Chez les Waugh, la littérature est une affaire de famille ; deux inédits croustillants d’Evelyn et de son fils Auberon invitent à se frotter à l’humeur « british » de cette dynastie un peu spéciale.
« En résumé, mon père, Evelyn Waugh, était un écrivain célèbre ; son père, Arthur Waugh, un éditeur talentueux et un homme de lettres respecté ; son grand-père, le docteur Alexander Waugh, un florissant généraliste du Somerset, d’une étonnante popularité ; son arrière-grand-père, le révérend James Hay Waugh, un homme d’Eglise vaguement ridicule mais éminemment riche qui vécut dans le Dorset et le Somerset ; son trisaïeul, Alexander Waugh, un vénérable ecclésiastique londonien ». De quoi autoriser l’auteur de ces lignes, le très méconnu Auberon Waugh, à se définir comme un parfait produit de l’élite bourgeoise britannique tout en expliquant son turbulent destin littéraire par un compréhensible conditionnement familial. Un grand-père éditeur et critique influent, donc, qu’une irréprochable intégrité a toujours protégé des soupçons relatifs au cumul des fonctions, mais surtout un père romancier qui compte parmi les plus grands écrivains britanniques du vingtième siècle, presque aussi célèbre pour le style magnifique de ses œuvres que pour son caractère trempé et la férocité de ses prises de position.
Du cirage au journalisme
Entré en littérature en 1928 (à l’âge de 25 ans) avec Grandeur et décadence suite à de piètres études et au refus de sa candidature dans une fabrique de cirage, Evelyn Waugh se voit rapidement soumettre des propositions de chroniques dans différents journaux et, acculé à accepter ces bas travaux pour ne pas dormir sur les bancs publics (« je n’étais pas à cette époque dans une position m’autorisant à faire le difficile lorsque je voyais se présenter l’occasion de gagner quelques guinées »), inaugura une prolifique carrière de chroniqueur et d’éditorialiste. Du Daily Mail au Harper’s Bazar, du Spectator à l’Observer, il vendit ses critiques littéraires, tribunes libres et articles en tous genres à tous les supports de presse susceptibles d’offrir de coquets émoluments avant que le succès du fameux Retour à Brideshead, en 1945, ne le remette momentanément à flots et lui permette une certaine sélectivité dans ses collaborations journalistiques. Ainsi Waugh privilégiera-t-il désormais dans ses chroniques les sujets d’intérêt personnel, à commencer par un infatigable prosélytisme catholique (« pour ma part, je ne crois pas que l’on connaîtra la paix et la bonne volonté universelles tant que le monde entier n’aura pas été converti au christianisme et n’aura pas pris pour guide le vicaire du Christ », écrit-il dans le Tablet en avril 1944) et nombre de prises de position politiques conservatrices et fermement antisocialistes, notamment lors d’une visite officielle du Maréchal Tito en Angleterre (« notre invité de déshonneur »). Leur élégante virulence contribua pour partie à assurer la notoriété d’un Waugh de plus en plus prisé par les rédactions, ravi d’endosser l’un des costumes qu’elles attendaient généralement de le voir porter : esthète plein d’ironie à l’endroit du fonctionnalisme en art, insupportable snob à l’ancienne ou ultraconservateur intransigeant soupçonnant volontiers le Times de sympathies communistes.
Snobisme et lutte des classes
Judicieuse, la sélection de l’anthologie traduite aujourd’hui donne un parfait aperçu des différentes facettes de ce chroniqueur pour qui les mots consensus et socialisme partageaient manifestement une même portée péjorative : malgré les tangibles évolutions du style et des intérêts au gré d’une carrière prolifique pleine de « saletés de petits articles » (sic) uniquement écrits par besoin alimentaire, la fougue, le cynisme et le caractère tranchant de l’écrivain restent intacts de bout en bout. On n’en finirait pas d’en extraire des morceaux choisis, qu’ils touchent à l’argent (« si l’on s’avise de calculer ce que rapportent directement les études à Oxford, sur le plan pécuniaire, on s’aperçoit que nos parents auraient mieux fait de nous envoyer tenter notre chance au casino de Monte-Carlo ») ou aux valeurs consacrées (sur Oscar Wilde : « cet homme, à l’élégance tapageuse, était suffisant, snob, sentimental et vaniteux, mais il possédait un flair indéniable pour les possibilités du théâtre commercial de son époque »), aux critiques littéraires (« aujourd’hui, bien peu sont capables de résumer une intrigue avec exactitude ») ou à l’architecture contemporaine (en particulier quant à « l’épidémie Le Corbusier de l’après-guerre, qui a laissé la face de l’Angleterre vérolée de cicatrices »). Malgré quelques jugements à l’emporte-pièce sur Joyce et Lawrence (« l’échec des romanciers modernes, depuis James Joyce, qu’il faut d’ailleurs inclure dans le nombre, est dû à la présomption et à la démesure »), ses critiques littéraires restent sans doute les seuls de ses travaux de plume où n’éclatent pas ses opinions fermement réactionnaires, non pas tant fascisantes qu’ouvertement traditionalistes, même si son soutien au franquisme en 1937 lui vaudra une réputation équivoque. On goûtera tout particulièrement sa verte réponse aux dix propositions de l’intellectuel socialiste Palinurus pour comprendre sa foi dans les vertus de la vie traditionnelle anglaise, quitte à le lire s’affirmer très explicitement partisan du maintien d’un système de classes.
Le fils prodigue
Rien que de très normal, dès lors, à ce que « la nouvelle vague de gauchistes sans talent qui occupent le devant de la scène depuis l’après-guerre » lui vouassent le plus profond mépris, comme l’explique dans ses mémoires son fils Auberon Waugh, auteur de cinq romans (dont, si l’on oublie une ou deux traductions depuis longtemps épuisées, aucun n’est disponible en France) et d’une innombrable quantité de chroniques et d’articles dans la presse londonienne, prématurément disparu l’année passée à un peu plus de soixante ans. Elevé dans l’ombre intimidante d’un père peu préoccupé par l’édification de sa progéniture (« pour ma part, j’aurais volontiers échangé mon père contre un sifflet de buis »), le jeune Auberon ne tarde pas à manifester un caractère nomade et turbulent qui le conduit sur les routes d’Europe dès ses dix-sept ans, croustillante expédition racontée par le menu dans les premières pages de cette hilarante autobiographie.
Distingué lors de son service militaire (où il se blesse gravement dans les collines chypriotes en manipulant une mitraillette) puis pendant ses études à Oxford (durant lesquels il vit en permanence aux marges du renvoi disciplinaire), c’est tout naturellement, ascendance oblige, qu’il s’engage dans une glorieuse carrière littéraire (encouragée par Graham Greene) et journalistique dont les étapes et morceaux de bravoure sont ici narrés avec un humour irrésistible. Quoique entretenant avec lui un rapport parfois difficile, Auberon Waugh gardera de son géniteur le goût de la provocation et de la critique, s’installant au fur et à mesure d’un parcours professionnel agité à la place d’homme le plus ouvertement haï de la presse britannique (« en repensant à l’ensemble de ma carrière et des gens que j’ai insultés, je suis quelque peu surpris d’être encore en vie »), jusqu’à être élu « ordure de l’année » par le News of The World en 1974.
Diffamation et tweed à carreaux
Cofondateur du magazine satirique Private eye (dont on dit qu’il détient le record britannique de poursuites judiciaires pour diffamation), Auberon Waugh jouera sans jamais flancher ce rôle de poil à gratter caustique qui lui vaudra autant d’inimitiés dans la classe politique que dans le monde des lettres (« la littérature est une profession faite de jaloux, et le journalisme plus encore ») ; de ce profil original mêlant loufoquerie burlesque et talent littéraire, il n’est sans doute pas difficile de ne garder que la plaisante image, un rien caricaturale, du gentleman british archétypal que cherche à vendre l’éditeur français. De là un titre complaisant (la version anglaise, parue en 1991, est intitulée Will this do ?) et passablement facile, qui ne réduit d’ailleurs en rien la valeur du texte. Pleines d’anecdotes du plus haut comique et de considérations du même tonneau, jamais à court d’attaques contre ses ennemis intimes (l’écrivain Michael Frayn, les socialistes, le Sunday Times), ces Mémoires succulentes raviront les amateurs de tweed à carreaux et de chapeaux melon, lesquels y trouveront en outre un splendide portrait de famille (toute la dynastie Waugh y défile), un tableau complet des coulisses du Londres littéraire et quelques considérations rustiques sur la province française (Auberon et sa femme vécurent longtemps dans l’Aude). Et, par dessus tout, l’inégalable flegme d’une plume habile à la perfidie, on ne peut plus anglaise, sous laquelle rien ne peut décidément être pris au sérieux : « parmi les qualités propres aux britanniques, cette aptitude à tourner toute chose en dérision est ce qui fait de la Grande-Bretagne un pays plus vivable que les autres ».
Evelyn Waugh : « Un Peu d’ordre ! » (traduit par Béatrice Vierne) ; Auberon Waugh : « Mémoires d’un gentleman excentrique » (traduit par Isabelle di Natale et Deborah Kaufmann), tous les deux chez Anatolia / Le Rocher