Huit ans après son suicide, on n’a jamais autant parlé de Kurt Cobain et de Nirvana que l’année dernière. A l’occasion de la parution en français de ses notes et carnets, retour sur la fulgurante carrière du leader du plus important groupe de rock des années 1990.
C’est l’un des derniers plans de Gimme shelter, le film des frères Maysles sur le cataclysmique concert des Rolling Stones à l’autodrome d’Altamont à la fin de l’année 1969. Assis à la table de montage, le réalisateur montre à Mick Jagger les rushes du meurtre de Meredith Hunter par un Hell’s Angel du service d’ordre, sur les accords de Under my thumb, et lui demande sa réaction. Et Jagger hausse les épaules en soupirant, l’air vaguement ennuyé. Pendant ces quelques instants, la caméra a écarté l’enveloppe de nonchalance cool du chanteur pop pour laisser entrevoir l’armature de cynisme et de froideur en titane de la rock star internationale. Celle qui lui a permis, éternel serpent au sourire enjôleur, d’ensorceler jusqu’à la vieille Elizabeth (she’s not a human being !), sans s’aliéner la légion de fans dont les fantasmes de gloire par procuration continuent de le nourrir encore aujourd’hui. Celle qui fait qu’il est Mick Jagger depuis 40 ans, et qu’on ne sait toujours pas qui il est.
On ne trouve pas ce genre d’images dans les carnets de Kurt Cobain. En fait, on n’imagine pas du tout Mick Jagger, ou n’importe quelle autre star du rock, écrire le genre de choses qu’on trouve dans les carnets de Kurt Cobain. Parce que, consciemment ou inconsciemment, on imagine toujours que ces demi-dieux de supermarchés qui peuplent l’Olympe du Rock ne sont pas dupes ; qu’ils maîtrisent cette vie factice et clinquante faite de riffs de guitare, de filles à poil et de saladiers de coke sans vraiment y croire, sans investissement émotionnel personnel. En professionnels, machines de plaisir et de rage en deux dimensions, destinées à être punaisées sur les murs des adolescents du monde entier. Kurt Cobain était l’un de ces adolescents. Sauf que lui a pris son rêve pour une réalité, et que c’est la réalité qui l’a pris. Les quelques papiers griffonnés qui forment ces carnets nous livrent une (petite) partie de son histoire.
Tout d’abord, puisqu’il faut bien en passer par là, disons-le tout de suite : on préfère éviter de penser aux raisons qui ont poussé Courtney Love à autoriser la publication de ces manuscrits, ainsi qu’aux motifs qui ont présidé au choix des fragments qui seraient ainsi livrés à la curiosité universelle. Il faut simplement préciser à ceux qui ouvriraient ce livre en croyant y trouver la vérité sur Kurt Cobain (comment il vécut, comment il est mort, ça vous a plu, vous en voulez encore ?) qu’ils se trompent. D’abord parce qu’il est illusoire de penser que la vérité de quelqu’un, et en particulier de quelqu’un qui a choisi de mettre fin volontairement à ses jours, est écrite quelque part ; ensuite et surtout parce que le projet de ce livre nous est dévoilé essentiellement à travers ce qu’il n’évoque pas : il dessine ainsi le portrait d’un Kurt Cobain davantage concerné par la discographie des Vaselines d’Eugene Kelly que par sa fille (jamais nommée, et évoquée une seule fois dans une lettre à son père), sa femme (qui n’a droit qu’à une lettre de quelques lignes) ou ses camarades de groupe (on cherchera en vain le nom de Dave Grohl ailleurs que dans les brouillons de notes de pochette ou de dossiers de presse de Nirvana que contient le livre). On devine derrière tout cela la lourde main des avocats, quelque chose d’assez éloigné finalement de l’esprit de Kurt Cobain.
Reste que, pour tout fan de rock -et, a fortiori, pour quiconque a été un indie kid au début des années 1990, comme l’auteur de ces lignes-, ces pages sont un document absolument unique pour mieux approcher la personnalité de celui que les media internationaux consacrèrent en Dylan® de sa génération. Leur origine diverse (feuilles arrachées, cahiers d’écolier, carnets, enveloppes griffonnées) et leur contenu hétéroclite (les brouillons de lettres voisinent avec les instructions de studios, les paroles de chanson avec les notes personnelles) donnent l’impression hyperréaliste et parfois gênante de pénétrer dans l’intimité de la star, ce qu’accentue encore la présentation de ces papiers en fac-similé (notamment dans la très belle édition US de Penguin books, jaquettée de noir) -ce qui d’ailleurs ne fait qu’ajouter au cynisme de l’affaire.
Rock’n’roll High School
Malgré leur hétérogénéité, ces manuscrits frappent d’abord par leur continuité : dans ses écrits, le Christ héroïnomane de la « Generation X » de la fin du livre n’est jamais très éloigné du post-adolescent « sauvé par le punk-rock » -mais qui continuait à dessiner des Eddie d’Iron Maiden dans ses cahiers- du début. Sauf que, entre temps, Kurt Cobain n’était plus vraiment Kurt Cobain, mais cette icône caricaturale du spleen de l’Amérique post-reaganienne inventée par ces « magazines qu’il ne lisait pas » et qui demandait maintenant à l’interviewer. Il résume ce dédoublement monstrueux de lui-même en un raccourci saisissant sur cette page où il se dessine un corps nu et décharné dans le prolongement de sa tête en train de gueuler les paroles de Smells like teen spirit, découpée dans un comic book.
Le même corps nu et décharné de ses 13 ans, « quand son torse entier pouvait entrer dans la jambière de son pantalon », écrit-il dix ans plus tard. A l’époque où il était un geek rejeté par les leaders d’opinion de son collège (i.e. les footballeurs à gros bras et front bas et leurs copines délurées -toute personne qui a déjà vu un high-school movie de ces années-là connaît ces personnages), tous ces futurs électeurs Républicains qui, il en était persuadé, l’aurait élu sans problème « élève le plus susceptible de tuer tout le monde à la fête de fin d’année » si le scrutin était ouvert, comme le rappelle Jon Savage dans son excellent article dans le Mojo de janvier. Bien que c’est lui-même qu’il était alors le plus susceptible de tuer, si l’on en croit ses écrits apocryphes (comme cette histoire tragiquement consternante de suicide avorté sur les rails du chemin de fer, après une tentative ratée de dépucelage avec une fille retardée du coin).
Cependant, la violence avec laquelle, presque dix ans plus tard, il continuera de parler de ces années révèle l’importance décisive qu’elles auront pour lui. En effet, les réminiscences de cette période ne manquent pas : ici, il rédige fielleux l’acte d’accusation de tous les privilégiés du collège, les football jocks et les cheerleaders, et les condamne à implorer à poil, devant toute l’école, le pardon de leurs fautes ; « et le dire ne sera pas suffisant, continue-t-il rageusement, ils devront y croire, ils auront un pistolet pointé sur la tête ». Là, sous l’empire de la même colère, il évoque plusieurs fois l’idée de les jeter dans « une piscine de sperme et de lames de rasoir ». Cette hargne contre les petits machos et leur bêtise nourrira jusqu’à la fin ses lyrics et son univers (comme en témoigne l’effrayant -et avorté- projet de clip carcéral pour Rape me).
Sa vie a été sauvée par le rock’n’roll (ou peut-être pas)
C’est ce gamin mal dans sa peau et révolté qui trouvera sa voie, à défaut de se calmer, en s’immergeant dans le rock’n’roll le plus écorché de son époque : ce punk rock qui, comme une vieille taupe, creusait ses galeries tapissées de flyers photocopiés sous le heavy metal à brushing qui dominait alors les banlieues blanches US. D’où une fixation maladive sur les Melvins, l’unique groupe de punk rock accessible au jeune Cobain depuis son trou d’Aberdeen, qu’il espéra vainement rejoindre avant de former son propre groupe, Nirvana, et qu’il n’oublia jamais une fois le succès venu (il produira leur dernier LP). La célébration naïve et sans mélange du punk rock court de fait tout le long du livre. Jusqu’à la fin, Kurt Cobain reconnaîtra sa dette aux glaviots originels du Punk anglais et aux damnés du Hardcore US des années Reagan (même s’il voit dans le second un abâtardissement de l’énergie séminale du premier) : « Punk signifie liberté », la phrase revient comme un leitmotiv dans le livre.
Mais, contrairement aux premiers musiciens punks, Cobain ne prend pas la pose de la table rase, au contraire : il ne renie rien de son amour d’enfant pour les Beatles dont il associe la musique aux années heureuses qui ont précédé la séparation de ses parents (l’année 1976, écrit-il, a été celle où il a appris que les Beatles avaient splittés depuis 1971, et où ses parents ont décidé de divorcer), pas plus qu’il ne masque son goût pour l’hédonisme débile de petit blanc du heavy metal à la Van Halen. Ni son désir passionné de devenir une rock star (« BIENTÔT nous devrons porter du déodorant anti-groupie » conclue-t-il à la fin d’un prospectus de Nirvana pour Sub Pop). Bien au contraire, servi par une lucidité et un sens de l’auto-dérision particulièrement développés, c’est ainsi qu’il construit son personnage -et son groupe : « j’aime être passionné et sincère, note-t-il en parlant de ses lyrics, mais j’aime aussi m’amuser et me comporter comme un idiot. »
Son talent pour l’auto-dérision et son goût pour l’ironie amère lui ont permit de faire tenir cet amalgame improbable. Son sens de l’histoire du Rock l’a aidé à le transformer en machine de guerre lancée de l’intérieur contre « l’empire ». Car, si Kurt Cobain affecte de détester tous les rock critics (plusieurs courriers, de plus en plus hargneux, leur sont adressés tout le long du livre), il ne cesse de se montrer lui aussi obsédé par la culture Rock (« Mon dieu, qu’est-ce que je vais faire quand je serai vieux si je sais déjà tout sur le rock’n’roll à l’âge de 19 ans ? »), faisant et défaisant des play-lists et des Top 50 ultimes (l’un des derniers papiers du livre est encore un « top 50 de Nirvana »). Tout en se plaignant du manque d’éducation musicale de la « Now Generation » qui, faute de connaître les classiques des Faces ou d’Aerosmith, se laisse abuser par les premiers faiseurs venus. Et surtout, conscient d’avoir choisi avec le punk rock une voie musicale sans issue sur le marché US depuis 15 ans, c’est autant en stratège qu’en musicien que Kurt Cobain envisageait son rôle : « infiltrer le système pour le faire pourrir de l’intérieur », c’est presque du Gramsci dans le texte. Et c’est effectivement ce qu’il a fait.
Extension du domaine de la lutte
Mais tout cela, on le savait déjà. Ou du moins, on s’en souvenait. En fait, le plus surprenant dans ces pages est de retrouver ce Kurt Cobain qu’on avait oublié, viscéralement « politiquement correct » : féministe, pro-choice, pro-gay, pro-minorités, anti-NRA. Et ce, dès le début : voir par exemple cette petite BD datant de la fin des années 1980 qu’il a fait pour illustrer Mr. Moustache, avec son redneck à moustache bavant d’excitation devant le ventre de sa femme enceinte et s’exaltant tout seul à l’idée d’avoir bientôt un MEC AMERICAIN 100% pur bœuf anti-youpins, négros ou chicanos (l’histoire a une morale, et notre homme ne sera pas déçu du coup de pied de son futur petit footballeur).
Ses notes montrent ainsi que Kurt Cobain a toujours souhaité que Nirvana soit aussi un groupe politique (en plus d’être Le Plus Grand Groupe De Rock’n’Roll Du Monde, naturellement), et les quelques slogans qu’il s’est choisi à l’époque de Bleach sont tout sauf implicites (The KKK are the only niggers / May women rule the world / Abort Christ). D’où sa colère devant les manipulations de la presse rock, dont les articles s’intéressent moins à la croisade des Nirvana contre le viol qu’aux pauvres gossips qu’elle peut leur extorquer.
Lire ces déclarations passionnées en faveur du pouvoir des femmes et de la tolérance envers ceux qui sont différents, contre le racisme et le sexisme, permet de mesurer tout l’impact du bourrage de crâne néo-conservateur que nous avons dû subir depuis. Car si de tels propos paraissaient déjà décalés par rapport aux valeurs de l’époque il y a dix ans, elles semblent aujourd’hui venir d’un passé plus lointain encore, tant nous nous sommes habitués à l’exaltation du cynisme et de l’égoïsme, au mépris des faibles et à la dénonciation des « effets pervers » de l’assouplissement des moeurs issu des années 1960. En ces temps d’imperium républicain sur l’Amérike, qui voient jusqu’à Neil Young accompagner à la guitare les chants de guerre des faucons de Washington, il est piquant de relire les diatribes pleines de rage de Cobain contre la droite (« Quand j’entends le mot Droite, je pense Hitler, Satan et Guerre de Sécession »).
Mais c’est surtout à Michel Houellebecq que l’on pense, lorsqu’on lit pour la première fois ces papiers : voici l’histoire d’un jeune Américain blanc qui a atteint le sommet des fantasmes du mâle occidental (être adulé par des foules immenses, pouvoir baiser des groupies chaque soir -Houellebecq lui-même s’y est laissé prendre, à l’époque de Présence humaine), mais dont le seul désir serait d’être homosexuel (« Je ne suis pas gay mais j’aurais aimé l’être, juste pour faire chier les homophobes ») dans un monde gouverné par les femmes ; il tombe sur une fille ambitieuse et calculatrice qui s’est fait connaître du milieu des musiciens en chantant Pute adolescente avec son groupe appelé Trou, et qui se fera connaître du grand public en devenant sa femme avant de se faire mettre enceinte ; le bébé est une fille ; incapable de s’assumer davantage, notre héros se suicide peu après ; la femme reste seule avec l’enfant, et plusieurs millions de dollars ; elle arrête de faire du rock et devient comédienne à Hollywood ; dix ans plus tard, elle est encore plus riche car un revival remet le groupe de son mari à la mode.
Ce serait une morale bien facile pour cette histoire édifiante des années 1990. Et nombreux seront ceux qui la feront leur, en raillant plus ou moins ouvertement la naïveté de Kurt Cobain, ou en le statufiant en Christ crucifié de l’adolescence, ce qui revient au même. Car se tirer une balle dans la tête n’est jamais aussi lâche, ou aussi beau qu’on veut bien le dire. Le sang jeté sur une oeuvre par un suicide ne la rend jamais plus belle, ni ne la charge de davantage de sens. Il est tout simplement faux de croire que l’issue finale de la trajectoire de Kurt Cobain était inéluctable ; pour un Nick Drake, un Ian Curtis, combien de Johnny Cash ou de Bob Dylan, ces autres oiseaux aux plumes sombres passés aussi près du soleil noir de l’autodestruction, mais qui en ont réchappé ? C’est finalement la seule chose qu’il faudra retenir de ce livre : l’histoire s’arrête là, et Kurt Cobain n’enregistrera jamais le quatrième album studio de Nirvana. Le reste n’est que spéculations. Et nostalgie.
Le Journal de Kurt Cobain, traduit de l’anglais (US) par Laurence Romance, est publié par Oh Editions