Avec Vendredi soir, trouble récit d’une rencontre, Claire Denis prouve qu’elle est bien la plus aventurière des cinéastes françaises.
Chronic’art : Quand on s’est vu la dernière fois pour Trouble every day, vous étiez déjà en train de tourner Vendredi soir. Réaliser deux films à la suite, c’est un rythme que vous appréciez ?
Claire Denis : Non, pas trop. C’est un peu le hasard qui a fait que les deux longs métrages aient été aussi proches. Je n’aime pas enchaîner les films, car j’ai toujours l’impression que les finitions du premier vont être moins abouties. J’ai peur de négliger le début du montage de l’un, au profit de la préparation de l’autre.
Après Trouble every day aviez-vous envie de faire un film moins « spectaculaire » ?
Peut-être, mais le projet est surtout venu de l’envie que j’avais d’adapter le roman d’Emmanuèle Bernheim. Ce qui me plaisait dans son histoire, c’était cette unité de temps et cette quasi unité de lieu. Le fait que le livre était comme emprisonné dans la pensée d’une femme. Trouble every day représentait pour moi le cauchemar issu de la tête du personnage interprété par Vincent Gallo. Pourtant, mes films ne se suivent pas pour se contredire ou par souci d’opposition. Ce qui me décide, c’est avant tout l’impression que je n’ai encore jamais fait ça.
Avec Vendredi soir, vous vous intéressez pour la première fois à un personnage féminin ?
Oui, même si je ne raisonne pas en ces termes là. Je voulais surtout mieux connaître Emmanuèle Bernheim avec qui j’ai écrit le scénario. Le désir est né aussi de mon attirance pour l’univers intime du livre : on est dans un moment particulier de la vie d’une femme, comme en suspension. La rencontre avec l’homme interprété par Vincent est une sorte de parenthèse dans son existence qui va pourtant être déterminante pour la suite.
Vous semblez fascinée par votre comédienne, Valérie Lemercier, dont vous épousez presque tous les mouvements ou les regards. Est-ce que vous avez écrit le film en pensant à elle ?
Je n’ai jamais pensé que c’était pour Valérie en l’écrivant, je ne fonctionne pas trop sur ce mode-là. C’est une fois le travail d’écriture fini que j’ai envie d’un acteur ou d’une actrice, absolument. A partir de ce moment, il n’y a personne d’autre de possible. Quand j’ai eu rendez-vous avec Vincent, je ne pouvais même pas envisager une seconde qu’il refuse le rôle.
Vincent Lindon et Valérie Lemercier ne font a priori pas partie de votre univers de cinéma. Etait-ce le contre-emploi qui vous plaisait ?
Je ne me suis pas du tout posée la question. Je ne suis pas assez planifiée pour me dire : « tiens, tel acteur, on n’a pas encore montré ça de lui, donc moi je vais le faire… ». Je pense que ce serait une très mauvais raison de faire un film. Et puis, je n’ai jamais imaginé que Valérie et Vincent n’étaient pas de mon univers. Les comédiens n’appartiennent jamais à ceux qu’on croit. C’est plutôt moi qui craignait de ne pas leur plaire avec ma façon de travailler. On s’est d’ailleurs beaucoup observé pendant les deux premiers jours de tournage. La confiance que je n’ai pas en moi, je l’accorde sans compter aux acteurs que j’ai choisis. Je suis transportée par eux et je n’ai jamais peur d’eux. On peut même parler d’adoration en ce qui me concerne.
Comme d’habitude, votre film est peu dialogué, on y sent un net refus du psychologisme.
Les dialogues sont ceux du livre auquel on a été très fidèle. Je n’aime pas quand les dialogues décrivent la psychologie des personnages. Je trouve ça dommage qu’ils ne servent qu’à faire avancer le schmilblick. A l’inverse, je pourrais très bien imaginer tourner un film où il y en aurait beaucoup. Ils ne seraient pas indicatifs, mais auraient une autre ambition comme chez Guitry, où ils rendent compte d’une certaine convention, des rapports entre les individus. J’aime aussi beaucoup quand les gens parlent pour ne rien dire, la musique des mots. C’est dommage de décrire l’état intérieur des personnages par les seuls dialogues. Je préfère les aborder par le biais de la sensation que le film va créer au moyen du plan, du cadrage, du montage. Pendant le tournage, Agnès (Agnès Godard, chef-opératrice du film, ndlr) et moi, on essaie de comprendre la sensation que l’on veut traduire à un moment donné et comment on va la traduire. Au montage, j’essaie ensuite de trouver une certaine cohérence, que la sensation appartienne aux personnages et ne relève pas d’une posture esthétique gratuite. Il faut que les sensations construisent un réseau signifiant, sinon le film devient un pur objet d’art plastique. On me dit souvent que mes images sont belles mais je ne me pose jamais la question du beau. Pour moi si c’est beau, c’est peut-être parce que la scène est juste. Je ne crois pas en la beauté comme moteur.
Trouble every day et Vendredi soir sont des films où la sensation est poussée à l’extrême, jusqu’au tactile.
Je pense que dans une pulsion amoureuse, il y a quelque chose de violent. Le désir donne envie d’aller très loin, de pénétrer la chair. Trouble every day n’était finalement pas si invraisemblable que ça. Dans Vendredi soir, c’est différent, il y a un rapport d’égalité. Il n’y en a pas un qui va se faire posséder par l’autre mais au contraire une réciprocité, une douceur dans la relation.
Une bonne partie du film se passe dans la chambre d’hôtel où se retrouvent les deux amants. Pourtant, les scènes de sexe sont finalement assez chastes.
Dans cette histoire, j’aurais trouvé très bizarre de montrer le sexe de mes personnages. Bien que Vincent se soit mis nu avec une assez grande facilité, il conservait une certaine pudeur. Cette pudeur de la première rencontre entre deux adultes qui savent qu’ils vont passer un moment ensemble. Pour ma part, je ne suis pas sûre que je détaille le corps de l’autre la première fois. Je pense qu’il y a quelque chose que la main peut explorer mais pas encore l’œil. Pour moi, le regard est déjà de l’intimité. On commence à se regarder à la deuxième fois, c’est ça le jeu érotique.
Pourriez-vous être un jour tentée de franchir le cap du pornographique ?
La question ne pourra jamais se poser aussi frontalement. Il faudrait que tout d’un coup dans le projet d’un film, cela me semble juste et nécessaire.
En tout cas, ce ne sera jamais un point de départ. Le cinéma c’est une transposition, ce n’est pas la vie, il traduit quelque chose qu’on reconnaît être la vie, c’est de la pensée. Même la peinture de Courbet, L’Origine du monde, est déjà un peu transposée, elle est magnifiée par le regard du peintre. On ne peut pas demander au cinéma d’être un simple rapporteur : juste montrer où est le sexe de l’homme, de la femme. Le cinéma doit d’abord savoir pourquoi il le montre. Dans mon film, Laure et Jean n’ont pas besoin de ça : elle sent bien quand elle défait son pantalon qu’il bande et lui, quand il glisse sa main sous sa jupe, il sent qu’elle a envie de lui. Je ne suis pas prude avec le cinéma, je pense qu’il peut tout montrer, à condition qu’il y ait une raison valable. Là, il n’y en avait pas. Par exemple, dans Les Idiots de Lars Von Trier, il y a cette scène d’orgie où l’on voit un type qui n’arrive pas à bander. Je trouve que ce passage est très gênant parce que la caméra n’est pas solidaire de l’homme, elle est voyeuse. Le type n’a vraiment pas l’air à l’aise. J’ai le sentiment que Lars Von Trier ne se serait pas permis cela avec un autre acteur.. Il y avait aussi cette sorte de distance avec le physique. Cette façon de dire : « c’est ça le corps humain », d’exposer crûment son fonctionnement, comme chier et pisser. Malgré tout, au fond, on sait tous que ce n’est pas tout à fait pareil.
Le film de Lars Von Trier qui se revendiquait du Dogme fonctionnait sur un fantasme de retranscription brute, naturelle de la réalité.
Ce n’est jamais naturel pour un acteur d’être nu et de baiser devant une caméra. Les Idiots se donnait les apparences d’un film naturel. Quand le film triche avec cette notion, ce n’est pas bien. Le fait même d’être filmé habillé n’est pas naturel. Je n’aime pas au cinéma quand la caméra capte un moment en faisant comme si c’était normal alors que ça ne l’est jamais. Le cinéma doit tenir compte de cette dimension.
Il n’y a donc pas d’improvisation possible ?
L’improvisation est surtout un pacte de confiance très fort entre le metteur en scène, le cadreur et les acteurs. Mais l’improvisation est toujours préparée. Dans Vendredi soir, on n’a pas improvisé, on a juste essayé de faire en sorte que Vincent et Valérie oublient l’équipe. Par contre, parfois, je leur disais que j’allais filmer » longtemps » pour créer une sorte de temporalité pure de laquelle puisse émerger des événements qui n’étaient pas forcément prévus comme un sourire ou un regard. C’est cette durée qui a été la base du film.
La rencontre entre un homme et une femme est une sorte de classique du cinéma.
Pour moi, c’est d’abord une femme qui rencontre un homme. Un jour quelqu’un est venu sur le plateau de tournage et m’a dit en repartant : votre film, c’est pas James Bond ! Ca m’a bien fait rire car, pour moi, le film va évidemment plus loin. Les émotions intérieures d’une rencontre sont infiniment plus fortes que des cascades de voiture.
Propos recueillis par
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