur, ne voit rien lui non plus dans son miroir : ni imagination, ni désir.
Cette compétition a tout de même eu son lauréat. Il s’agit de Je suis Taraneh, j’ai 15 ans de l’Iranien Rassul Sadr-Ameli (assez réussi si l’on en croit les échos des festivaliers), ce qui offre une transition idéal vers ce qui reste l’événement essentiel du festival, à savoir le panorama qui met à l’honneur, chaque année, une ville de cinéma. Après Lisbonne et le cinéma portugais, une autre capitale d’un pays particulièrement dynamique en matière de 7e Art : Téhéran. L’Iran est apparu, depuis quelques années et la révélation Kiarostami, comme un centre de gravité essentiel de la création contemporaine. Cette rétrospective tombait à pic pour faire le point, même si une poignée de films, et pas les moins importants, brillaient par leur absence : l’excellent Delbaran et autres films d’Abolfazl Jalili, certaines réalisations de Jafar Panahi, quelques autres encore. Elle a permis en tout cas de vérifier combien il est aisé de délimiter des lignes de partage, tant à l’égard des sujets qu’à celui de l’esthétique, au sein d’un cinéma dont le rendement des auteurs, parfois, est à géométrie variable. Majid Majidi, par exemple, qui avait pu charmer avec l’ambiance De Sica des Enfants du ciel, devient franchement pénible quand il met ses emphatiques talents au service d’un mélo à mi-chemin entre le téléthon et Heidi, La Couleur du paradis. De manière générale, voir à la chaîne des échantillons de la production nationale iranienne n’est pas forcément à son avantage. Les canons du cinéma made in Iran, pour ne pas dire dans certains cas les tics, s’y révèlent sous un jour impitoyable. Pour un chef-d’oeuvre de Kiarostami (Où est la maison de mon ami ?), combien de contes édifiants sur les valeurs de l’enfant-courage s’engouffrent-ils dans le catéchisme presque nauséabond de la fable au mieux larmoyante (La Couleur du Paradis), au pire moralisante (Le Petit homme de Ibrahim Forouzesh) ?
Pour quelques beaux plans, combien cèdent à la photogénie, à la joliesse, à la pose, à la quête de l’insolite, du mémorable, bref de l’image choc ? Combien résistent à la surcharge symbolique, au langage tellement métaphorique qu’il perd toute signification et puissance ? Les films de la Makhmalbaf family (Mohsen, Marzieh Meshkini, sa femme, et Samira, sa fille) réussissent souvent l’exploit de conjuguer tous ces écueils au sein d’un même film, ce qui en fait -avec un bémol pour Samira, plus douée et plus subtile- la fausse valeur par excellence du cinéma iranien.
A ce propos, il était intéressant de voir ce qu’il en était avant la révolution de 79, à travers quelques films signés Dariush Mehrjui, Farrokh Ghaffary ou encore Ebrahim Golestan. A la vision de La Vache (1969) de Mehrjui par exemple, on mesure combien certains topiques du cinéma iranien sont moins liés à la Révolution -au sens où celle-ci induirait une requalification du langage cinématographique- qu’à une tradition formelle et thématique. Dans le film de Dariush Mehrjui, on retrouve en effet au moins une figure qui, trente ans plus tard, fonctionne toujours à plein régime dans les films pour enfants notamment : celle du personnage obstiné à retrouver l’objet unique de son attachement (ici une vache), le dépositaire de ses espoirs et de ses craintes, quitte à risquer de se perdre, ou à se perdre vraiment. D’autres thèmes sont omniprésents dans le cinéma iranien contemporain, comme la contrebande (du Tableau noir de Samira Makhmalbaf à l’étonnant court-métrage d’Ali Mohammad Ghasemi, Remous sur le rivage, parfois brillant, mais non dénué d’inutiles poses esthétisantes), ou le tournage des films (Kiarostami, Mohsen Makhmalbaf) mais aussi, signe des temps, les changements politiques et la place des femmes dans la société. De cela, la réalisatrice Rakhsan Bani Etemad tente de se faire le témoin privilégié, à travers le documentaire (Our times, sur les élections de 2001) ou la fiction (Sous la peau de la ville, laborieux film de famille s’égarant du côté de la pompe morale).
Mais au-dessus de tous trône le génie souverain d’Abbas Kiarostami, heureusement honoré ici. On aurait facilement tendance, à la fin d’un tel festival, à sévèrement réviser nos jugements parfois enthousiastes sur l’homogénéité de la production iranienne. Après tout, Kiarostami serait-il l’arbre qui cache, non pas une forêt, mais un buisson ? Un buisson bien fleuri certes, mais condamné à baigner dans l’ombre de ce grand chêne pour quelques années encore. Toujours est-il que l’on repart de Rennes avec quelques certitudes. Certitude que le moindre plan du Vent nous emportera vaut bien tous les paysages enjolivés par la caméra de cinéastes trop épris de photogénie ; que la petite fleur de Où est la maison de mon ami ? mérite plus de larmes que la somme des contes édifiants aperçus ici ; que Ten ou les cinq dernières minutes du Goût de la cerise renvoient toutes les expérimentations de Makhmalbaf sur le médium cinéma au rang d’aimables travaux pratiques de fin d’études. Certitude, enfin, que la beauté terrible de ses films, leur irréel amour du réel, leur communication magique avec le secret du monde portent une émotion indicible et qu’elle nous ravage ; que Kiarostami, frère de Rossellini, est à l’étroit dans une rétrospective iranienne puisqu’il est à lui seul un pays, un continent, la planète cinéma toute entière.