Après Mange ta soupe, comédie douce-amère sur la famille, Mathieu Amalric confirme tous les espoirs placés en lui avec Le Stade de Wimbledon. Non content d’incarner l’un des plus brillants comédiens de sa génération, il fait maintenant partie du cercle prisé des jeunes cinéastes à suivre de près. Rencontre avec le réalisateur.
Chronic’art : Dans le dossier de presse du film, vous dites être tombé par hasard sur le livre de Daniele Del Giudice. Qu’est-ce qui vous a poussé à imaginer son adaptation au cinéma ?
Mathieu Amalric : C’était à un moment particulier de ma vie où je me posais pas mal de questions par rapport à mon désir de faire du cinéma. Tout à coup, en passant devant cette bibliothèque et en prenant ce livre au hasard, je suis tombé sur quelque chose qui ressemblait à une sorte de page blanche, à un puits. J’ai été attiré par la faille, les trous. C’était aussi en réaction par rapport à mon précédent film, Mange ta soupe, où j’avais l’impression d’avoir tourné quelque chose de très théâtral, d’avoir filmé des dialogues. M’en remettre au destin avait à voir avec l’expérimentation. Ca m’amusait de faire du cinéma avec ce qui me tombait sous la main, il se trouve que ça a été le livre de Daniele Del Giudice, mais ça aurait pu être autre chose finalement.
Comment avez-vous travaillé l’adaptation ? Avez-vous été fidèle au livre ?
C’est étrange parce que dans le roman, c’est une vraie histoire que raconte Del Giudice alors que pour mon film je me suis plutôt fié à ma sensation du livre. Quand il y avait par exemple des problèmes de lumière, qu’il fallait trouver autre chose à filmer, ma réaction n’était pas de me tourner vers le scénario, mais vers un exemplaire du livre que je relisais sans cesse. Je pouvais très bien partir d’un mot. Je me suis plus éloigné du livre pour la partie qui se situe à Wimbledon. A partir de Londres, j’avais envie d’en savoir plus sur le personnage de Jeanne. Au début, Jeanne est floue, c’est un guide, ce qui nous intéresse, c’est cet homme qui n’a pas écrit. Mais, au bout d’un moment, l’action se focalise sur elle et le film essaie aussi de capter son travail intérieur pendant qu’elle recueille les témoignages des gens.
Pourquoi avoir choisi de remplacer le personnage masculin du livre par une femme ?
Avec un homme se posait le problème de l’identification : est-ce que c’est moi ou pas ? Comme je n’avais fait que des films autobiographiques, je voulais un peu aller à contre-courant. Pourtant, Le Stade de Wimbledon est en définitive mon film le plus personnel. J’ai fait exactement le même trajet que Jeanne ; aller vérifier mon désir de cinéma. Je trouvais en plus qu’il n’y avait pas beaucoup de films montrant une femme qui erre dans une ville pour une autre raison qu’un simple problème de coeur. Je voulais voir une femme qui marche et pense.
Pendant une grande partie du film, vous laissez planer le mystère sur les véritables motifs de la recherche de votre héroïne : on peut très bien imaginer par exemple qu’elle part à la découverte de son père…
C’est ce que je me suis dit en regardant les rushs. Dans le livre aussi on ne sait pas trop, même si le style est plus froid. Au cinéma, on voit tout de suite le visage de Jeanne qui est très grave, surtout dans la première partie : on pense alors à une rupture amoureuse, à son père…C’était à un moment où Jeanne tournait énormément, elle était éreintée et du coup ça a donné cette sensation. Ce n’était pas prévu mais j’aime bien car ça donne l’impression que le personnage s’ouvre petit à petit.
Les différents témoignages que recueille votre héroïne sont parfois contradictoires et opacifient au contraire le personnage de Roberto Bazlen. C’est un peu le même dispositif que celui employé par Jean Epstein dans La Glace à trois faces. Pensez-vous qu’il soit impossible de percer le mystère d’un être ?
Il y a en fait pire que ça, à un moment ce mystère n’a plus aucune importance. Je crois que Jeanne sait depuis le début que toute son enquête n’est qu’un prétexte pour, comme moi, se mettre dans une situation de révélation. Elle s’éloigne ainsi de plus en plus de la figure de Balzen. La véritable action du film, ce n’est pas le fait de pouvoir en savoir plus sur cet homme, c’est la possibilité de voir où ça emmène l’héroïne.
L’enquête de Jeanne se double aussi de l’histoire de son rapport à une ville qu’elle apprivoise petit à petit ?
C’est en grande partie dû au dispositif du tournage ; tourner une semaine de temps en temps à Trieste pendant un an et demi. Du coup, on ne cherche pas à filmer absolument la ville. La ville est là et elle fait partie des images rétiniennes qui restent. Elle est déjà intégrée. Jeanne n’a pas le temps de visiter Trieste, je voulais qu’elle soit toujours pressée. Elle a des gens à voir, c’est vraiment une histoire de rendez-vous, de cabines téléphoniques, de bottins, de cafés. Je pensais davantage au film policier plutôt qu’à une quête intérieure. Celle-ci devait plutôt apparaître entre les lignes sans que je m’en préoccupe. J’avais le souci de monter serré, court, que le film soit une sorte de « contemplation pressée ».
L’épisode à la plage rompt avec l’atmosphère plutôt studieuse qui régnait jusqu’alors sur le film.
C’est aussi présent dans le roman de Del Giudice, le chapitre commence d’ailleurs de la même manière que dans le film : le héros est sur sa planche à voile. Ensuite, on a découvert ces bains non mixtes, les seuls qui existent encore en Europe.
J’avais tellement peur de faire un film chiant, intello, que j’ai filmé cette séquence comme un gag. Mais au montage, ce passage a pris un sens beaucoup plus large. Il s’est créé une espèce de décalage de Jeanne par rapport au monde, c’est finalement un grand moment de solitude. Je tenais aussi beaucoup à filmer Jeanne en maillot de bain, montrer le corps d’une femme qui écrit. Cette problématique -avoir un corps et penser- me semble plus violente, plus compliquée chez une femme. De toutes manières, je pense qu’un homme a toujours un problème par rapport à une femme qui pense. C’est très rare que des hommes soient excités sexuellement par l’intelligence d’une femme. C’est en quelque sorte ce que le personnage de Jeanne nous dit.
Jeanne Balibar est beaucoup moins mutine que d’habitude, plus dans la réserve. Comment avez-vous travaillé le personnage avec elle ?
Il s’agissait plutôt de la filmer à différents moments de sa vie. C’est pourquoi on a pris le risque de tourner par intermittence sur un an et demi. C’est un pari dangereux parce qu’on fait des choses entre temps, on se donne des rendez vous et chacun revient avec son fardeau à lui. Je m’appuyais aussi sur mon désir ou non-désir d’elle à ce moment-là. Sur le tournage, je réagis principalement à l’instant, ce qui m’oblige aussi à filmer assez vite, en une prise. C’est une approche sensualiste, pas du tout intellectuelle.
C’est en cherchant à savoir pourquoi Roberto Bazlen n’a pas écrit que la jeune femme écrit, elle, son premier livre. N’y a-t-il pas une certaine ironie dans cette situation ?
Le Stade de Wimbledon est finalement une histoire de vampirisation ; quelqu’un qui va sucer la moelle de quelqu’un d’autre pour se remplir. Ce sont les aspects terribles de la création, un peu comme dans Blow out de De Palma lorsque le héros se sert du cri de la fille qu’il aime et qui est en train de mourir pour la bande sonore d’un film.
Pourquoi avoir choisi de terminer votre film dans le stade de Wimbledon ?
Ce qui m’amuse, c’est que le film s’appelle Le Stade de Wimbledon mais qu’on ne le voit jamais. Quand il apparaît à la fin, les spectateurs sont rassurés, ils ont vu ce qu’ils s’attendaient à voir. C’est aussi un film qui peut s’arrêter à tout moment, qui n’a aucune raison de se poursuivre, ou qui pourrait continuer ad vitam aeternam.
Votre film est à la fois un récit d’apprentissage sur les débuts d’un écrivain et le récit d’un livre en train de s’écrire…
Oui, c’est peut-être tout simplement l’histoire d’une fille qui cherche son titre !
Propos recueillis par
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