A l’occasion de la venue de Kieran Hebden pour la promotion de Happiness, quatrième album de son groupe Fridge, échange avec un jeune homme souriant, humble et posé, débordant d’idées et d’activités, qui, en plus, a oublié d’être con.
Chronic’art : A qui est-ce que je m’adresse ? Le guitariste de Fridge ou le cerveau de Four Tet ? La distinction est-elle toujours claire dans ta tête ?
Kieran Hebden : Si je joue à la fois dans Fridge et Four Tet, c’est pour des raisons bien différentes. Fridge, c’est avant tout histoire de jouer à trois. On adore ça. Il n’y a rien de tel que de voir la musique jaillir du travail que tu produis en te frottant à d’autres musiciens. Tandis que Four Tet, c’est moi seul avec mon ordinateur. Avec l’électronique, c’est une autre discipline de travail, mais aussi une perte de temps à régler des problèmes techniques. Evidemment, les deux projets s’influencent mutuellement. Mais aujourd’hui, j’en arrive à cette situation où Fridge et Four Tet avancent tranquillement l’un à côté de l’autre et me satisfont. Je travaille un petit bout sur Four Tet, puis je me dis : « Bon, là, j’aimerais bien jouer à nouveau un peu de guitare » et lorsque j’en ai marre de travailler avec des gens, je n’ai qu’à m’asseoir devant mon ordinateur chez moi. Je passe une journée à parler de l’album de Fridge, je file faire un set live de Four Tet, faire le DJ, une semaine après, je bosse sur le remix de quelqu’un et la semaine qui suit, je pars en tournée avec le groupe. C’est génial !
Vu qu’Happiness a été enregistré et mixé en 2000, pourquoi avez-vous tardé à sortir l’album, en septembre 2001 ? A cause de ton emploi du temps chargé avec Four Tet ? Ou parce que tu voulais vraiment sortir l’album sur ton nouveau label, Text Records ?
Il y a plein de raisons à cela. On a bouclé l’album l’année dernière, mais son enregistrement a bien dû nous prendre quinze mois. On faisait un tas de choses en parallèle qui nous ralentissait, comme assurer la première partie de Badly Drawn Boy. Et quand on a fini l’album, deux nouveaux trucs nous sont tombés dessus, qui ont encore repoussé la date de sortie : d’abord, l’album de Four Tet était achevé, prêt à être commercialisé. Pause est donc sorti le premier, histoire de ne pas avoir dans les bacs deux albums en même temps, ça aurait été trop de travail pour moi. Ensuite, je voulais vraiment sortir Happiness sur mon propre label. C’était une occasion en or pour le lancer. Mais comme je l’ai découvert à mes frais depuis, quand tu montes un label, t’es censé savoir un tas de trucs sur la distribution, la fabrication. Ce qui m’a pris quatre mois de plus. Et puis il y a aussi le fait que les anciens albums de Fridge ne sont sortis qu’en Angleterre. Je voulais donc une distribution qui soit aussi large que possible. On a obtenu des licences pour l’Europe, les Etats-Unis et le Japon. C’est un pas énorme pour le groupe. J’en avais marre de poireauter en Angleterre. Je fais de la musique depuis quatre-cinq ans mais jusqu’à présent, on n’allait pas vraiment beaucoup plus loin que Londres.
La musique de Fridge, « trio expérimental », s’identifie aisément à ses mélodies travaillées. Crois-tu que la musique expérimentale peut être encore mélodieuse ?
Bien sûr. L’un de mes albums préférés cette année, Endless summer de Fennesz, est tout simplement magnifique. Ce qui m’a vraiment saisi avec cet album, c’est son incroyable sens de la mélodie. Ce que je veux faire, c’est de la musique qui se loge dans la tête des gens, qui soit facile à retenir. Il n’y a rien de mal à faire de la musique expérimentale qui soit facile à retenir. C’est presque devenu une marque de fabrique pour nous que de composer des mélodies entraînantes. Evidemment, sur chacun de nos morceaux, on veut expérimenter, mais on ne tient pas à s’aliéner les gens qui nous écoutent. On cherche à atteindre un public aussi large que possible.
Quel est le sens de donner aux morceaux des titres qui décrivent les instruments utilisés ou les méthodes employées (harmoniques, sampling, cut-up) ?
Tous les titres de l’album sont des noms de travail, qu’on utilisait pendant l’enregistrement. Assez vite, on savait comment on allait appeler l’album. Sam avait proposé « Happiness », ce qui sonnait juste, vu que ça décrivait ce qu’on s’est toujours efforcé de faire en musique. On a donc continué de composer quelques morceaux et la question des titres s’est alors posée. Mais on s’est dit que le mot « happiness » avait vraiment du sens, était comme une déclaration d’intention. Si bien que donner des titres aux morceaux, ça paraissait un peu stupide. On a donc décidé de conserver les titres en l’état, avec leur côté un peu sec et technique. Aujourd’hui, le type lambda qui écoute de la musique est totalement déboussolé quant à la manière dont la musique se fait, dans la mesure où les frontières entre musique créée par ordinateur et musique live se sont réellement estompées. Les gens qui me disent : « je déteste la musique électronique, je n’aime que la musique live, les Manic Street Preachers », ils me font rire, parce tous les disques des Manic Street Preachers sont presque entièrement réalisés depuis un ordinateur. En fin de compte, c’est comme si les auditeurs ne savaient plus ce qu’ils écoutent. Alors ça me plaît de voir quelqu’un qui prend l’album, se demande : » bon, qu’est-ce qu’il y a sur ce morceau, Melodica and trombone ? », écoute le morceau et se dit finalement : »Ah oui d’accord, c’est du melodica et du trombone ! ».
Dans une ancienne interview, tu faisais remarquer que la production du dernier Whitney Houston était basée sur ce principe de samples de sons organiques, principe qu’utilise Nobukazu Takemura et que tu as repris sur Pause. Crois-tu à une telle porosité des genres musicaux ?
Je suis très prudent quant à cette question de frontières en musique, surtout quant à la manière qu’ont certaines personnes d’affirmer la valeur de la musique commerciale en comparaison avec la musique destinée à une galerie d’art ou à un truc du genre. Si je suis aussi circonspect, c’est à cause de ce qui s’est passé ces cinquante dernières années en musique. Si tu regardes un peu, l’âge d’or se situe au début des années 70, l’une des périodes les plus fécondes pour la création musicale, où on combinait toutes sortes de choses qu’on entendait alors, de Led Zeppelin jusqu’à ces groupes américains de funk bien brut. Et puis en même temps, tu trouves des gens qui font sortir de leur niche des musiques étonnantes, comme Alice Coltrane et le spiritual jazz. Mais si maintenant tu lis la presse musicale de l’époque, surtout la presse américaine, un magazine comme le Rolling Stone va te déclarer : « Crosby, Stills, Nash & Young : meilleur groupe de l’année 1972 », ce qui est plutôt vrai. Et ils vont te rajouter que pour ce qui est de la musique noire, Sly & The Family Stone, c’est super bien. Mais ça, ça pue le racisme, ça révèle un tas de préjugés ! Quand tu relis cette presse de l’époque, ils ont l’air tellement ridicules, tu te dis : « mais comment ces gens faisaient-ils pour ne pas se rendre compte de ce qui se passait alors avec la musique funk ? ». Parce que c’est clair que sans le funk, le hip hop actuel n’aurait sûrement pas le visage qu’on lui connaît. Or, le hip hop est sans conteste la plus importante forme artistique de ces 15 ou 20 dernières années. Le hip hop a complètement chamboulé la donne. Alors quand j’entends quelqu’un qui me dit : « j’adore To Rococo Rot, c’est super comme groupe », moi je suis tenté de répondre : « Oui, c’est classe, mais j’aime aussi vraiment le nouvel album de Missy Elliott ». Ce que fait Timbaland sur le son, c’est complètement dingue. Mais c’est quoi ces idées ridicules, ces oeillères qui nous font rejeter cette musique simplement parce qu’elle a été produite sur une major ? Je pense que si tu es capable de faire une musique qui soit vraiment innovante, et qui dans le même temps séduise les foules, tu viens de commettre un truc énorme. Quand tu te plonges un peu dans l’histoire de la musique et que tu regardes ces musiciens qui ont su créer une onde de choc, il s’agit toujours de gens qui ont réussi à innover en même temps qu’ils ont réussi à changer la façon dont on écoute la musique.
Quelqu’un comme Jimi Hendrix avait des idées complètement dingues qui lui venaient à l’esprit, qu’il transposait dans sa musique et les gens achetaient. Je ne vais pas jouer au difficile et dire : « tout le monde achète ça, ça a été fait sur une major, je connais ça de toute façon, etc. ». C’est totalement ridicule. Je crois que les gens qui réagissent comme ça sont intimidés, ils veulent garder le contrôle de la musique qu’ils font et conserver cette hiérarchie entre art « mineur » et « majeur », une distinction que je désapprouve complètement. Aujourd’hui sur Londres, les trucs les plus intéressants passent sur les radios pirates, avec toute cette explosion du garage. Et des magazines comme le Wire sont intimidés par ça, ils n’arrivent pas à s’impliquer dans le mouvement, ils ne le comprennent pas.
Comment expliquer ce besoin de brouiller les frontières entre les genres ? Cela suppose-t-il la faillite de la notion de genre, cela suppose-t-il le constat de l’incapacité d’un genre à évoluer ? Cette attitude contemporaine n’est-elle pas d’abord rendue possible par les technologies ?
Le post-modernisme est devenu une idée assez banale en musique ces dernières années. Et le hip hop a sa part de responsabilité dans ce phénomène, dans sa façon de mettre ensemble des choses qui n’ont rien à voir, mélanger des trucs anciens et récents. Tout cela a ouvert des possibilités. Bien sûr, les nouvelles technologies ont leur rôle à jouer dans la mesure où elles te permettent de tester à une vitesse dingue les idées qui te passent en tête, quelque soit la manière dont elles se connectent entre elles. A l’époque, des méthodes aussi simples n’existaient tout simplement pas. Je pense donc que le facteur explicatif, c’est une combinaison de technologies et d’attitudes qui a émergé de la musique depuis 10-20 ans.
Pour créer une musique instrumentale comme celle de Four Tet ou Fridge, est-ce possible de baser ton travail sur ce que tu observes autour de toi au quotidien ? Ou bien une telle musique n’est-elle concevable qu’en puisant dans la musique que tu écoutes, ou en exploitant les possibilités ouvertes par les technologies ?
Pour mes albums les plus récents, et surtout pour le dernier Four Tet, j’ai fait attention à ne pas trop les faire sonner comme le produit des albums que j’écoute. Récemment, je me suis rendu compte que les albums que j’adore, ce qui fait que les artistes qui les ont écrit sont de vrais innovateurs, vient du fait qu’ils savent prendre du recul et puiser à des sources autres que la musique, comme ce qu’ils font de leur vie. Parce que si tu ne puises que dans la musique, tu ne fais que rejouer des choses qui existent déjà. Donc pour l’album de Four Tet, j’ai essayé de me laisser aller et de faire un album qui parle plus de moi, de ma vie. Aujourd’hui, je veux faire une musique qui me permette de me fier davantage à ce que j’ai dans le coeur.
Propos recueillis par
Lire la chronique de Happiness