Avec O Fantasma, son premier long métrage, Joao Pedro Rodrigues s’impose d’emblée comme un cinéaste de génie, créateur d’un univers unique et fascinant, pétri de mystère et de sexualité crue. Le jeune homme a accepté de parler avec nous de ses croyances d’artiste, de l’incroyable Ricardo Meneses (héros du film), et du cinéma portugais en général.
Chronic’art : Quel a été ton parcours avant O Fantasma ?
Joao Pedro Rodrigues : A 19 ans, j’ai suivi les cours de l’école de cinéma de Lisbonne. Puis j’ai travaillé sur quelques films, comme ceux de Teresa Villaverde ou de Paulo Rocha, qui, comme la plupart des réalisateurs portugais, étaient aussi professeurs de cinéma.
Personne ne gagne sa vie en tant que metteur en scène ?
Effectivement, mis à part les gens qui travaillent à la télé ou Manoel De Oliveira, ils ne sont pas légion. En ce qui me concerne, à l’heure qu’il est, on m’a donné de l’argent pour écrire un scénario, mais il faut que je le finisse et que je trouve un budget pour le tourner. Je crois malgré tout que c’est le seul système possible au Portugal parce que les films ne se rentabilisent pas grâce à leur seule exploitation et ne pourraient pas exister sans l’argent de l’Etat. Il y a cette idée qui court selon laquelle la plus grande télévision privée finance notre cinéma, alors que les projets qu’elle développe ressemblent à des téléfilms en 16 mm.
Ces films-là n’arrivent pas jusqu’en France.
Non, heureusement.
Notre idée d’un cinéma portugais très élitiste serait alors faussée ?
Il y a eu dans l’histoire du cinéma portugais récent une grande fracture entre les auteurs et le public. Mais grâce à l’ouverture de l’école de cinéma et à l’arrivée de jeunes réalisateurs, les choses commencent à s’améliorer, les films s’émancipent un peu de l’influence d’Oliveira et ne se focalisent plus seulement sur la parole ou la littérature. C’est difficile de parler de générations, car les personnes sont très individualisées, très différentes les unes des autres. Qu’est-ce que le cinéma portugais ? Une chose qui n’existe pas, un ensemble de parcours indépendants, en aucun cas un « genre ». Avant, il y avait peut-être une certaine lenteur commune, à la différence d’aujourd’hui où les films se font heureusement plus divers. Je n’ai pas réalisé mes films en pensant seulement au public, mais c’est important d’avoir un mouvement vers lui. Sans concessions bien sûr, mais en ne restant pas centré sur soi-même. Autre problème : la paresse de plus en plus manifeste des spectateurs, mais là, c’est un phénomène généralisé.
Comment a été reçu ton film ?
De façon très divisée, ce qui ne l’a pas empêché d’attirer pas mal de monde. Il est sorti un peu partout à travers le pays, mais dans un seul cinéma à Lisbonne, un multiplexe qui serait un peu l’équivalent de vos MK2.
O Fantasma, en portugais, ça veut dire « fantôme » ou « fantasme » ?
Les deux. Je suis plus intéressé par l’idée de « fantôme », mais le désir est également très important, les fantasmes de ce garçon comme les miens.
Ton personnage remplit les deux occurrences, de façon presque paradoxale. C’est un fantôme, mais sexuel, une ombre très charnelle.
Je suis parti de l’iconographie SM tout en cherchant à lui donner une autre dimension.
Quand on voit Sergio courir dans la ville et dans la décharge, le costume devient un camouflage du corps, de la chair, un matériel inorganique. Comme si le désir était enfermé. Je voulais que la décharge ressemble à une cachette, un lieu où Sergio pouvait se mettre à l’abri du monde et des gens. Mais ça devient aussi un endroit étrange, comme issu d’une autre planète, avec un côté science-fiction des années 60, série B.
On pense à Danger diabolik de Mario Bava, dans lequel le héros porte le même type de costume.
Je ne l’ai pas vu. Mais j’ai surtout pensé à The Most dangerous man alive de Allan Dwan, l’histoire d’un homme qui reçoit une décharge radioactive, devient invincible et se promène dans des endroits assez insolites, après la guerre nucléaire. C’est une référence qui m’est venue lorsque je suis tombé sur la décharge. La première que j’avais vue, il y a peut-être quatre ans, a été transformée en forêt (rires) ! Lorsque j’ai découvert la seconde, j’ai récrit le film en fonction d’elle. Je pense que le scénario est vraiment essentiel, c’est là que le montage se fait. Le film doit être prêt avant d’être tourné. Je ne crois pas aux vertus miraculeuses de la post-production.
Tu utilises beaucoup de lieux et de figures typiques du fantasme gay : le flic, la piscine, les pissotières. Mais en même temps, la dimension sexuelle est tellement forte qu’on finit par oublier les clichés.
J’ai surtout voulu jouer avec les clichés de la pornographie. Qu’est-ce qu’il y a dans un film porno ? Des rencontres et, d’emblée, du sexe. J’avais ce mécanisme narratif en tête (rires). Sergio arrive près des gens et là surgit une sorte de désir brutal. Pour l’une des premières séquences, avec le flic dans la voiture, j’ai pensé à ce dernier comme à un corps menotté et vulnérable. Sergio peut le tuer, mais ce qui domine, c’est ce désir insatiable lorsqu’il le masturbe. Et puis finalement, le policier est content aussi (rires) ! L’important est de ne pas se fermer à la représentation sexuelle. C’est difficile de filmer le sexe ; dans les pornos, c’est toujours très banal parce qu’il n’y a rien autour. Construire une fiction avec des petits fragments pornographiques, c’est autre chose… L’une des questions essentielles que je me posais était : « Comment réunir toutes ces petites pièces et en faire une histoire ? » Le film est parti de ces multiples récits que j’avais écrits ou qu’on m’avait racontés… Quant aux lieux, la Lisbonne qu’il y a dans le film n’est pas vraiment réelle. Je crois que même les gens qui connaissent bien la ville ne l’ont pas forcément reconnue. Ne jamais filmer le décor dans son ensemble, c’est une façon de le détourner. On ne comprend pas tout de suite, mais on rajoute des petites pièces qui finissent par faire sens.
En fin de compte, tout ce qui relie ces fragments narratifs, c’est un corps, le corps de Sergio.
Oui, et celui du film. Je prête aussi beaucoup d’importance aux lieux. Lisbonne est une petite ville qui s’est agrandie peu à peu. Il reste encore beaucoup de fermes aujourd’hui, souvent en ruine mais avec des arbres, comme un mélange de campagne et de ville, une espèce de zone frontière qui m’a toujours fasciné. Avec O Fantasma, j’ai peut-être essayé d’éclaircir ce mystère.
Ce sont des endroits qui ont des histoires, variables selon les gens. J’avais envie de les filmer comme j’avais envie de filmer le corps de Ricardo après l’avoir rencontré.
Comment l’as-tu découvert ?
Ce n’est pas moi qui l’ai découvert. On a mis près d’un an pour faire le casting. Des amis travaillaient avec moi et ont vu Ricardo dans un bar. Là, je lui ai fait tourner des essais en vidéo et dès l’instant où je l’ai aperçu, je me suis dit qu’il était le personnage. Il y a beaucoup de choses, pour moi, qui fonctionnent par instinct. Je n’arrive pas à mettre ça en mots. Quand je l’ai trouvé, j’ai tout de suite pensé le film avec ce corps-là. Je n’ai pas beaucoup travaillé avec lui en le dirigeant, je n’aime pas la psychologie. On a plutôt répété les mouvements, les regards.
Ce n’était pas trop difficile de l’immerger dans ton univers ?
Non. Le bar dans lequel il travaillait était un bar gay. Ricardo n’est pas comme Sergio, mais je crois qu’il existe une certaine forme de mimétisme. Forcément, les attitudes de Sergio sont un peu devenues celles de Ricardo, comme une espèce de transformation. Quand je travaillais avec lui, j’essayais toujours d’avoir des rapports très professionnels. Le cinéma, c’est aussi une discipline, et j’ai été très dur avec lui. Il avait 18 ans, il était tous les jours sur le plateau, il faisait froid, et il lui arrivait de ne pas vouloir tourner. Je pense qu’il a considéré le film comme une opportunité de faire autre chose. Il vient de la campagne, c’est pour ça qu’il a ce corps de paysan…
… de ragazzo pasolinien…
Oui, c’est ça. Quelqu’un qui a travaillé la terre, qui a aidé sa mère sans faire beaucoup d’études. Après, il est parti pour la capitale en pensant y gagner sa vie. Il dit toujours « je vais vaincre ». C’est quelqu’un de très orgueilleux. Après la présentation du film à Venise, il pensait être accueilli à Lisbonne comme une star, ce qui n’a bien sûr pas été le cas. Il y a une espèce de puérilité chez lui. D’ailleurs, le personnage de Sergio possède aussi ce côté enfantin, avec une sexualité vécue de façon très naturelle.
Tu choisis de ne tourner qu’avec des amateurs parce que tu as l’impression que les professionnels ne peuvent pas te donner ce que tu recherches ?
J’en suis moins sûr maintenant. Je ne parlerais pas d’amateurs mais de gens vierges de cinéma. En travaillant sur les films des autres, je me suis rendu compte que les acteurs étaient très compliqués. S’ils devaient se coucher par terre, tout devait être nettoyé. Ils ne pouvaient pas se cogner et se contentaient de faire semblant. Ricardo, lui, se cognait vraiment, se faisait mal. Et je pense que ça passe dans le film. Je crois qu’il ne faut pas tricher, sinon on n’y croit pas. Ou alors c’est un film américain. Pour jouer, les acteurs ont besoin d’un tas de raisons psychologiques. Au Portugal, la plupart viennent du théâtre, ce qui fait qu’il y a un poids de la parole et de la pose très curieux. Je voulais aussi faire jouer des gens inconnus, que personne n’avait vus jusqu’alors. Mais c’était très difficile de choisir et c’est pourquoi la préparation nous a pris énormément de temps. Je désirais absolument trouver des gens justes pour les personnages.
Ca ne posait pas de problèmes de production ?
J’ai beaucoup de chance parce que mes producteurs, les gens de Rosa Films, sont rentrés à l’école de cinéma en même temps que moi. Ils croient à ce que je fais et je crois à ce qu’ils font. C’est une grande chance d’être entouré par des amis, même si on a un rapport professionnel dans le travail. Toute la production a été pensée pour le film. Avec des restrictions bien sûr car le budget était limité, mais on a dépensé l’argent vers des choses utiles, et notamment la pellicule car je souhaitais beaucoup tourner. En contrepartie, l’équipe technique s’est avérée très légère, ce qui, finalement, me convenait aussi.
Tu n’as pas subi de censure ou d’autocensure ? Par exemple, si tu en avais eu la possibilité, est-ce que tu aurais filmé toutes les scènes de sexe de façon non simulée ?
C’est difficile de répondre. Je suppose que la pénétration est quelque chose de très complexe à filmer, mais j’aime bien aller vers cet univers. Pour la scène de la fellation, on n’a pas pu obtenir d’érection, ce qui n’est heureusement pas si gênant car dans la logique du personnage. En définitive, les scènes non sexuelles se sont révélées aussi difficiles à tourner.
Est-ce qu’il y a des gens dont tu te sens proche dans le cinéma contemporain ?
Oui, Tsai Ming-liang, David Cronenberg. D’autres cinéastes me touchent sans qu’ils soient liés à mon univers : Robert Bresson, Erich von Stroheim, Griffith. J’aime bien cette pureté du cinéma, cette croyance dans les images. Et bien sûr Feuillade.
Justement, est-ce que ta Musidora en latex était une façon de faire éclater la dimension sexuelle des Vampires et du surréalisme en général ?
Je n’oserais pas l’affirmer, mais je voulais qu’O Fantasma ressemble aussi à un film d’aventures, comme chez Feuillade. Je ne voulais pas insister sur les métaphores, bien que le monde des éboueurs s’en rapproche. J’ai essayé d’immerger peu à peu le fantastique au sein du réalisme, au coeur de la dureté des images. Il y a comme une froideur dans le film, avec la caméra qui observe ce qui se passe, et je souhaitais filmer jusqu’à ce que les choses se révèlent. Je pense que pour qu’un corps puisse exister, il faut de la durée. Un corps nécessite du temps pour se matérialiser avec toute sa puissance.
Le film est un peu construit en crescendo. Est-ce que le retour à un état sauvage est pour toi le fantasme ultime ?
J’aimerais bien que la vie puisse être comme ça (rires) ! Mais aujourd’hui, la sauvagerie existe d’une autre façon. Tout devient virtuel, il y a de moins en moins de place pour les choses physiques. Pareil pour le cinéma. Lorsque tu as un décor trop petit ou trop grand, tu penses en fonction de ça, alors que si tu peux tout faire comme tu veux, ça n’a plus de forme, c’est trop facile. Si tout est possible, pourquoi choisir une chose et pas une autre ? Le cinéma, c’est toujours une question de choix. Dès le début. Si tu en as trop, je penses que tu deviens fou. Je crois énormément aux corps devant la caméra. S’il y a bien une chose que je n’ai jamais aimée, ce sont les cartoons, les dessins animés.
Propos recueillis par
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Merci à Frank Beauvais pour le titre de l’entretien