Rivages propose ce mois-ci, une édition en poche du « Smoke » de Donald Edwin Westlake, ainsi que « Backflash », du même auteur mais sous le nom de Richard Stark. Depuis ses débuts dans le roman noir, dans les années 60, Westlake n’a cessé de cultiver avec talent une manière de schizophrénie littéraire digne de Romain Gary, ou, pour rester dans le rayon black novel, de Jean Delion. Retour sur un parcours littéraire dense.
Smoke reprend le thème mille fois traité de l’homme invisible. Freddie braque un appartement quand il se fait surprendre par les deux toubibs qui occupent les lieux. Ceux-ci ne lui donnent pas le choix : il pourra partir sans craindre la police s’il se soumet à une expérience. Et effectivement quand il quitte le domicile des toubibs, Freddie n’a rien à craindre : il est complètement invisible. S’ensuivent les problèmes matériels traditionnels inhérents à ce genre de situations, que la littérature et le cinéma -de H.G. Wells à Paul Verhoven – ont abondamment exploitées. A ceci près que Westlake fait dans l’humour. Quand son personnage décide de porter un masque, il a le choix entre Dick Tracy, Bart Simpson, le monstre de Frankenstein et l’ayatollah Khomeini. Il oscille finalement entre le fils Simpson et le flic Tracy, dont le visage en latex est pour lui « une manière de thérapie personnelle, une façon de se remonter le moral ». Comme dans la plupart des Westlake (tous pseudonymes compris), l’intrigue, initialement basique, se complique à mesure que de nouveaux personnages entrent dans la danse. Freddie devient l’objet de toutes les recherches. Son invisibilité fait de lui un outil de malversation convoité. Le directeur d’un trust de tabac, son avocat, un flic, tous rivalisent d’ingéniosité pour lui mettre la main dessus. On retrouve ici l’ensemble des personnages marrons qui ont fait les beaux jours du roman noir. Et cette incroyable technique de Donald Westlake pour relooker les schémas originaux, et déborder des cadres classiques tout en surfant sur leur efficacité dramatique.
Dur à cuir
Backflash met en scène le personnage sériel Parker, braqueur depuis sa première aventure en 1962 dans Comme une fleur (également au cinéma sous le titre Payback de Brian Helgeland avec Mel Gibson en grande forme). L’objet du braquage sera cette fois un casino flottant. Tout semble particulièrement aléatoire : le bateau est comme une « cellule », un véritable piège en latence ; le butin, dépendant des enjeux, est lui aussi aléatoire ; jusqu’au commanditaire, un vieux fonctionnaire à la réputation irréprochable dont les mobiles restent obscurs. Mais Parker sait « qu’il y a toujours un risque que quelque chose tourne mal ». Malgré le professionnalisme du braqueur, un élément viendra enrayer le rouage du cambriolage. C’est à sa suite que Parker sera réellement mis à l’épreuve. Et comme il l’affirme en début de récit, il « ne compte jamais sur personne pour [lui] sauver la mise façon James Bond. »
Parker est un dur à cuire. Peut-être l’un des derniers. Héritier des lointains cow-boys et autres héros solitaires incorruptibles façon Clint, il est ce genre de types capables de faire capoter la Mafia et d’esquiver les forces de l’ordre en même temps. Extrêmement violent avec qui se met sur son chemin, son intelligence se résume à l’efficacité nécessaire pour mener ses casses à bien.
Paradoxe
A première vue, rien de commun entre Parker et les fantaisies westlakiennes, si ce n’est l’homme écrivain. De là à penser que Stark et Westlake seraient les faces irrémédiablement opposées d’une même histoire, il n’y a qu’un pas. Mais le paradoxe (éventuel) va plus loin. Car Westlake est également l’auteur d’une série comptant cinq romans, sous le nom de Tucker Coe, qui met en scène un certain Tobin, ex-flic portant sa croix depuis la mort de son équipier. Tobin est un analytique déprimé, un type très capable à qui rien ne réussit et qui n’a trouvé d’autre parade contre les agressions du monde que de construire obstinément un mur autour de son pavillon. « C’est vachement psychologique, triste et beau, comme un bulldozer ; j’aime « , écrit à son propos Jean-Patrick Manchette dans une de ses chroniques. Autant dire que ce troisième personnage brouille définitivement la donne. Mais le lecteur acharné -il n’est pas non plus nécessaire d’avoir digéré la grosse soixantaine de titres des Westlake-Stark-Coe-, finit par se faire une idée somme toute assez juste du point d’équilibre de cet infernal trio.
Recette personnelle
Car une telle œuvre doit être abordée avec distance. Certaines constantes jaillissent alors de l’ensemble, notamment l’ironie et l’exagération. L’écrivain Westlake force le trait. Sur des structures efficaces également expérimentées par d’autres sérielistes (Spillane et son affreux Mike Hammer, ou encore Cheyney et ses Lemmy Caution et autre Slim Callaghan), il serre au maximum son corpus dramatique, en une sorte de microcomposition élémentaire. Richard Stark et Parker sont synonymes d’efficacité violente, Tucker Coe et Mitchell Tobin de tragédie humaine à tendance dépressive, et les œuvres écrites sous le nom de Donald Westlake d’humour « comme un moyen de faire naître la peur » (dixit l’auteur). Point de pas de côté, de fantaisie en dehors du cadre. Le pseudonyme donne le la, et tout élément dramatique s’accordera avec la note d’origine dans un sens unique qui aboutit, dans la grande majorité des cas, à une surprenante qualité littéraire.
Bien sûr, Westlake n’est pas le seul auteur à utiliser des pseudonymes pour donner le ton. La littérature générale, nous l’avons dit, et le roman noir ont leurs lots d’auteurs prolixes qui ont dû, pour diverses raisons, publier sous différents noms. Là où Westlake surprend, c’est dans son rapport à la série. Il s’y est épanoui au point de se permettre des jeux internes qui amusent et flattent le lecteur attentif. Dans Gendarmes et voleurs, il est question de la firme Parker, de Tobin et Eastpool (reflet de son propre nom). Ou encore, dans V’la aut’chose (sous le nom de Westlake), un personnage envisage de kidnapper un enfant sur la base d’un polar… de Richard Stark… On pense bien sûr à nos grands amuseurs du XXe siècle -Queneau, Prévert ou Dard-, amateurs de bonnes blagues et de mises en boîte en tous genres.
Cet aspect de l’œuvre de Westlake va bien au-delà de l’anecdote. Ses trois identités d’auteur strictement liées à trois styles différents (je passe les autres pseudonymes, notamment pour les nouvelles et la S.F), ainsi que la création de ces sortes de passerelles entre les différents champs d’action soulignent l’harmonie de Westlake avec le genre sériel. Et, en un sens, la maîtrise acquise au cours de toutes ces années, non pas comme simple répétiteur d’une formule à succès, mais comme véritable maître de la série noire.
A lire de et autour de Westlake : Donald Westlake Smoke, Rivages/Noir
Richard Stark Backflash, Rivages/Thriller
Richard Stark Comme une fleur, Gallimard, Série Noire.
Jean-Patrick Manchette, Chroniques, Rivages/Ecrits noirs, 1996.
Mickey Spilane, série des Mike Hammer, Livre de Poche et Série Noire.
Peter Cheyney, série des Lemmy Caution et Slim Callaghan, Série Noire et Presses de la Cité.
Donald Westlake Gendarmes et voleurs, Denoël, 1973