A l’occasion de la sortie de « Bienvenue au club » qui brasse toute une époque et mêle les destins individuels au devenir national, rencontre Jonathan Coe, gentleman au sourire en coin discret et à l’humour très pince-sans-rire.
On l’attendait depuis longtemps, ce Rotter’s club où Coe revient sur toutes les facettes de ses années adolescentes : avec les aventures de quatre lycéens dans un établissement privé de Birmingham, de 1973 à 1979, c’est toute l’Angleterre des seventies qu’il nous raconte, sans rien oublier. Tout y est : l’IRA et le NME, les éruptions xénophobes et la fin douloureuse de la gloire industrielle, Soft Machine et les Sex Pistols, la libération des moeurs et les désillusions qui amèneront bientôt la Dame de Fer au 10, Downing Street. Inutile de préciser que Coe n’a rien perdu de son humour, et que l’on s’enfile ces 550 pages en quelques bouchées gourmandes et fébriles tant l’ensemble est mené avec l’époustouflante maestria qu’on lui connaît. On trouvera bien quelques défauts à ce roman partout célébré comme un chef-d’œuvre, ce qu’il est d’ailleurs sans doute : une love story franchement mièvre entre le héros Ben Trotter (l’alter ego du romancier) et l’adorable Cicely, un couplet nostalgique un brin complaisant (« Imagine. Un monde sans téléphones mobiles, sans magnétoscopes, sans Playstations. Même pas de fax ! Un monde qui n’avait jamais entendu parler de la Princesse Diana ou de Tony Blair, qui n’aurait jamais imaginé partir en guerre au Kosovo ou en Irak. A l’époque, Patrick, il n’y avait que trois chaînes de télé. Trois ! »), des détails pittoresques à foison, une volonté de plaire à tout prix, quitte à en faire trop. Ceci étant dit, Bienvenue au club reste assurément l’un des meilleurs romans qu’on ait lu depuis pas mal de temps ; les mélomanes y goûteront avec un plaisir tout particulier les innombrables allusions aux cyclones musicaux de ces années-là, Coe se montrant aussi brillant musicologue que romancier et brossant le tableau d’une époque où le coup de semonce punk succède en quelques années aux envolées conceptuelles de Yes. Le titre lui-même, The Rotter’s club, est d’ailleurs un clin d’oeil à album éponyme du groupe Hatfield and the North, paru en 1975. Chronique adolescente et fresque sociale, roman d’apprentissage et tableau politique, mini-encyclopédie du rock anglais et autobiographie travestie, Bienvenue au club brasse toute une époque et mêle les destins individuels au devenir national. Tous sujets que ce gentleman au sourire en coin discret et à l’humour très pince-sans-rire se fait un plaisir d’aborder avec les frenchies curieux d’en savoir plus sur cette Angleterre seventies qu’il écrit comme personne. Rencontre.
Chronic’art : Parmi la multitude d’artistes et d’écrivains cités dans Bienvenue au Club, deux semblent avoir une importance toute particulière pour vous: Flann O’Brien et B.S. Johnson.
Jonathan Coe : Absolument, à cette époque-là, je lisais énormément de fiction contemporaine, et je crois pouvoir dire que ce sont ces écrivains qui m’ont poussé à écrire à mon tour. C’est lorsque j’ai découvert O’Brien, je devais avoir seize ou dix-sept ans, que j’ai véritablement compris que vous pouviez tout faire dans un roman, que rien n’était impossible. On avait alors plutôt tendance à s’extasier devant l’inventivité de ce qu’on voyait à la télévision, dans certaines émissions pour enfants ou, bien sûr, chez les Monty Pythons ; lire At-swims-two-birds a été pour moi la révélation des possibilités du livre.
Swim-two-birds vient d’être réédité dans une nouvelle traduction en France, mais on ne peut pas dire qu’O’Brien soit très populaire chez nous.
C’est dommage. B.S. Johnson, lui aussi était un fanatique de Flann O’Brien. Et moi je suis un fanatique de B.S. Johnson… Comme vous le savez peut-être, je travaille à sa biographie. C’est un boulot énorme, qui m’occupe depuis plusieurs années ; je me suis interrompu pour écrire La Maison du sommeil et Bienvenue au club. J’ai déjà plusieurs centaines de pages ; c’est d’ailleurs paradoxal, car Johnson a eu une vie extrêmement courte, il est mort à quarante ans après n’avoir écrit que pendant une dizaine d’années. Il a été pour moi une immense source d’inspiration. C’est probablement à lui que je dois certaines de mes tentatives de mise en forme, comme les histoires entrelacées dans Une Touche d’amour et les jeux sur les genres dans Testament à l’anglaise. Et peut-être aussi cette longue phrase ininterrompue qui achève Bienvenue au club, encore qu’il y ait bien sûr là un écho de Joyce. Une autre de mes influences, avec Beckett. Ecrivains qu’adorait bien sûr Johnson.
Là encore, Johnson est inconnu chez nous. Son premier livre traduit, House mother normal, paraît dans quelques jours.
Cela n’a pas dû être simple à traduire.
En effet. Le dernier chapitre était rédigé en gaélique dans la version anglaise. Pour éviter que seuls les bretons le comprennent, la traductrice a choisi de changer la typographie.
Ce dernier chapitre est proprement incroyable. Cette scène où l’infirmière chef fait l’amour avec le chien… On peut prendre cela comme un roman comique. Johnson avait énormément d’humour. Mais à vrai dire je n’arrive pas à le considérer comme tel… House mother normal ne m’a jamais vraiment fait rire à proprement parler. Il y a plus de cynisme que d’humour là-dedans. Il faudra que je me procure cette traduction française.
Un autre écrivain est fortement présent dans le livre : Tolkien. La simultanéité de son succès et du racisme galopant dans l’Angleterre des années 70 est-elle significative ?
Je ne crois pas pour ma part que Tolkien ait jamais été raciste, ni même que ses livres témoignent d’un quelconque racisme. Cela étant, il est clair qu’ils se prêtent assez facilement à une lecture orientée dans ce sens : il s’agit après tout d’aventures très « aryennes », avec un code de couleurs manichéen, les elfes aux cheveux pâles et les orques noirs… Cela explique que Tolkien ait été en quelque sorte adopté par des mouvements fascisants à cette époque, lesquels le brandissaient comme une sorte de manifeste… Remarquez, Tolkien est aussi très populaire parmi les Verts. Certains affirment que les véritables héros du Seigneur des anneaux, ce sont les arbres.
Avez-vous vu l’adaptation de Peter Jackson au cinéma ?
Oui. Je n’ai pas vraiment aimé, j’ai trouvé ça un peu kitsch. Il y avait déjà eu une tentative d’adaptation en dessins animés dans les années 70…
Celle de Ralph Bakshi ?
Voilà. On aurait dit un cartoon de Hanna & Barbera, c’était très primitif. Je crois d’ailleurs que le réalisateur a abandonné son projet en cours de route, faute d’argent.
Comment a évolué ce racisme anglais que vous décrivez depuis les années 70 ?
Le phénomène subsiste, bien évidemment, notamment dans les quartiers pauvres, où la population d’origine étrangère est importante et le taux de chômage élevé. Les scènes de violence sont loin d’y être exceptionnelles. Ce qui a en revanche beaucoup changé, c’est l’attitude des gens par rapport au racisme. Lorsque j’étais lycéen, nous avions un camarade à la peau plus foncée que la nôtre, pas vraiment un noir, vous voyez, et nous avions pris l’habitude de l’appeler « Rastus ». Je suis effaré quand j’y repense, c’est un truc qui ne pourrait absolument plus se passer comme ça de nos jours.
L’importance du phénomène raciste en Angleterre dans les années 70 peut étonner le lecteur français ; ici, le Front National n’a véritablement explosé électoralement qu’à partir du milieu des années 80.
Le National Front a eu ce succès dans les années 70 notamment à cause de la perte de crédibilité des deux grands partis, je pense. Le contexte est largement abordé dans le roman : crise industrielle, chômage, perte de confiance dans les syndicats et la politique classique… Cela dit, l’Angleterre n’a jamais produit un Le Pen. Poursuit-il toujours sa carrière en politique ?
Oui. Et lorsqu’il arrêtera, sa fille prendra sans doute la relève.
C’est Dynasty…
Bienvenue au Club est-il aussi ouvertement politique que Testament à l’anglaise ?
Le roman a une dimension politique, bien sûr, mais il n’a pas en revanche la portée satirique de Testament à l’anglaise. Les personnages des deux livres ont le même type de rapport à la question politique : ils sont au départ plutôt indifférents, et finissent par se rendre compte qu’en réalité ils ne peuvent pas passer au travers, qu’elle pèse à chaque moment sur leur vie quotidienne, personnelle. Les héros de Bienvenue au club le réalisent sans cesse, que ça soit avec cette bombe qui explose dans le pub où la sœur de Benjamin et son petit ami se retrouvent, avec les grèves qui secouent l’usine, avec les lettres racistes que reçoit le journal du lycée… Certains de mes romans n’ont aucune dimension politique : prenez La Maison du sommeil, par exemple. En général, j’aime bien que chacun de mes livres tranche sur le précédent ; après avoir traité de questions politiques, j’essaye de faire quelque chose de plus personnel, intime.
Cette scène d’attentat à la bombe qui clôt le premier chapitre symbolise-t-elle la fin d’une certaine innocence pour la société britannique ?
Pour Birmingham, en tous cas. C’était la première fois que nous avions affaire au terrorisme, et ça a été un choc terrible. Jusqu’alors la ville se sentait plus ou moins à l’écart de ce genre de problèmes.
Deux associations d’idées traversent l’esprit à propos de ce passage : Plateforme, de Houellebecq, et l’histoire des « Quatre de Gilford », portée à l’écran par Jim Sheridan…
Je n’ai pas lu ce roman de Michel Houellebecq. C’est un écrivain incroyablement populaire en Angleterre, sans doute le plus connu parmi les écrivains français contemporains. Les Particules élémentaires, en particulier, ont été très largement commentées dans la presse. Je pense que les gens l’apprécient parce qu’il parle du présent. En réalité, les gens n’aiment pas vraiment les romans, les histoires. Ils ne s’y intéressent que lorsqu’ils leur paraissent rejoindre la réalité. Lorsqu’il y a eu cet attentat dans une boîte de nuit à Bali, beaucoup ont immédiatement fait référence à cet écrivain français en observant qu’il avait déjà imaginé tout cela, que ses livres sont un peu prophétiques…
Vous partagez le même label musical, Tricatel. Vous êtes-vous rencontrés ?
Non, jamais. Il vit en Irlande, je crois…
Pour des raisons fiscales.
Oui, évidemment. J’avais moi-même vaguement étudié la question pour mon propre compte… (sourire en coin). Pour en revenir à votre précédente question, l’affaire de Gilford, je ne m’y étais pas intéressé à l’époque. J’avais un peu l’attitude de Benjamin dans le roman, vous voyez, très détaché par rapport à toutes ces questions. Doug, au contraire, s’y serait probablement intéressé.
Le personnage de Doug, justement, incarne en quelque sorte la libération sexuelle. En revanche, ce n’est pas un sujet qui a l’air de passionner Benjamin et les autres…
Doug est effectivement l’exception parmi eux. Il est de loin le plus mûr de la bande, se lance dans un voyage à Londres à seize ans, débarque à la rédaction du NME… Cela s’explique très simplement par l’environnement dans lequel nous étions plongés : une école privée élitiste, extrêmement académique, par surcroît non mixte. Il était extrêmement difficile d’établir un contact avec les membres du sexe opposé, c’était un véritable challenge. Ce milieu fermé et conservateur nous tenait à l’abri de la libération des mœurs.
Tous les héros viennent d’ailleurs du même milieu social, sauf un, Steve. Aviez-vous vous-même des contacts réels avec la situation du monde ouvrier à l’époque ?
Non, pas vraiment. Tous mes amis étaient effectivement du même niveau social, une middle class plutôt aisée. J’ai grandi dans une atmosphère relativement confortable, privilégiée et isolée du reste du monde. Pour vous donner un exemple, on avait un jour fait une simulation d’élections à l’école. Ce devait être en 1974, je crois. Sur les 26 élèves de la classe, 24 ont voté conservateur. Il ne s’en est trouvé que 2 pour voter travaillistes ; c’étaient les seuls à être issus d’un milieu ouvrier. Du coup, dans le livre, lorsque Ben se retrouve dans le quartier de Steve, lorsqu’il entre dans la maison où il vit, il est extrêmement embarrassé.
Se cache-t-il la réalité ?
Même pas, il ne s’agit pas d’une attitude délibérée ; il vient tout simplement d’un milieu et d’une culture qu’il ne l’ont pas habitué à se trouver face à ces situations. Pour vous donner un autre exemple et vous faire comprendre l’atmosphère dans laquelle vivaient nos familles de la middle class, je discutais récemment avec un ami qui me demandait si, à mes yeux, mes parents étaient racistes. Je pense effectivement qu’ils l’étaient, d’une certaine manière : ils ont vécu toute leur vie dans le même quartier, n’y ont quasiment jamais vu de noirs. C’était cette mentalité, cette situation là que je voulais décrire dans Bienvenue au club.
Après la bombe qui éclate à Birmingham, cette « découverte » du monde par Ben est à nouveau une manière de perte de l’innocence…
Oui. Toujours ce thème de la sortie de l’enfance.
Qu’en est-il de la popularité de Margaret Thatcher aujourd’hui ?
Elle est très effacée, on ne la voit quasiment plus. Il y a quelques temps, elle a fait une plaisanterie -ce devait être la deuxième fois dans sa vie que ça lui arrivait. Un journaliste souhaitait une photo d’elle et elle a décidé de poser à l’extérieur, devant un cinéma. En arrière-plan, on voyait une affiche du film Le Retour de la momie… Ca avait l’air de la faire rire. Pensez-en ce que vous voulez…
Pourquoi avoir choisi d’introduire et de clore le livre par un dialogue qui se déroule de nos jours, en 2003 ?
Lorsque j’ai commencé à écrire le livre, en 1998, c’était alors le futur… En réalité, au départ, j’avais dans l’idée d’écrire 6 livres en tout, avec les mêmes personnages. Finalement, j’ai décidé de m’en tenir à deux, l’un, Bienvenue au club, couvrant la période 1973-1979, l’autre, qui s’appellera Le Cercle fermé, reprenant l’histoire en 1999. Du projet initial est toutefois resté cette idée de commencer par un incipit qui se déroulerait dans le futur. Cela vient aussi de ce que j’aime beaucoup les formes circulaires. Encore un truc hérité indirectement de B.S. Johnson… C’est une structure que j’ai appliqué à plusieurs de mes autres livres et que je retrouve ici encore.
L’un des principaux personnages de Bienvenue au club, c’est… la musique. On dirait qu’elle caractérise littéralement les héros…
Ce rapport passionné à la musique est quelque chose de très spécifique à l’Angleterre et à cette époque-là. Je ne crois pas que cela soit vrai pour la France, par exemple. Il y avait effectivement un investissement très particulier des jeunes dans ce qu’ils écoutaient, avec des chapelles imperméables : le prog-rock pour les uns, ou les Sex Pistols, de la musique noire pour d’autres… De la même manière, le journal musical que vous lisiez disait en partie qui vous étiez. Pour ma part, j’étais plutôt Melody Maker. Dans le roman, Doug, par contre, ne jure que par le NME…
Vous évoquez abondamment Wyatt, Soft Machine… et Henry Cow. Comment définiriez-vous le son de ce groupe culte et complètement oublié ?
Ah… C’est quasiment impossible à décrire… (Silence). Une sorte de mariage entre rock et musique classique, mais qui ne ressemblerait pas à du Yes… Plus personne ne s’intéresse à ces musiques là en Angleterre de nos jours. Le meilleur site sur la question est d’ailleurs réalisé par un français, Aymeric Leroy, qui est dingue des groupes anglais de cette époque : il dispose d’un matériel documentaire incroyable et peut vous dire qui faisait quoi et où en mars 1975…
Vous intéressiez-vous à ce qui se passait du côté du jazz-rock ? Il y avait des similitudes entre des groupes comme Soft Machine, Nucleus et, par exemple, le « Lifetime » de Tony Williams.
J’ai été plutôt sensible à ce qui s’est passé en jazz dans les années 50 et 60 ; Kind of Blue de Miles Davis m’a complètement renversé. Cela dit, j’aimais bien des musiciens comme le guitariste anglais John McLaughlin, qui a joué avec Miles. Son groupe Shakti, notamment, cette rencontre incroyable avec la musique indienne…
Dans le roman, Benjamin offre à l’une de ses petites amies, Jennifer, un disque intitulé Voices and Instruments : « Sur une face, écrivez-vous, il y avait des poèmes de e.e. cummings mis en musique par John Cage et chantés par Robert Wyatt et Carla Bley. Sur l’autre, un musicien de Birmingham, Jan Steele, avait composé un accompagnement minimaliste pour des textes de James Joyce. » Impossible de trouver ce disque. Savez-vous s’il a été réédité en CD ?
Je crois, oui… Il faut absolument que vous écoutiez ça. En réalité, Jennifer n’aimait pas du tout ce genre de musique, elle aurait préféré Evita… Elle l’avait dit à Benjamin, qui avait cru sincèrement que c’était une plaisanterie. Pour lui faire plaisir, elle lui dit quand même que ça, c’est beaucoup mieux…
Propos recueillis par (avec )
Bienvenue au club, traduit de l’anglais par Jamila et Serge Chauvin, Gallimard, « Du Monde Entier » (cf. Chronic’art #8, en kiosque fin janvier 2003)
Voir en archives nos chroniques des précédents romans de Jonathan Coe : Une Touche d’amour, La Maison du sommeil et Les Nains de la mort. Sur le Net : Calyx, The Canterbury Website, bible documentaire sur la scène musicale anglaise 70’s (Soft Machine, Hatfiled and the North, Egg, Henry Cow, Matching Mole, Nucleus, Caravan of Dreams…) maintenue par Aymeric LeRoy.
Jonathan Coe sur disque : 9th & 13th, avec Louis Philippe et Danny Manners, sur le label Tricatel (voir « Canterbury style » dans Chronic’art #3…)