Le plus grand cinéaste chinois d’aujourd’hui a 33 ans à peine. Il fume beaucoup, cigarette sur cigarette, exactement comme les personnages de ses films -l’inquiétude, dit-il. Le sublime Plaisirs inconnus, troisième long métrage de Jia Zhang-ke après Wu artisan pickpocket en 1997 et Platform en 2000, poursuit la radiographie d’une jeunesse chinoise tiraillée entre un appétit de vie intarissable et les remparts d’une société grise sur lesquels elle s’abîme désespérément.
Chronic’art : Wu artisan pickpocket, Platform et Plaisirs inconnus forment-ils, selon vous, une trilogie cohérente ?
Jia Zhang-ke : Oui mais ce n’était pas prévu au départ. Après avoir tourné Platform, j’ai ressenti le besoin de faire un film sur la jeunesse chinoise d’aujourd’hui pour boucler la boucle, couvrir, en trois films, l’histoire de la Chine des années 70 à nos jours. Mais si un jour ces trois films étaient projetés en une seule journée, j’aimerais qu’ils le soient dans l’ordre réel : d’abord Platform, puis Wu artisan pickpocket et enfin Plaisirs Inconnus.
Comment envisagez-vous l’utilisation et la place de la musique, très présente dans vos films ?
Pour les deux premiers films, la place de la musique était prévue dès l’écriture du scénario, alors que pour Plaisirs inconnus, c’était davantage improvisé, dans l’instant. Par exemple, j’ai tourné des images de l’opéra parce que j’avais envie de filmer l’endroit ; la musique s’est trouvée intégrée de fait. De même, je voulais une scène où Qiao Qiao danse, et comme il était question des « vins et liqueurs de Mongolie » et que Zhao Tao est une danseuse, j’ai choisi une danse mongole. Quant à la chanson chantée par Bin Bin, qui donne son titre chinois au film, j’y avais pensé dès le scénario, parce que ses paroles et sa construction sont importantes par rapport à ce que dit le film.
Dans Platform, la musique pop était quelque chose qui vient de l’extérieur, alors que dans Plaisirs inconnus, toute cette culture est intégrée par les personnages.
La jeunesse que je filme dans Plaisirs inconnus est enfermée dans son mutisme, elle dialogue difficilement, elle a un rapport problématique avec la parole. Aussi la musique pop est essentielle pour cette génération car elle l’utilise pour communiquer, exprimer cette pression intérieure qu’elle ressent. C’est une façon de se libérer. C’est ce que dit la scène de karaoké. Dans Platform, effectivement, les personnages étaient davantage dans l’écoute de ce qui venait de loin. Cette musique représentait pour eux un monde inconnu, un monde de rêves.
Parallèlement, le rapport des personnages avec la politique suit une évolution croisée. Dans Platform, ils la ressentaient immédiatement, dans leur intimité. Dans Plaisirs inconnus, elle est rejetée en toile de fond, à la télévision, ou hors champ (le bruit d’une bombe).
C’est exactement ça. Dans Plaisirs inconnus, j’ai tenu à concentrer les éléments d’un arrière-plan politique qui n’a pas vraiment de signification pour les personnages, qui ne les préoccupe pas. Mais malgré tout, la politique imprègne l’atmosphère dans laquelle ils évoluent. C’est comme un cadre dans lequel ils vivent, mais ils ne s’y intéressent pas.
Dans Plaisirs inconnus, on retrouve Xiao Wu, héros de votre premier film, qui de pickpocket est devenu petit caïd de quartier.
A l’époque du film, Xiao Wu était incapable de s’adapter à la réalité qui l’entourait. Il avait un système de valeurs auquel il tenait beaucoup, il avait un comportement traditionnel qui ne lui permettait pas de suivre les bouleversements de la société. Dans Plaisirs inconnus, on le retrouve complètement adapté, il a totalement changé sa façon de vivre. Il s’est trahi lui-même.
Le film est très sombre, désespéré, et en même temps très gracieux, lumineux souvent. Il y a là un sentiment de plénitude et un plaisir du geste qui est rare pour un film en DV. Comment avez-vous envisagé l’emploi de ce format ?
Le choix de la DV par rapport à la pellicule n’est pas systématique, il est déterminé par ce que je veux exprimer dans un film. Et ce n’est pas parce qu’on tourne un film en DV qu’il ne doit pas être chiadé ! (rires) Ce qui m’intéresse dans les gestes, c’est l’observation des acteurs sur le long terme. C’est pour cela que j’ai besoin de travailler avec les mêmes acteurs de films en films, d’observer le moindre de leurs mouvements. L’utilisation de la DV, ici, est liée à ce programme. Entre autres avantages, ce format permet de déterminer un espace que les acteurs et moi-même sommes libres d’investir selon notre inspiration, et de capter ce qui advient dans cet espace. Je me considère comme partie prenante de l’espace que je filme -c’est d’ailleurs pour cela que j’apparais dans le film. A ce niveau, la DV m’a apporté une très grande liberté, et je pense qu’il y a là une rupture avec une conception plus traditionnelle du cinéma.
Il y a beaucoup de citations de films dans Plaisirs inconnus. De vos films comme ceux d’autres cinéastes, dont celui de votre chef opérateur, Yu Lik-wai. Il y a aussi un clin d’oeil ironique à la musique glamour d’In the mood for love. Avez-vous le sentiment de vous placer dans une perspective de modernité où la référence joue un rôle important ?
La citation de mes films et de celui de Yu Lik-wai, c’est surtout une manière de se faire de la pub ! (rires) Plus sérieusement, le fait est que les jeunes chinois vivent dans un environnement très riche en termes d’images. Ça dépasse de très loin ce à quoi ils ont accès par écrit. Le marché des DVD pirates est gigantesque en Chine, on trouve de tout, donc les films font partie intégrante de la vie des jeunes. Quant à la musique d’In the mood for love, l’extrait est très bref pour une question de droits. Cette musique représente une histoire d’amour, une conception des rapports amoureux éloignée des préoccupations des personnages de mon film. Ce qui m’intéressait dans la mise en parallèle de ces deux univers, c’est de montrer le décalage entre deux périodes, l’abîme qui sépare l’époque contemporaine d’une période du passé, quelle qu’elle soit. J’aime ce genre de télescopages. Quant à la modernité en général, je ne me situe pas vraiment par rapport à elle. C’est un peu au hasard…
Avez-vous l’impression qu’il existe un rapport paradoxal entre la forme du film, qui est gorgée d’instants de pure beauté, et ce qu’il raconte, c’est-à-dire un désespoir toujours plus profond ?
Je pense que cette forme de beauté est propre à la jeunesse, essentiellement, quel que soit le contexte. C’est la même chose pour le désespoir. La jeunesse, c’est la beauté et le désespoir. S’il n’y avait pas ce charme, cette grâce, le désespoir serait moins profond. C’est aussi parce qu’ils sont beaux, parfois, que les personnages sont aussi désespérés. Et vice versa. La présence d’un tatouage sur l’épaule de Qiao Qiao par exemple dit bien cela : c’est beau un tatouage, mais il faut souffrir pour lui. J’aime beaucoup ce symbole. Tout est fragile, y compris le temps. Quand Xiao Ji dit qu’il aimerait bien mourir à 30 ans, au moment où il dit cela, sa jeunesse est déjà derrière lui.
On retrouve cette dualité dans l’apparence des personnages. Xiao Ji est séduisant, avec sa coiffure rebelle, ses chemises colorées, alors que Bin Bin est habillé de couleurs ternes. Si on pouvait les mélanger, on aurait exactement cette ambivalence dont vous parlez.
Pour moi, Xiao Ji, c’est le monde intérieur de Bin Bin, et Bin Bin, c’est le monde intérieur de Xiao Ji. Chacun d’eux a à la fois une grande exigence, une idée très gourmande de la vie, et en même temps un désespoir total. Et on aperçoit cette ambivalence selon le moment où on les regarde. Ce n’est pas un hasard si j’ai voulu deux personnages masculins. Je pense qu’à eux deux ils donnent une image plus complète de la jeunesse. Ils sont complémentaires, effectivement.
Les rapports physiques entre les personnages sont très peu sensuels, on se touche peu. Bin Bin refuse de se faire masser, il n’embrasse pas son amie. Quant aux baisers de Xiao Ji et Qiao Qiao, ils sont totalement impassibles, même s’ils sont enflammés.
D’abord, cela traduit une réalité. Il ne faut pas oublier que le poids des traditions est encore très fort, même chez les jeunes de 20 ans. Il restreint les gestes, freine l’effusion. Ensuite, c’est lié à une volonté de ma part de rendre ces gestes très abstraits. Les baisers sont très mécaniques, et comme pour faire un contrepoint, j’ai rajouté à chaque fois de la fumée. Quand deux personnages se déchirent, comme dans la scène du bus par exemple, j’ai traité ces situations comme des chorégraphies un peu mécaniques, répétitives. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais j’ai ressenti ce besoin.
A propos de fumée, ce qui lie Platform et Plaisirs inconnus, c’est l’importance du tabac.
Oui, c’est permanent. Le tabac symbolise la continuité d’un sentiment qui se transmet de générations en générations. Nous formons un peuple qui a toujours vécu dans l’incertitude, l’intranquillité.. La cigarette, c’est l’expression de ce sentiment. L’inquiétude est notre héritage.
Propos recueillis par (traduction : Pascale Wei-Guinot)
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