Film après film, le cinéma de Robert Guédiguian prend une ampleur insoupçonnée jusqu’alors. Le cinéaste marseillais vient de signer son plus beau film, Marie-Jo et ses deux amours, mélodrame cristallin autour de la passion égalitaire d’une femme pour deux hommes qui, tels les yeux de Sully Prudhomme, sont « tous aimés, tous beaux ».
Chronic’art : Pensez-vous que depuis La Ville est tranquille, votre précédent film, votre travail a pris une nouvelle direction ?
Robert Guédiguian : Oui et non. Prendre un autre chemin ne signifie pas forcément qu’on va y rester. En ce sens, oui, j’ai pris une autre direction, mais pas de manière définitive. Je reviendrai sans doute sur ma « route », mais après cette bifurcation. Je serai alors différent. C’est ce genre de parcours en détours qui m’intéresse. Ceci dit, pour filer la métaphore routière, je n’ai pas quitté l’autoroute… Il y a dans Marie-Jo et ses deux amours bien des choses déjà présentes dans Dernier été, mon premier film, de 1980. Les rapports entre corps et décors, abstrait et concret, réalisme et métaphore, tout ce qui constitue la colonne vertébrale de mes films sont toujours là. Simplement, ils sont abordés par d’autres voies Toutefois, je me sens désormais de plus en plus libre. C’est cela qui a changé. Je me sens autorisé à tout faire. Je ne suis pas moins concentré, moins anxieux, mais plus détendu.
Il y a quand même une rupture depuis La Ville est tranquille, qui constatait la disparition des communautés, alors que vos précédents films étaient des propositions de communautés Marie-Jo et ses deux amours serait en quelque sorte le versant tragique et intimiste de ce constat, puisqu’il traite de l’impossibilité d’être trois.
Oui. Si l’on rapporte tout à des valeurs absolues, il y a dans Marie-Jo… une tension utopiste. La question qui s’y pose n’est pas celle du triangle amoureux traditionnel, mais celle-ci : peut-on avoir deux amours identiques, parfaitement égaux ? C’est le suspens du film, et il fallait insister sur l’égalité entre le mari et l’amant. On s’est ainsi efforcé de les rapprocher, sur les décors par exemple. Il n’était pas question d’utiliser les schémas classiques de l’adultère.
Le film raconte peut-être encore une fois la destruction de la cité idéale, celle qui hante votre cinéma et qui ici se révèle dans ce moment où, au début du film, Marie-Jo et ses deux hommes se partagent les plans en une harmonie quasi surnaturelle. C’est comme si la tristesse du film était faite du deuil de ces images-là.
C’est vrai, cette harmonie est proprement impossible. Ce n’est pas pour des raisons sociétales, culturelles ou autres, mais c’est la part tragique de la vie humaine. Les personnages le disent eux-mêmes : ce n’est la faute de personne. C’est triste, mais je crois qu’il faut continuer, dans la vie et dans les films, à travailler cela, la possibilité de l’impossible. D’un point de vue individuel, collectif, amoureux, etc. C’est lié au thème du « milieu de la vie » évoquée par la citation de Dante en exergue du film : on perd des choses lorsqu’on avance, ce qui permet à d’autres choses d’apparaître, mais en même temps il y a toujours une résistance que l’on oppose à cela. C’est d’ailleurs pour ça qu’il y a beaucoup de fondus / surimpressions dans le film. Même si, évidemment, je n’y ai pas pensé au moment de les insérer.
Montrer, par le biais du pathos, du tragique, du mélo, qu’un tel trio, qu’une telle trinité est impossible, c’est faire un constat d’un pessimisme radical sur l’état du monde. Parce que si l’on ne peut pas être trois, c’est qu’un équilibre fondamental s’est brisé.
Sans doute, oui. Mais quelque part, ça rend bien des choses possibles. Dans A l’attaque !, l’un des personnages dit : « sans tristesse, il n’y a pas d’amour ». Et bien c’est un peu ça : si l’harmonie était concrètement possible, il n’y aurait pas de grandes et belles choses, il n’y aurait pas la tension et le mouvement qui font la grandeur des passions. Mais comme l’équilibre est impossible, on a toute latitude pour en rêver la possibilité. C’est tragique, mais c’est beau. D’ailleurs, la beauté de la tragédie, c’est que tout est écrit d’avance.
Il y a dans votre mise en scène quelque chose qui a à voir avec le sacré, notamment dans ces belles scènes où les personnages sont nus.
Oui, c’est important pour moi et je travaille cela depuis toujours. Pasolini, qui est pour moi un indéfectible compagnon de route, en parle mieux que moi. La réalité est sacrée, et elle appelle le respect. Au fond, je me considère comme un cinéaste du respect. Ce n’est pas une règle universelle, mais je tiens beaucoup au respect de la chose filmée. Que ce soit un corps ou un décor. Je ne fais pas forcément l’analyse de mes films, mais je pense que toute cette question du sacré a un rapport avec ma biographie. Mon premier souvenir d’images est une bible en bande dessinée que je lisais quand j’étais enfant. Et puis il y a eu Pasolini et surtout la Méditerranée. Tout cela se met en place dans ce film peut-être de manière plus harmonieuse qu’auparavant. Mais c’est un peu malgré moi : je ne connais pas les règles de cette harmonie, et je ne prétends pas les connaître. Je me méfie beaucoup du savoir-faire. La seule chose que je peux affirmer, c’est, encore une fois, que je me sens très libre à présent.
Comment avez-vous concocté la bande originale du film qui mêle deux cultures : la variété et la musique sacrée ? Ce choix résonne comme un geste politique…
Oui. La première raison, c’est que j’aime beaucoup la variété. Mais plus profondément, ce choix est lié à un rapport au populaire, essentiel pour moi. Je suis pour le mélange des genres, j’aime que les choses se contaminent, comme dirait Pasolini. L’émotion que l’on peut ressentir en écoutant une chanson populaire, qui nous rappelle un amour, une histoire, quelqu’un, etc., est aussi forte, en valeur absolue, que l’émotion qui nous saisit lors d’un concert à Bayreuth. C’est la même émotion, c’est la force de la musique, qui est le plus beau des arts. De ce point de vue, on peut dire qu’une chanson de France Gall vaut La Jeune fille et la mort de Schubert. Evidemment, dire cela c’est politique. De même que mettre une citation de la Divine comédie en exergue, c’est une manière de montrer que ce dont parle Dante est universel, que les grandes passions, les grands sentiments, ne sont pas réservés à un petit nombre. Et il n’est pas nécessaire d’avoir lu Dante pour connaître le souci du « milieu de la vie ».
On ne quitte pas le territoire pasolinien…
Oui, la première fois que j’ai vu Accatone, avec du Bach sur les bidonvilles de Rome, ou quand j’entendais du Vivaldi dans Mamma Roma, j’étais ébloui. A présent, ça ne choque plus, mais ça ne se fait pas beaucoup. Par exemple, on me demande souvent pourquoi je ne mets pas IAM ou Massilia Sound System sur mes films J’aime bien ces musiques, mais simplement, je préfère mettre Mozart ou Monteverdi. Parce que ça colle.
Propos recueillis par
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