Eminem, la superstar hip-hop de l’année 2000, était en concert unique à Paris mardi 6 février. Portrait de ce personnage protéiforme, qui s’est imposé à la force de ses rimes sur une scène hip-hop en mal de héros, depuis les meurtres de 2Pac Shakur et Notorious B.I.G.
C’est un soir comme les autres. Là devant, en bas, s’agitent des milliers de visages roses, cheveux blonds coupés courts, jeans XXL bleus tombant aux genoux, T-shirts blancs, odeurs d’herbe et doigts en l’air. C’est un soir comme les autres pour Eminem qui, face à ces milliers d’images de lui-même, rejouera une nouvelle fois la comédie Slim Shady (couper sa gorge / ma mère cette junkie / ta gueule Kim, salope / Ricky Martin, ce pédé / pour toi ma petite fille / et une autre pilule). Une nouvelle étape sur la route qui l’a conduit au sommet du monde, en trois ans à peine, et qui le mène plus haut encore, maintenant. Un nouvel épisode dans l’improbable destin de la plus instable des vedettes à s’être récemment imposée dans les charts mondiaux.
Jamais sans doute depuis 2Pac Shakur, personnage aussi complexe n’avait fait irruption avec un tel aplomb, et un tel succès, dans l’univers policé des célébrités multinationales : programmé pour devenir une poupée-mannequin commerciale, il multiplie sautes d’humeur, déclarations péremptoires et crises nerveuses, donnant l’impression de constamment jouer sa vie, sa famille et sa notoriété sur un fil ; idole des pré-ados, il leur enseigne dans la version censurée de son dernier album les joies des magic mushrooms, de l’herbe et de l’ecstasy (The Kids, qui remplace Kim sur la Clean version du Marshall Mathers LP) ; white trash acnéique, il tient en respect l’ensemble d’une communauté hip-hop US peu connue pour sa tolérance raciale, et se permet de chambrer méchamment son producteur, l’ex-Nègre en colère Dr. Dre, sur Guilty conscience, battant même en viciosité les disses que Dre put essuyer d’Eazy-E et d’Ice Cube à l’époque du split acrimonieux de NWA ; star internationale multiplatinée, il cultive son aura underground en distillant quelques featurings pointus chez Thirstin Howl III, the High & Mighty ou les Dilated Peoples chez Sway et King Tech.
Marchant sur les traces de Kurt Cobain, recevant T-shirt de Daniel Johnston en guise d’étendard, son MTV Music Award devant les yeux de l’Amérique suburbaine, Marshall Mathers, alias Eminem, alias Slim Shady, est ainsi celui qui, par la seule force de ses rimes (de son art), a tout à coup exposé le hip-hop le plus exigeant à la planète entière. Pas aux millions de fans de Limp Bizkit ou de Snoop Dogg, mais aux dizaines de millions de fans de Britney Spears et de Ricky Martin, sans rien abdiquer de son style. Marshall Mathers n’est pas le nouveau Vanilla Ice. Il est, d’après Ice-T (dans Rap Pages de septembre 2000), « le meilleur. Point. » Mais qui peut vraiment dire qui est réellement le vrai Marshall Mathers ? qui sait qui se cache derrière ce visage de teigne adolescente, surexposé, multiplié à des millions d’exemplaires sur tous les supports possibles, de Detroit à Hambourg, de Rio à Tokyo ?
Une hypothèse
En fait, Eminem pourrait être la version hip-hop de Christine Angot. Dans le fond, ce qu’il est, et ce qu’il fait, n’est pas si éloigné de ce qu’elle est, et de ce qu’elle fait : tous deux ont cette même compulsion d’eux-mêmes, ce besoin de se retourner l’ego comme un gant pour l’exposer à la vue de tous -n’oublions pas qu’ils ont donné chacun leur propre nom à l’une de leurs œuvres (The Marshall Mathers LP / Sujet Angot)- cette irrésistible envie qui les fait ne parler que d’eux, dans un torrent de mots déversés sur l’auditeur (ou le lecteur, mais Christine Angot parle, débite, scande, plus qu’elle n’écrit) à jets continus. Même arrogance tranchante, même violence contre les anodins qu’ils sont contraints de fréquenter, statut oblige (N’Sync/Laclavetine, même combat), mêmes souvenirs familiaux douloureux surplombant un imaginaire obsessionnel (la mère ici, le père là). Même désir de gloire surtout, ce désir d’être connus, de revêtir cet habit de regards qui ne vous quitte pas lorsque vous sortez, qui duplique à l’infini votre visage dans les pages des magazines, sur les écrans des télévisions, qui projette face à vous votre propre image, votre vraie image, celle que les autres reconnaissent lorsqu’ils la voient ; lorsqu’ils vous voient.
Tous deux ont à vivre de l’intérieur, physiquement, ce fantasme dont se drape notre époque. Et ils ont donc à souffrir des mêmes malentendus : puisque leurs oeuvres ne parlent que d’eux, c’est eux que la foule juge, et non leurs oeuvres. Et cent voix posent cent fois les mêmes questions : sont-ils fous ? et s’il, et si elle, ne faisait pas semblant ? va-t-il vraiment buter sa femme ? son père l’a-t-il vraiment enculée ? Comme si tout cela importait ; ou plutôt : comme s’il était important que cela soit vrai, ou faux, pour qu’on puisse accepter ce qu’ils disent, comme ils le disent. Comme si, avant d’écouter Sympathy for the devil, on exigeait de Mick Jagger qu’il précise qu’il n’était pas vraiment là quand Jésus a eu son moment de doute. Ou comme si le fait que 2Pac Shakur ait été effectivement un thug, violeur, détenu, mort, ajoutait quelque chose à son statut d’icône gangsta. Non, vrais truqueurs ou authentiques salauds, tout cela ne devrait pas avoir d’importance, seul le résultat devrait compter (a-t-on hoché la tête ? tourné la page ?). Mais ce n’est évidemment pas le cas car, à ce point de succès, ce que les gens achètent n’est plus que marginalement de la musique, ou de la littérature, ce que les gens achètent c’est la vie des autres, tout simplement.
Confrontés chaque jour à ce désir puissant et inquisitorial, tous deux ont choisi de faire face : la célébrité est ainsi devenue centrale dans leur art, parce qu’elle est devenue centrale dans leur vie, et que leur vie est ce qui nourrit principalement leur art : il est frappant de constater que, comme Christine Angot recopiant dans Quitter la ville les courriers qu’elle reçoit, Eminem s’écrit lui-même une lettre de fan (Stan) sur le Marshall Mathers LP, ou joue sa propre femme en train d’être battue par lui (Kim), comme Christine Angot fait parler par sa plume ses ancien(ne)s amant(e)s. S’exposer, sans pudeur ni retenue, est la réponse qu’ils ont trouvée, tous les deux, pour ne plus répondre à ces interrogatoires incessants sur eux-mêmes qu’ils doivent subir en permanence : vous n’avez qu’à m’écouter, ou me lire, pour comprendre qui je suis.
Ce choix les rapproche, mais leur attitude les distingue : là où Christine Angot a choisi la paranoïa, Marshall Mathers a préféré la schizophrénie, en grande série. Rien moins que trois personnages s’entrecroisent dans sa tête et dans sa vie : Marshall Mathers, le regular guy, Slim Shady, le psychotique incontrôlable, et Eminem, la star, le confluent magnifique des deux premiers. Ce qui en fait un animal plus étrange et plus subtil que Christine Angot, terrée dans ses visions agacées. Ce qui en fait une superstar mondiale, tout simplement. Eminem est un personnage à la folie complexe, là où la folie Angot, obsessionnelle et répétitive, est simple, forcément simple. Et donc invendable. Parce que la répétition a toujours quelque chose d’un peu effrayant qui repousse la masse finalement. Mark E. Smith, Kool Keith, Jad Fair, ces fous musicaux à la prolixité délirante l’ont appris à leurs dépens : faire toujours le même bon disque réduit rapidement le nombre de vos fans.
On peut bâtir une carrière sur ce genre de talents, mais il faut autre chose pour devenir une star. Là-haut, dans les hautes solitudes de la célébrité mondiale, on n’a pas le droit de n’être que soi-même, c’est trop dangereux : les rares qui, comme Eminem, ont pu se hisser seuls sur ces sommets, sont des êtres exceptionnels, des exhibitionnistes paradoxaux capables de s’exposer entièrement sans jamais en donner trop, vivant constamment sous le regard des autres sans qu’on sache d’où ils sortent ce quelque chose d’autre qui les rend différents. Ce sont des monstres.
Le Monstre
Seul un monstre pouvait en effet réussir ce qu’Eminem a effectivement réussi ces deux dernières années : pour la première fois, quelqu’un a dominé à la fois les FM noires et blanches, le Billboard et les charts underground ; pour la première fois, un Blanc s’est imposé au plus haut niveau dans le hip-hop US, gagnant le respect de ses pairs sans considération de couleur de peau ; pour la première fois même, un Blanc a vraiment impressionné le ghetto. Parce que les monstres, en réalité, n’ont pas de couleur de peau. Ils sont d’abord des monstres.
Mais d’abord, il y a la technique. Eminem n’aurait pas gravi aussi rapidement les étapes qui le séparaient de la consécration mondiale que lui a apportée l’an 2000 s’il n’était pas avant tout l’un des tout meilleurs MCs actuellement en activité. A force de battles dans les clubs rap de Detroit face à des mômes black sûrs de leur style, Eminem est arrivé à une maîtrise rarement égalée dans l’art difficile du freestyle : sur un flow admirablement maîtrisé, il est capable d’improvisations délirantes, torrents verbaux se déversant depuis les reliefs accidentés de son imaginaire dérangé pour emporter n’importe quel MC. Dans cette culture hip-hop dominée par la dictature de l’excellence, l’irruption d’un tel talent ne pouvait longtemps passer inaperçue.
Ce n’est pas un hasard si l’artificier de l’explosion Eminem est le même qui sut trouver les beats adéquats pour introduire Snoop Doggy Dogg au début des années 1990 : piètre rappeur lui-même, Dr. Dre a cette générosité de savoir s’effacer devant plus adroit que lui, servant les rimes de ses protégés par son talent exceptionnel de producteur. Dre avait senti à qui il avait à faire pour offrir ainsi à Eminem, avec le Slim Shady LP, son premier disque de platine, après un premier disque et demi remarqué (Infinite, en 1997, puis le Slim Shady EP, en 1998). Et il fallait bien qu’il l’apprécie vraiment, ce blanc bec, pour le laisser le narguer à longueur de morceaux, et évoquer devant lui ses tristes péripéties avec Dee Barnes, la journaliste qu’il battit en décembre 1990 au cours d’une soirée organisée par Def Jam. C’est peut-être même ce qui lui a plu chez Eminem : totalement immergé dans son univers, il regarde les autres, quels que soient leur couleur, leur statut, leur force, avec la même volonté d’en découdre, le même rictus de défi de celui qui est sûr de ses rimes.
« I don’t do white music, I don’t do black music, I do fight music », assène-t-il dans Who knew. Et c’est donc avec l’assurance que lui donne la certitude de son talent qu’il promène le même regard sarcastique sur les gangs (« dressed in ridiculous / blue and red like I don’t see what the big deal is » [« Ridiculement habillé / en bleu ou en rouge je vois pas l’intérêt »], sur Marshall Mathers), sur Puffy Combs et Jennifer Lopez (« I’m sorry Puff, but I don’t give a fuck if this chick was my own mother / I still fuck her with no rubber and cum inside her / and have a son and a new brother at the same time / and just say that it ain’t mine, what’s my name? »), sur I’m back [« désolé Puff mais je m’en fous même si cette fille était ma mère / je la baiserais sans capote et je jouirais en elle / et j’aurais un fils et un frère en même temps / et me dis pas qu’il est pas à moi, quel est mon nom ? »] ou sur sa bitch-mom de mère. En dérapage incontrôlé permanent (« I put lives at risk when I drive like this » [« je menace des vies en conduisant comme ça »] crissements de pneus en bruit de fond), sa grande gueule est la preuve de son talent, et l’origine de ses problèmes : peut-être n’aurait-il pas dû dire qu’il n’aimait pas les pédés, que sa mère était une putain de droguée et qu’il allait trancher la gorge de la mère de son enfant, cette salope. « I gonna be another rapper dead for poppin off at the mouth with shit I shouldn’ta said » [« je serai un nouveau rappeur mort pour avoir ouvert sa gueule une fois de trop »], dit-il dans Kill you. Peut-être, mais serait-il allé si haut s’il ne l’avait pas dit ?
Car c’est justement cette science exponentielle du bullshit qui permet à Marshall Mathers de s’imposer face aux poids lourds du rap, gagnant leur respect non pas en tant que « rappeur blanc », mais en tant que rappeur tout court. Parce que ses délires verbaux font peur même aux gangstas. Mais revenons à la technique : écouter Eminem, c’est comme ouvrir une armoire remplie de ciseaux, de cutters et de compas, et recevoir le tout sur la gueule. Son flow pinchard, immédiatement désagréable à l’oreille, retrouve les accents antéchristiques de Johnny Rotten durant l’épopée héroïque des Pistols (mais le rock n’avait-il pas en 1977 exactement le même âge que le rap aujourd’hui ?). De fait, il tranche absolument avec tout ce qui se fait actuellement dans le hip-hop ; il faut d’ailleurs un certain culot pour, jeune blanc inconnu, prendre ainsi une musique jusque-là perçue comme exclusivement noire, du moins aux Etats-Unis, la violer avec une frénésie jubilatoire et, en plus, se tirer avec les millions.
Mais s’il a pu faire ça comme ça, avec ces résultats-là, c’est aussi à cause du fond, bien sûr : ces lyrics crachés à la vitesse du son, fantasmes morbides de meurtres, insultes contre sa mère, sa femme, toute sa famille (sauf sa fille), fascination pour la lacération, le viol, les cadavres de femmes planqués dans le coffre des voitures, obsession pour les drogues, auto-fiction forcenée. Rien de gangsta, pas de paroles socialement « conscientes », juste le journal intime et déchiré d’un post-adolescent américain immergé dans le hip-hop, les produits chimiques, l’ultraviolence et, depuis deux ans, l’hypercélébrité mondiale. Il y a dans ce déferlement chaotique une sincérité profonde, une fragilité terriblement humaine, une naïveté même qui le rend différent (à tel point que tous ceux qui s’essayent à leur tour à ce style hyperbolique sonnent immanquablement faux : lorsque, sur Amityville par exemple, Bizarre -carrure de Big Pun et membre du posse d’Eminem- rejoint son pote sur son propre terrain, prétendant avoir enculé son cousin, coupé la gorge de sa mère et donné la fleur de sa petite soeur à dix de ses homies, c’est lui qui ressemble à Vanilla Ice, pas Eminem). Quiconque s’approche un peu du phénomène ne peut donc qu’être légitimement impressionné par la performance.
Tout en restant à distance respectueuse, quand même, car personne ne peut être absolument certain de ressortir indemne d’un séjour de plus de dix secondes seul dans une pièce avec Marshall Mathers -pas même la mère de son enfant, son premier amour, son ex-femme Kimberley Mathers. Pas même Dr. Dre, l’ex-Natural Born Killa (« Dr. Dre’s dead, he’s locked in my basement! (Ha-ha!) » [« il est mort, il est enfermé dans ma cave (Ha-ha !) »], ricane-t-il dans The Real Slim Shady). Personne -sauf Hailie, sa petite fille de deux ans. Ca, tous le savent, tous le sentent, sans distinction de race, de classe ou de genre. Là réside la fascination que Slim Shady provoque à la fois chez votre petite soeur, chez la journaliste de Elle et chez le puriste hip-hop. C’est aussi ça qui place Eminem au centre de l’échiquier du rap US : dans un genre qui repose fondamentalement sur la confrontation et le défi, cette tension permanente, prête à exploser à tout instant, qui court dans les rimes de Marshall Mathers, en font un concurrent redoutable, y compris pour les plus virtuoses du micro, les Xzibit, les Snoop Dogg, qui se sont déjà essayés à l’exercice. « He’s so cra-zay » conclut impressionné Snoop sur Bitch Please II, dans une rime qui sonne comme le plus rare des compliments pour un MC, blanc qui plus est.
Combien de temps tiendra-t-il ? ne peut-on que se demander devant cette épopée frénétique, menée pour le moment à tombeau ouvert au milieu de la foule. Ce qui fait la force d’Eminem, cette rage d’arriver, de prouver qu’il est le meilleur, d’être lui, seul avec sa grande gueule et ses rêves de mort et de paternité, est aussi ce qui peut le faire basculer du mauvais côté, sortir son gun quand il ne faut pas, tabasser un fan, ou son ex-femme, pour un regard ou une parole mal interprétée. Pour le moment, ses identités multiples -l’invention géniale de Slim Shady, son triple mauvais (là où Eminem est son double public)- le gardent et le protègent, et sa plasticité schizophrène l’aide à gérer les contradictions de sa vie actuelle, en idole bubble-gum des 10-13 ans, successeur désigné des soldats hip-hop tombés pour la Cause, 2Pac et Biggie Smalls, et superstar surexposée dans les tabloïds du monde entier, le tout dans le corps d’un garçon de 25 ans grandi trop vite, les poumons pleins de fumée THC.
Kurt Cobain, pour presque moins que ça, choisit de quitter la vie (là où Christine Angot choisit de quitter la ville). Et lui, combien de temps tiendra-t-il ? Il est déjà incroyable qu’il ait pu répondre aussi intelligemment au succès du Slim Shady LP, par ce Marshall Mathers LP qui fait précisément de la réalité de sa vie, et de ses ambiguïtés, la matière même de sa création. Saura-t-il, pourra-t-il tenir ? Ou va-t-il être dévoré par l’Amérique, comme tant d’autres avant lui, de 2Pac Shakur à Orson Welles ? Lui-même sans doute ne le sait pas. « I never knew I, knew I would be this big » [« Je ne savais pas que je savais pas que je deviendrais si gros »] rimait-il effaré dans I never knew. Pourtant, plus que jamais, c’est de lui, et de lui seul que dépend la suite des événements. The world is yours promettait l’affiche dans Scarface de De Palma. Mais que doit-on attendre, que doit-on faire, lorsque c’est déjà vrai ?
Il y a des centaines de sites consacrés à Eminem sur la Toile. En voilà un, officiel, un non officiel, et un site de fans. Voir également ces sites « anti-Eminem » : Feminem, Fuck Eminem, et aussi Will The Real Slim Shady Please Shut Up ?.