Avec ses deux précédents albums publiés sur le label Blue Note, The Dawn et « Bending new corners », Erik Truffaz avait injecté les rythmes drum’n’bass et hip-hop dans le jazz électrique 70’s d’Eddie Henderson, Miles Davis et Weather Report. Aujourd’hui, le trompettiste français poursuit sa fusion electro-jazz avec un projet de remixes, « Revisité », confié à six artistes, dont Alex Gopher, Pierre Henry et Bugge Wesseltoft. Visite guidée.
Chronic’art : Joe Zawinul raconte qu’il a écrit le thème d’In a silent way une nuit, seul, en regardant la neige tomber. Cette sensation est assez proche de ta musique : tu vis dans les Alpes et tu es quelqu’un d’assez solitaire.
Erik Truffaz : Cette image -composer en train de regarder la neige tomber- me fait rêver. J’ai un chalet que j’ai retapé dans les Alpes. J’adore aller là-bas, écouter des quatuors de Webern avec la neige qui tombe dehors. Au loin, le paysage est très dégagé, c’est une ambiance incroyable. Ce rapport à la solitude et aux espaces, tu peux le retrouver dans mon jeu, un jeu assez aérien, plus espacé que fourni. Dans ce que l’on joue, on traduit un peu ce que l’on est. Cela dit, je ne suis pas quelqu’un de très solitaire parce que je suis tout le temps entouré de gens pendant les tournées. J’aime bien la solitude parce que je peux m’en échapper facilement. Je ne la vis pas. Mais je n’ai pas de problèmes pour me retrouver seul.
Tu es associé à la drum’n’bass et au hip-hop alors que ta formation est très acoustique.
La caractéristiques du groupe est de prendre des rythmes drum’n’bass -des rythmes normalement joués par des machines- que le batteur rejoue ensuite. Dans les deux derniers albums, la drum’n’bass et les grooves hip-hop sont joués de façon jazz.
Tu viens de fonder un nouveau groupe, Ladyland. Pourquoi changer de formation ?
On a fait près de 500 concerts avec le quartet. Nous continuerons à jouer ensemble mais la formation est obligée de s’arrêter pour reprendre un nouveau souffle. Ladyland s’inscrit dans la continuité puisque nous jouons du jazz-groove, sans piano et avec un guitariste, Manu Codjia. Il fait des solos à la Hendrix, avec beaucoup de distorsion. Il envoie une purée monumentale ! J’ai aussi invité Anouar Brahim.
Comment l’album de remixes Revisité a-t-il été initié ?
Je connaissais la plupart des gens qui ont participé au projet, nous avions déjà travaillé ensemble, à part Pierre Henry. Je leur ai proposé de faire des remixes pour moi. Je connaissais leur son, je connaissais ma trompette sur ce qu’ils faisaient.
Je t’ai vu en concert avec Bugge Wesseltoft au Trabendo. Son remix est un peu décevant par rapport à votre collaboration live.
Son remix est très subtil si tu l’écoutes bien. Il avait fait une première approche du remix que l’on jouait en concert et qui me plaisait plus que la version de l’album. Il est comme ça, il change sans arrêt. Sur scène, il modifie les arrangements tous les jours. Il est très inventif, il bidouille toute cette matière comme un maître d’orchestre. Son groupe est le live electro-jazz le plus intéressant que je connaisse, le plus mouvant. Il y a plein de mecs qui font de l’electro-jazz mais ils procèdent par couches. Ils balancent un beat et les musiciens s’empilent dessus.
Comme Saint-Germain ?
Voilà, c’est plus statique. Bugge utilise l’electro comme une matière jazz.
Comment s’est passé le remix avec Pierre Henry ?
Mon éditrice connaît l’assistante qui travaille avec lui depuis 20 ans. Elle lui a fait passer une carte postale avec mes disques. Je lui ai écrit : « Monsieur Pierre Henry, j’aime ce que vous faites, accepteriez-vous de faire un remix ? » Personne ne lui en avait demandé avant moi, c’est étonnant ! Alors que les DJs actuels remixent Messe pour le temps présent… La matière sonore l’intéressait, le rapport entre l’électronique et la trompette. Son remix de More est magnifique, ça plane vraiment, sa musique est intemporelle. Ce qui m’intéresse chez lui c’est qu’il n’utilise pas de machines électroniques. C’est comme s’il appartenait à un autre temps, je trouve ça extraordinaire. Tous les autres musiciens bossent avec des samplers, ils travaillent assez vite. Lui travaille avec des bandes, qu’il inverse, ralentit… Sa maison est épique, c’est un laboratoire. Il a des trucs pour faire des sons de tous les côtés…
Vous avez d’autres projets ensemble ?
Cet été, nous allons faire deux concerts en plein air dans le Jura, dans un endroit où il y a des cascades. Pierre Henry prépare un spectacle dans lequel il intégrera le son des cascades. Il va m’envoyer un CD avec les parties où je dois intervenir.
Le remix d’Alex Gopher est très acoustique. C’est étonnant de sa part.
C’est un grand fan de ce que l’on fait. Je crois qu’il a eu peur de dénaturer notre musique et il l’a gardée telle quelle. Il a viré le piano et a mis une distorsion sur la basse. On ne s’attendait pas du tout à ça. J’étais un peu déçu au début et puis j’ai trouvé ça super. Il a un sens du son incroyable.
Tu es signé sur Blue Note et tu enregistres en Suisse. Pourquoi ne pas avoir sollicité Rudy Van Gelder, l’ingénieur du son de Blue Note ?
Je suis aussi producteur, donc j’essaye de trouver le meilleur rapport qualité-prix. Si j’allais à New York, ça me coûterait au moins le double ou le triple. On enregistre avec un copain, avec qui on bosse depuis longtemps. Dans son studio, on est un peu comme chez nous. Si je veux refaire une trompette sur un morceau, c’est à trois quarts d’heure de chez moi. Je fais au plus confortable possible. Je n’ai jamais eu le fantasme de jouer avec des musiciens new-yorkais. J’adore aller là-bas mais j’ai toujours fait les trucs de façon assez naturelle, avec des gens que je connaissais.
Quelle musique écoutes-tu en ce moment ?
Erykah Badu. Avec le batteur des Roots, je trouve qu’il y a un groove incroyable. J’écoute aussi la vague nordique (Bugge Wesseltoft…), un peu de Chet Baker et beaucoup Jan Hassel. Pas trop Miles Davis. Je l’ai trop écouté et ce qu’il a fait est tellement bien qu’il m’attire comme un aimant. Récemment, j’ai découvert que le thème que j’avais écrit pour More avait déjà été joué par Miles…
Tes détracteurs disent que tu refais du Miles Davis période électrique.
Si Miles existait, il s’inspirerait des grooves électroniques. A partir du moment où tu as un trompettiste qui s’intéresse aux musiques actuelles, ça renvoie à ce qu’il faisait à son époque. Je ne revendique aucun génie en moi, je n’ai jamais inventé un style de musique. Mais Miles Davis non plus…
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