Un des musiciens les plus importants de la techno américaine, un des rares à avoir toujours su conserver intégrité et succès, Jeff Mills sort son deuxième album en huit mois (« Every dog has its day », après « Metropolis »), ou quand l’histoire d’une musique et d’un artiste se confondent…
Fin des années 80, la première vague techno de Détroit déboule en Europe (Juan Atkins, Derrick May, Kevin Saunderson et son projet Inner City). Jeff Mills, lui, est né dans la capitale du Michigan en 1963. Il s’essaie dans plusieurs groupes, dont Final Cut, puis rencontre un dénommé Mike Banks (Mad Mike), avec qui il fonde un groupe et un label, une entité aussi adulée que mal comprise : Underground Resistance. « Le jour où j’ai réalisé ma capacité à produire une musique originale et personnelle, j’ai laissé tomber les études et commencé à envisager la musique comme mode de vie. Et ça, cela c’est passé au sein d’Underground Resistance. » Nous sommes en 1990, Underground Resistance inaugure le côté sombre et engagé de Détroit, tel un repli sur soi, une réaction face au déclin de la première vague de la cité industrielle, désormais plagiée en Europe. Une méfiance et un goût amer face au business de l’industrie du disque (médias compris) qui s’expriment dans une attitude artistique autiste et violente.
Underground résistant
Les influences initiales de Détroit sont là : Kraftwerk allié au groove black d’un George Clinton, le côté électronique exacerbé en plus. Jeff Mills participe à l’aventure jusqu’en 1992. En résulte une série de disques incroyablement novateurs, marquée pour toujours par la trilogie des albums X-101, X-102 (The rings of Saturn) et X-103 (Atlantis). Jeff Mills réalise les deux premiers volumes (Robert Hood le troisième). Des disques dont l’objectif est de déplacer notre vision de la musique, des disques où les seules informations sont souvent gravées à même le vinyle -le format cd reste longtemps ignoré- et où s’inscrivent derrière une forme naïve des messages d’idéaux et de combats : « Experimenting for the future of our existence », « Only together we will win », « All is calm for now »… Des disques où certains morceaux démarrent à l’envers, où d’autres sont concentrés en une seule et même boucle, où un titre se passe en 33 tour, et le suivant en 45…, le tout abreuvé de textes de mises en scène futuristes, de la conquête des anneaux de Saturne à l’ Atlantide… Des concepts que Jeff Mills perpétuera toujours (son dernier album Every dog has its day ou le projet Time machine), pour une musique qui oscille entre techno véhémente et hypnotique, expérimentations quasi industrielles, ou plus rarement plages oniriques jazzy et mélodiques.
Chicago résident
Mais Jeff Mills commence à trouver son propre son : « A un moment donné, j’ai décidé que la manière de travailler qui me convenait le mieux était de tout faire par moi même. Pas de compromis à faire, tu travailles quand tu veux, tu décides tout seul quand un morceau est fini… ». En 1992, l’homme quitte Détroit et Underground Resistance pour Chicago où il fonde son label Axis. Il y poursuit le son esquissé au sein de UR, y accueille certaines productions d’UR (le maxi Thera du futur album X-103) et de Robert Hood (le brillant Minimal nation, Axis 07). « Jusqu’à ce que Rob décide également, un jour, qu’il préférait tout gérer seul, et il a créé son label (ndlr: M-Plant). Il était temps. Cela ne m’intéresse pas de signer la musique des autres, c’est trop facile, il est plus intéressant que la personne apprenne elle même à gérer ses sorties de disques. » Les premiers Axis se scindent en deux parties. Une première violente et dancefloor, une seconde plus calme et expérimentale, voire totalement ambient, le tout donnant de véritables classiques (Mecca, Axis 04, 1993). L’esprit UR plane : les morceaux gravés sur une boucle (Cycle 30, Axis 8, 1994), les disques qui restent volontairement à l’état de white label, quasiment introuvables et sans nom (lAxis 09 et 09B). Le rythme des sorties, malgré le succès qu’elles remportent dans le monde, reste mesuré. Jeff Mills provoque l’engouement, l’attente et l’excitation, et s’affirme en maître de la techno. Ses venues en tant que DJ font évènement, car outre ses productions, l’américain se révèle DJ d’exception, dualité pas si courante du côté des premiers musiciens techno américains. Se rendre à un mix de Jeff Mills, c’est assister à un spectale intégral. On écoute une sélection sans faute et osée, où se glissent quelques classiques d’acid house, on danse -la tension amenée sur le dance-floor reste sans baisse- et, fait plus rare : on regarde. On regarde ce petit black frêle et chétif, classieusement vêtu de noir, défier la foule, le front haut et le regard sûr de son talent. On le voit réaliser des prouesses techniques, les gestes secs, superposant sur trois platines les disques à une vitesse impressionnante et génialement imprécise. Trois platines auxquelles s’ajoute une TR 909, boite à rythmes avec laquelle il prend l’habitude de conclure ses sets, faisant hurler la foule par les seule battements improvisés sur la machine. Les avis divergent parfois, mais on affirmera sans peur qu’ aux côtés de Richie Hawtin (Plastikman), Jeff Mills est le meilleur DJ techno du monde.
Européen
Comme tous les américains, c’est d’abord en Europe que Jeff Mills croisera le succès. En Allemagne en premier lieu : le mur tombe, un club ouvre ses portes à Berlin, puis se dédouble en label : Tresor dresse un pont entre Détroit et le vieux continent. Il signe la trilogie d’Underground Resistance. Jeff Mills mixe régulièrement dans le club et s’installe un temps dans la ville. Il initie pour Tresor une nouvelle trilogie: Waveform transmission. Il en réalisera les premier et troisième volume en 1992 et 1994 (le deuxième étant signé Robert Hood), deux albums qui exacerbent le côté sale et brut d’ Axis, un son reconnaissable entre mille par son absence de production soignée, comme si l’américain enregistrait ses morceaux en poussant le volume de chaque son au maximum. Une musique caractérisée par cette manie de zapper les introductions, d’installer dès les premières secondes l’essence du morceau. Un titre rendra hommage à sa ville d’accueil: Berlin, à la brutalité hardcore jamais égalée par l’homme (sur Waveform transmission I) 1995 marque un changement musical pour Jeff Mills. La onzième sortie de Axis, The Purpose maker, révéle un nouveau traitement des sons. Un aspect 100 % dancefloor, moins dur, moins crade et plus rythmique. En découle le lancement de son second label Purpose Maker. Au passage, fait rarissime, il confie à un autre label des productions house restées en fond de tiroir: ainsi apparait en 1996 le maxi Shift disco, deuxième sortie du label créé par DJ Hell, International DJ Gigolo. La seconde moitié des années 90 et la popularisation de la techno engendre des armées de nouveaux producteurs. Jeff Mills perpétue son identité musicale sans grand changement, le rythme des sorties d’Axis ralentissant au profit des Purpose Maker. L’intérêt de ses compositions baisse face aux cohortes de copieurs : Surgeon sur son versant Axis ou Samuel L. Session sur son versant Purpose Maker. Pas meilleurs que leur maître, mais nouveaux. C’est en même temps les années où la presse se penchera le plus sur l’homme, via, peut être, son passage à un format CD plus accessible (les compilation Axis (Lifelike et Purpose maker).
The future is now
Le deuxième virage musical se produit en l’an 2000. La techno-groove des Purpose Maker demeure, mais arrive son troisième label, Tomorrow, moins dance-floor. Une seule sortie à ce jour, mais Axis s’en ressent, le ton se calme, se focalise plus sur les mélodies. En ressortira en octobre 2000 le magnifique et osé projet Metropolis (Axis/Tresor), bande originale du classique de Fritz Lang, pour laquelle il réalise un nouveau montage. « L’art a toujours influencé mon processus de création. J’ai envie de transcrire en musique l’émotion ressentie face à un tableau, un film ou un livre ». Le projet place l’américain sous les feux des grands projecteurs. Pour autant, pas question de se conformer au moule de l’industrie du disque, et l’homme sort un nouvel album (Every dog has its day) seulement huit mois après. « Je compose quand je veux, même si c’est difficile d’accepter le rythme rigide de l’industrie du disque et le fait que les médias ne puissent accepter qu’un artiste ait plus d’une nouveauté par an. ». Pour ne pas se contredire, Jeff Mills est sur le point de conclure deux nouveaux projets: Time machine, « Un album inspiré par La machine à remonter le temps de H.G.Wells. Le livre n’est qu’ un point de départ, ma musique débute lorsque le héros sort de la machine, et l’auditeur est appelé, via ma musique, à imaginer ce qui lui arrive », et Clone « Un projet où la musique passe en second plan, le premier étant occupé par des dialogues entre divers personnages. Cela ressemble à ces disques pour enfant où on raconte une histoire sous fond sonore, sauf que là, ça sera beaucoup plus inquiétant… ». On retente notre coup : pas star, Jeff Mills ? « Ecoute, je ne tiens pas à me disputer sur qui est une star ou pas, d’accord ? »
Plus d’infos sur le site d’Axis