Suite logique à son « Esthétique du chaos », « Society » déroute tout autant. Les réflexions que mène son auteur, en prises immédiates avec le monde, s’imposent pourtant comme une expérience unique du langage.
L’écrivain ne peut avoir d’autre souci que d’atteindre la beauté. Celle-ci dépasse la vérité (nous verrons que cette idée, telle que nous l’entendons encore trop souvent, est ici bousculée) et la justice sans les perdre de vue. Qu’il soit poète, romancier ou philosophe, ou les trois, il ne démontre pas : il crée un univers qui s’efforce d’être cohérent. Sinon, il n’est -ou ne sera- rien. Corollaire obligé : « Toute œuvre s’évaluera à ce test infaillible : à quel point est-on son créateur. » Ce propos extrait de Society, livre frondeur qui se passerait aisément de tout « commentaire » mais qui doit être lu, ne nous semble pas excessif.
Mehdi Belhaj Kacem est gagné par l’ambition de créer -avec un goût prononcé pour le risque. Sa démarche est parfois sinueuse (il a conscience de s’adresser à des intellectuels au cerveau luisant). Sans tourner à l’épicerie des idées, sa dialectique spéculative joue des équilibres instables. Elle repose sur l’Existenz, lieu où l’on découvre les signes fatals de notre condition actuelle : soit la domination de l’immanence, identifiée comme le nihilisme à l’œuvre, sur la transcendance. A la suite d’Heidegger, la question du néant -l’affect comme expérience du néant ; le néant dans le langage – se trouve au cœur de sa réflexion. Mehdi Belhaj Kacem reste donc fidèle à un dessein inauguré dès Cancer, mais l’effraction philosophique s’est renforcée depuis son Esthétique du chaos : répondre aux lamentations du temps présent par une charge féconde qui se situe sur des lignes de fractures entre philosophie, poésie et littérature ; s’inoculer les virus ambiants, endurer, puis libérer ses propres pro corps afin d’anéantir les formes hégémoniques de représentation qui sont à l’œuvre. S’il se définit moins par les réponses qu’il apporte que par les questions qu’il soulève, il a parfaitement retenu les leçons de philosophes familiers (Kierkegaard-Nietzsche-Artaud-Bataille, Foucault-Deleuze-Derrida dans leur sillage) : quiconque désire philosopher et lancer des défis doit revivre intérieurement la situation spirituelle qui est la sienne.
Society s’inscrit ainsi dans un dispositif complexe, à la fois critique sociale, philosophie du corps, bréviaire politique et expérience poétique, dévoilant un art du montage qui n’est pas sans rapport avec la syntaxe cinématographique. L’auteur, qui connaît ses moyens linguistiques, ne cache pas ses talents : « La totalité des livres publiés aujourd’hui sont écrits dans le dessein d’être lus et compris en une seule fois ; et un livre à lecture unique n’existera jamais ». Society le prouve… A ce stade, suivons les conseils de son éditeur, tout en poussant plus avant la méthode suggérée. Aborder les rivages d’un tel livre suppose un peu d’organisation. Aussi est-il peut-être judicieux de passer par la troisième digression (la prose tendue de Du Coup de foudre), de cheminer à travers la charge (critique des post-situs, mais plus encore : identification des limites de toutes formes actuelles d’adversité radicale) du Rapport à soi et de L’Evénement impossible, avant de revenir, dans le désordre rationnel qu’il convient à chaque lecteur de trouver, aux autres digressions : blocs indissociables et pourtant parfaitement autonomes.
Ceux-ci contiennent de jolies trouvailles. Ils suscitent l’étonnement, dont personne n’oublie qu’il s’agit de la nature même de la philosophie. Car la capacité de son auteur à interroger notre contemporanéité (rapport corps/pensée, désœuvrement, fixation de la « communauté qui vient », faite de singularités qui ne sont rattachées à aucune identité) comme phénoménologue lui permet de déplacer quelques perspectives et de déployer une envergure jusque-là insoupçonnée en dynamitant le champ encore forclos (et verrouillé par ceux-là mêmes qui rejettent ses écrits) des discours obnubilés par le couple vérité/mensonge (exit Bourdieu et consorts). Passer à tout instant de l’éloge de l’expérience à l’éloge des principes ne lui est pas étranger. C’est son côté romancier de la philosophie. Le jeu (esthétique) est ici pris en compte dans sa pleine acception : non-assujettissement, rapport possible et harmonieux qui ne soit pas d’exclusion entre la sensibilité et la raison, la passivité et la liberté, la forme et la matière. Schiller n’aurait pas désapprouvé cette appréhension de la forme et de son contenu sensible. Là prend place l’autonomie, une liberté définie positivement, pour reprendre Kant. Objet du jeu, comme tentative de réconciliation de l’humain avec lui-même : la beauté.
Mehdi Belhaj Kacem joue de ces paradoxes, oppose de front l’existence individuelle, ses douleurs, ses angoisses, à tout système prétendument objectif. Par là, il rejoint la tradition d’une philosophie vécue, issue de sa propre biographie. Sören Kierkegaard traçait déjà trois voies (jouissance, doute, désespoir) de types humains, déclinaison du stade esthétique. On les rencontre tous les jours, même si personne ne semble y prêter attention.
Ayant troqué sa cape de goth pour celle de bretteur, il se révèle aussi un polémiste impitoyable, s’en prenant aux membres du troupeau docile continuant d’ânonner (pour les meilleurs d’entre eux, une poignée) la mythologie debordienne. Pris entre la torpeur et une nostalgie dont ils n’arrivent pas à se défaire, ils s’éloignent -bien involontairement- de toute possibilité de réflexion. Face à leur manque de réflexivité, Mehdi Belhaj Kacem pratique une redoutable ironie dénonciatrice et ouvre un autre champ à l’action, ici célébrée comme un vrai bonheur humain. Il était temps de bifurquer…
Reprenons. Seule pratique envisageable, celle physique de l’écriture comme refus à l’abdication. C’est toujours le même cri à travers les âges pour ces écrivains « tués par les nerfs » : écrire pour dissoudre l’obsession, « la multiplicité broyée et qui rend des flammes » (Artaud). Le verbe est ici langage émotif, entre appropriations judicieuses de concepts (et l’invention de quelques autres) et fulgurances poétiques. Curieuse dispute à l’intérieur d’un même cerveau. Il se peut cependant qu’il exagère sa confiance dans un type de langage (l’héritage d’une syntaxe hégélienne confinant au cryptique dans de nombreux passages) pour prouver qu’il appartient à une race différente, mais plus sûrement pour bousculer les imbéciles qui n’y entendent rien -et l’on sait que l’écoute est une faculté un peu perdue de nos jours. Maintient-il pour autant la rhétorique à distance suffisante avant qu’elle ne se prenne elle-même pour fin ? En utilisant par moments cette encre précieuse, en sculptant son style de la sorte, il manque un peu de naturel. On aimerait que ses écrits soient plus détendus. Que lui-même soit plus aérien, que la danse ne soit pas si fréquemment interrompue par ces parasitages volontairement insufflés. Et qu’une route pour la joie soit enfin ouverte.
Society, Editions Tristram