Pour la sortie de la bande originale du documentaire « Canta Angola », consacré à la musique urbaine angolaise, et en prélude au passage de quelques-uns des meilleurs musiciens angolais au New Morning le 15 juin, nous avons rencontré la réalisatrice Ariel de Bigault, spécialiste des musiques lusophones et maître d’œuvre de l’excellente collection « Angola » sortie chez Buda Musique. Intarissable sur l’histoire musicale de ce pays marqué par quatre cents ans de colonialisme portugais, Ariel de Bigault nous fait partager sa passion avec une rare érudition.
Chronic’art : D’où vient cette passion pour la musique angolaise ?
Ariel de Bigault : Je me suis intéressée à l’Angola à l’époque où je vivais au Portugal, dans les années 70. Il faut se rappeler que la démocratisation s’est faite sur la question de la décolonisation. Et dans ces colonies, la plus importante, au niveau de son poids économique et symbolique, était l’Angola. On connaissait les musiques angolaises au Portugal. Il y avait beaucoup de liens entre les musiciens angolais et les musiciens de la « musique populaire portugaise », c’est à dire la musique engagée. La « musique populaire portugaise » prenait évidemment ses racines dans la tradition musicale portugaise mais il y avait aussi des éléments provenant d’Afrique, et les musiciens en rajoutaient eux-mêmes car il avaient vécu en Afrique. José Alfonso avait été exilé au Mozambique et Fausto était né en Angola. Ils s’étaient beaucoup nourris de cet « empire musical ».
A quel niveau ?
Au niveau rythmique, mais pas seulement. Chez les musiciens lusophones, il y a une grande importance des voix, des chœurs et des mélodies. Cela ne vient pas seulement du métissage, mais cela a été renforcé par le métissage -par le passage sur les guitares- car il y a une grande variété de musiques en Angola : de la musique pour la formation de l’enfant, l’initiation, les fiançailles, le mariage et les enterrements qui sont les plus grandes fêtes. La colonisation portugaise ayant été tellement forte dans ces pays, on ne sait plus qui a influencé qui. Car dans les musiques portugaises, il y a des influences arabes évidentes puisque les Arabes ont occupé le Portugal pendant très longtemps. Quand on sait que chez eux, il y avait beaucoup d’esclaves noirs… c’est sans fin. Au Portugal, au XVIe, XVIIe et XVIIIe siècle, il y avait une population noire extrêmement importante. Lisbonne était une ville très noire au XVIIIe siècle, presque autant que maintenant et ces gens venaient avec leur musique. Tout ces mélanges sont anciens.
Y a-t-il des similitudes entre musiques angolaise et musiques brésiliennes ?
La première fois que je suis allé à Luanda en 1998, je pensais tout le temps au Brésil. Quand on reprend les dates, tout est parallèle. Une des manifestations les plus importante de la musique populaire en Angola a d’abord été le carnaval, un carnaval qui comme au Brésil, est un carnaval mélangé. Ce n’est pas une institution africaine. Les instruments étaient déjà portugais au Brésil, mais en Angola, il y avait des percussions africaines. Luanda était une grande ville avec une activité portuaire et industrielle énorme. On ne peut pas comprendre l’Angola sans prendre en compte le phénomène de l’esclavage. On estime qu’un ou deux millions de personnes ont été déportées sur près de trois siècles. Les bateaux partaient de Cabinda, de Luanda et de Benguela. Ils arrivaient à Rio de Janeiro et à Bahia.
On comprend mieux les traditions musicales du Brésil qui sont plus d’Afrique centrale que de l’Ouest, surtout pour les fondements rythmiques. La religion semble plus provenir d’Afrique de l’Ouest mais je me demande si la grande base de population noire ne vient pas plutôt du Cameroun, du Gabon qui ont été portugais -ce sont tous des noms portugais- et de l’Angola. Pour revenir à votre première question, j’avais l’impression que beaucoup de choses se trouvaient en Angola. La musique moderne angolaise naît en même temps qu’au Brésil, dans les années 20. Au Brésil, le premier semba date de 1917. Les premières musiques africaines angolaises, passées à la guitares par un angolais, c’est 1920. Le carnaval se développe dans les années 20 avec des blocs carnavalesques comme au Brésil. Le carnaval est déjà une musique urbaine. Ensuite, c’est le développement des guitares, c’est à dire l’appropriation d’autres musiques que les musiques carnavalesques et le passage plus systématique à la guitare, exactement en même temps qu’au Brésil. Par contre, il y a un instrument que l’on ne retrouve pas en Angola, c’est le cavaquinho, qui est si important au Brésil et au Cap-Vert.
Les cubains ont-ils eu une influence sur la musique angolaise ?
Pas du tout et beaucoup à la fois. L’influence de la musique cubaine en Afrique date des années 50 avec l’importation des disques. Toute l’Afrique centrale a absorbé les rythmes caribéens, pas seulement cubains, mais de Saint-Domingue et Puerto Rico : le meringue, la rumba. A Kinshasa, lors de l’explosion de la rumba, il y avait beaucoup d’Angolais. Les premiers guitaristes « zaïrois » étaient des angolais. Franco était un bakongo, comme ces Angolais qui avaient émigré à Kinshasa. La deuxième vague date de la présence cubaine en Angola. Les cuivres cubains fascinaient les Angolais qui n’ont pas beaucoup de cuivres. Pourquoi la guitare se développe-t-elle en Angola ? Parce que tous les gens que j’ai interviewé ont commencé par fabriquer leur guitare. On ne fabrique pas un cuivre. Donc il n’y a pas de cuivres en Angola. Maintenant les cuivres sont faits sur des synthés.
Comment est né le projet Canta Angola ?
Le projet du film Canta Angola naît en 1998 en même temps que je faisais Angola 90’s pour Buda Musique. Puis j’ai fait la série Angola 60’s, 70’s et 80’s et on s’est aperçu qu’il y a avait un patrimoine de musiques urbaines encore plus important qu’au Cap-Vert, peut-être même plus varié qu’au Congo. Je n’ai pas eu toutes les musiques que je voulais. Il y en a que je n’ai pas trouvées. J’aurais voulu plus de musiques des régions.
Ces compilations ont dû nécessiter un travail de recherche énorme.
Pour rassembler une centaine d’enregistrements, j’ai dû écouter 100 ou 200 CD et 400 45 tours. Je me suis installée à la radio. Luanda n’a pas été atteinte pas la guerre, toutes les archives sont donc intactes. Par contre à Huambo, qui était un grand centre culturelle ovimbundu, il y a eu énormément d’enregistrements dans les années 60 mais tout a été détruit.
Je n’ai jamais pu trouver de copies. A Benguela, qui était une grande ville portuaire avec beaucoup de bars, tout a été pratiquement détruit. Beaucoup d’amis m’ont aidé dans ce travail. Le père de Paulo Flores est disc-jockey et il a une collection de 45 tours incroyable. J’ai passé trois ou quatre nuits dans sa discothèque à Lisbonne à tout éplucher. Quand j’arrivais à Luanda, je demandais tel et tel disque et les angolais étaient sidérés !
Quel est l’âge d’or de la musique angolaise ?
Les années 70, juste avant l’indépendance. J’ai dû faire deux disques pour couvrir 7 années : 1972-1973 et 1974-1978. Mais je trouve qu’aujourd’hui, on a encore une richesse très grande, seulement il n’y a pas de marché à cause de la guerre civile. Le marché portugais n’est pas un véritable débouché pour eux et, bizarrement, ils n’ont pas le marché brésilien. De plus, il n’y a pas de communications avec le reste de l’Afrique, il n’y en a plus…. Et la mentalité des musiciens n’est pas très tournée vers le professionnalisme. Canta Angola est un peu à part dans la production angolaise actuelle : il n’y a pas de rap, ni d’afro-zouk.
Pourquoi avoir exclu le rap ?
Je n’avais pas la place. Je veux faire un film sur la danse. Les jeunes danseurs angolais sont hallucinants, un peu comme les brésiliens mais en plus puissant.
Par rapport à l’état de délabrement de la société et de la guerre, la contestation ne vient-elle pas du rap ?
Le rap est fait par des fils de la haute bourgeoisie. Ils sont critiques mais moins que Paolo Flores. Le rap évolue, il devient plus populaire mais pas autant que dans les quartiers noirs de Lisbonne où c’est une pratique culturelle informelle. En Angola, ce n’est pas le cas.
Dans Canta Angola, Moises et José Kafala ont un son très folk, c’est étonnant.
C’est leur formation protestante. D’autre part, il y a l’influence portugaise de la toada, de la trova, qui est de la ballade, cette sorte d’incantation que l’on retrouve au Cap-Vert. C’est ce qu’a fait José Alfonso au Portugal : un chant avec une tonalité très haute. Moises et José ont une histoire personnelle très agitée. Ils ont fait la guerre avec le MPLA…
Comment avez-vous filmé Canta Angola ?
Le documentaire a été filmé en live à Luanda, partout : en extérieur, dans un marché et dans un camp de réfugiés à l’extérieur de la ville. C’était une folie totale.
Propos recueillis par