Présenté à la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes 1999, Virgin suicides sort enfin en France. Presque deux ans de placard, aussi incompréhensibles qu’injustes, pour l’un des films les plus attendus de cette rentrée cinématographique. Rencontre avec sa réalisatrice, la toute jeune Sofia Coppola.
Chronic’art : Comment avez-vous eu connaissance du livre de Jeffrey Eugenides ?
Sofia Coppola : Quand le livre est sorti, beaucoup de gens, notamment des amis à moi, en parlaient à New York. La première fois que je l’ai eu en mains, c’est surtout le titre et la couverture, où l’on ne voit que des cheveux blonds, qui m’ont intriguée.
Qu’est-ce qui vous a plu dans le livre et vous a donné envie de l’adapter au cinéma ?
Il est tout simplement devenu l’un de mes livres préférés. J’aimais sa manière d’évoquer les adolescents, son style très poétique, sa façon de ne pas être condescendant vis-à-vis des jeunes. En résumé, sa justesse par rapport à cette époque.
Est-ce que vous pensez que le livre a un style d’écriture visuel qui favorisait son adaptation en film ?
C’est vrai que je l’ai trouvé très cinématographique. Tout semblait très clair pour moi, même si d’autres personnes pouvaient adapter le livre de manière très différente.
Après avoir été photographe et styliste, qu’est-ce qui vous a décidée à devenir réalisatrice ?
J’ai passé vingt ans de ma vie à ne pas vraiment savoir ce que je voulais faire. J’ai essayé beaucoup de choses, et comme l’ensemble de ma famille travaille dans le cinéma, j’ai voulu, au début, me démarquer de cet univers. Même si j’ai toujours aimé le cinéma ; je venais souvent sur les tournages de mon père quand j’étais petite. Après avoir fait une école d’art, j’ai fait de la photographie, et puis, j’ai réalisé des petits films, ce qui m’a beaucoup plu. En fait, le cinéma est une combinaison de tout ce qui me plaît : le design, la photographie, la musique.
Votre description de la banlieue middle class des années 70 ressemble à une série de clichés ; des photographes vous ont-ils influencée ?
Effectivement, je me suis servie du travail de certains photographes qui viennent de la « still photogaphy ». Des artistes comme Bill Owen, Tina Barney et Takashi Homma, qui ont beaucoup travaillé sur le thème de la banlieue. Ce sont mes références.
Le film est centré sur le thème de l’adolescence : qu’est-ce que cette période représente pour vous ?
Je voulais raconter une histoire mettant en scène des adolescents parce que cette période de la vie est cruciale et vraiment romantique. Tout prend une importance démesurée ; les émotions sont exacerbées en permanence. Je trouvais aussi que les films faits pour les adolescents étaient trop condescendants. Le livre me paraissait très vrai et respectueux de cet âge.
Virgin suicides montre bien à quel point l’adolescence est la période où l’on ressent les choses le plus intensément. Comment avez-vous retranscrit ça à l’image ?
J’ai essayé de retrouver les sentiments que l’on ressent à cet âge, la façon dont les garçons et les filles fonctionnent en groupe. Je voulais filmer la relation entre Lux et Trip Fontain sous un angle très romantique. Montrer comment les choses paraissent plus belles que la réalité. Le film traite aussi du passage du temps ; le fait qu’on idéalise nos souvenirs. Par exemple, l’une des soeurs Lisbon est souvent filmée avec la lumière des rayons du soleil qui illumine ses cheveux. C’est une vision onirique, sûrement différente de la réalité. La bande-son du film, en dehors de celle écrite par Air, est issue des années 70 et composée de chansons très mélodramatiques, passionnelles. Elles accentuent ces émotions et ne sont pas du tout distanciées, ni cyniques par rapport à elles.
Votre mise en scène semble épouser l’état d’esprit de vos héros (split-screen, filtres, moments clippesques…). Un traitement classique aurait-il, selon vous, limité le propos du film ?
Si j’ai utilisé les éléments que vous citez, c’est surtout pour que le film colle au plus près au monde des adolescents. Je voulais appréhender les événements de manière enjouée. Me servir de l’imagination des héros pour sortir de la réalité. Je n’avais pas envie d’être trop sérieuse.
Vous faites preuve de beaucoup d’humour quand vous introduisez le personnage de Trip Fontain lors d’une séquence qui ressemble à un clip musical ?
Je voulais le présenter d’emblée comme la star du lycée, le bourreau des coeurs. Suivre sa démarche chaloupée comme s’il avait une chanson en tête. On doit avoir l’impression qu’il se prend pour Jim Morrison.
Comment avez-vous choisi les acteurs ?
J’ai rencontré beaucoup d’acteurs pour le rôle de Trip, mais Josh Hartnett était vraiment génial. Quand je l’ai vu dans un show télé, je l’ai trouvé très mignon : il m’aurait sûrement plu adolescente. Je voulais que ses cheveux soient coiffés à la manière de Matt Dillon. C’est un bon acteur, mais il possède surtout ce charme envoûtant, indispensable pour incarner personnage. Quant à Kristen Dunst, elle était la combinaison parfaite entre la petite fille et l’adulte mature. Ensuite, j’ai rencontré beaucoup d’enfants et j’ai tenu à respecter l’âge des personnages. Je déteste voir un jeune de 15 ans joué par un comédien de vingt cinq ans. Ca m’a aussi fait énormément plaisir que James Woods et Katleen Turner acceptent de tourner dans mon film, car ce sont de grands acteurs.
Avez-vous été fidèle au livre pour la description de la famille Lisbon ?
Oui, en grande partie. D’ailleurs, j’ai respecté le fait que toutes les soeurs soient blondes, car c’est très troublant. Dans le livre, elles sont décrites comme les cinq têtes d’un seul monstre. On ne peut pas séparer les filles mais, quand on les connaît mieux, on s’aperçoit qu’elles sont différentes les unes des autres. J’aime aussi l’idée que l’on peut se faire des voisins en banlieue. On les voit tous les jours mais on ne les connaît pas vraiment. Cette situation est propice à générer des fantasmes adolescents.
Virgin suicides est sous-tendu de bout en bout par la musique.
La musique de Air ajoute beaucoup au film. Elle contribue à créer l’atmosphère recherchée. Je pense qu’elle apporte de l’émotion à certaine scènes. Leur musique est très romantique et mélancolique ; elle s’adapte parfaitement à l’état d’esprit des personnages.
Comment avez-vous rencontré Air ?
J’ai beaucoup écouté leur musique (l’album Moon safari) en écrivant le scénario. J’adorais l’ambiance qui s’en dégageait, elle m’aidait à travailler. Mon ami, Mike Mills, qui a réalisé leurs clips, m’a dit qu’ils s’intéressaient à la musique de film. Alors je leur ai tout simplement demandé de jeter un coup d’oeil sur le script. Ils ont tout de suite été partants. Je leur ai montré une vidéo du film, et on a pas mal discuté du projet.
Leur avez-vous laissé carte blanche ou avez-vous plutôt été très directive ?
J’ai évoqué avec eux de mes goûts musicaux, les bandes-son qui m’ont marquée et ensuite je leur ai montré des images dont ils se sont inspirés. Je ne connais pas grand-chose techniquement en musique, c’est pourquoi je leur ai plutôt parlé de sentiments. Finalement, on n’a pas tellement parlé de leur travail ; ils avaient des idées et je leur ai donné des indications, comme par exemple d’en faire plus ou moins sur telle ambiance ou telle émotion.
Comment considérez-vous la musique de film : est-ce un élément déterminant pour vous ?
Oui, bien sûr. La musique est très importante. L’inverse est aussi très intéressant. Dans Panique à Needle Park de Jerry Schtazberg avec Al Pacino, l’absence de musique crée une atmosphère impressionnante. Grâce à elle ou sans elle, on peut changer l’ambiance d’un film.
Peut-on dire que la musique de Virgin suicides est le background des personnages ?
Oui, elle retranscrit l’atmosphère et les émotions qui animent les protagonistes. Elle nous permet aussi de partager la nostalgie de ceux qui sont devenus adultes et se souviennent de leur passé.
Pourquoi avez-vous choisi de montrer seulement Trip Fontain en adulte ?
Dans le livre, l’auteur évoque plus longuement la situation des personnages qui ont vieilli. Il était difficile d’incorporer ces passages dans le film car on peut moins aisément passer d’une époque à l’autre. La structure du film aurait été beaucoup trop complexe, trop touffue. J’ai filmé quelques scènes où l’on voyait ces personnages, mais finalement je les ai coupées. On n’a pas assez de temps dans à l’écran pour comprendre qui est devenu qui, pourquoi lui fait ça. Cela dit, j’aime beaucoup le fait de voir Trip Fontaine quelques années plus tard.
C’est le contraste qui vous intéressait ?
Oui, ça m’amusait de montrer la vedette de l’école dans un centre de rééducation. C’est aussi une manière de révéler l’influence qu’ont eue ces filles sur les consciences.
C’est amusant, mais en même temps on sent comme une tristesse. Le sentiment d’une époque révolue qui disparaît avec l’âge adulte. Sentiment que la scène de la soirée, filmée avec des filtres verts, retranscrit assez bien.
Une idée parcourt l’oeuvre dans son ensemble : rien de parfait ne peut exister longtemps, il y a toujours un moment où ça s’arrête. Les choses changent, peut-être pas de manière aussi glauque que dans cette scène, mais elles laissent toujours une trace en nous. Ils étaient jeunes et beaux, mais ils doivent grandir et devenir adultes. Le personnage de Trip Fontain nous rappelle cette évolution et accentue le changement.
Vous accordez une attention particulière à la description de l’Amérique des années 70. Vous auriez pu transposer le récit à notre époque. Pourquoi ce choix ?
J’ai choisi de rester dans les années 70 pour être fidèle au livre. Si j’avais changé d’époque, il y aurait eu un autre film. Virgin suicides traite du passage du temps et du souvenir ; le déplacer dans les années 90 n’aurait plus eu aucun sens.
C’est très surprenant parce que vous étiez une enfant dans les années 70. Votre film ressemble au souvenir de quelqu’un qui aurait vécu cette époque.
Je ne m’en souviens pas très bien, mais je me suis aidée de vieilles photos et de films pour reconstituer l’esthétique de cette période. En fait, mon travail ressemble à celui des réalisateurs de films d’époque, avec toute la recherche de documentation que ça implique.
Virgin suicides est produit par la société de votre père, American Zoetrope. Est-il intervenu dans votre travail ?
Pas du tout. Quand il produit les films des autres, il abandonne son statut de cinéaste pour se limiter à celui de producteur. Il sait qu’il faut laisser le champ libre au réalisateur pour qu’il accomplisse au mieux sa création. Je pense avoir eu de la chance de tomber sur lui, même si c’est mon père. En revanche, avant le tournage, on a beaucoup discuté ensemble. Je lui racontais ce que j’avais l’intention de faire et il me conseillait.
Vous semblez assumer sans complexe le fait d’être la fille d’un cinéaste mondialement connu et respecté.
C’est toujours un peu compliqué, mais je pense qu’il faut se débarrasser de cette idée et faire des films auxquels on croit sans s’en soucier. Si je commençais à y penser, je ne me lèverais plus de mon lit ! J’espère que les gens qui iront voir le film, oublieront mon lien de parenté et feront surtout attention au fait qu’il s’agit d’une première oeuvre.
Après avoir pratiqué plusieurs formes artistiques, pensez-vous avoir trouvé avec le cinéma, la forme d’expression qui vous convient le mieux ?
En tout cas, c’est celle qui m’excite le plus. On peut faire tellement de choses avec le cinéma. On ne peut pas s’en lasser, il y a trop d’éléments différents à manier, les possibilités sont infinies.
D’autres projets de longs métrages ?
J’ai envie de continuer à tourner, même si j’ai fait un break après Virgin suicides. En ce moment, je travaille sur un script…
Propos recueillis par et
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