Le festival de création musicale Présences a lieu du 2 au 18 février 2001 à la Maison de Radio France, offrant un large panorama créatif. Martin Matalon, artiste argentin de 42 ans, considéré comme l’une des personnalités majeures de la vie musicale, ouvre le festival avec son œuvre « Trame III », pour violoncelle et grand orchestre. Rencontre avec un musicien engagé
Chronic’art : Depuis combien de temps vis-tu en France ?
Martin Matalon : Ca fait huit ans que j’ai déménagé, mais les premiers contacts avec le monde musical français ont eu lieu en 1987, au centre Acanthes pour des master-classes de Messiaen et Boulez. L’année suivante, j’ai été sélectionné pour le concours « L’opéra autrement » qui m’a permis de faire jouer un opéra. A vrai dire, j’aimais déjà beaucoup la musique européenne avant de venir.
Et pourquoi partir d’Argentine ?
Ca s’est fait après mon service militaire. A l’époque c’était la dictature là-bas et j’avais vraiment besoin de sortir du pays, de « m’ouvrir les oreilles ». J’avais déjà une petite formation musicale à l’époque. J’ai commencé assez tard par la batterie, comme beaucoup de gosses, puis vers 16 ans j’ai commencé la flûte classique. Quand je suis parti d’Argentine, j’ai atterri tout d’abord en Californie sans aucun contact et sans parler l’anglais. J’ai tout canalisé dans la musique. J’ai commencé à étudier la théorie musicale, l’harmonie, le contrepoint, puis après deux ans je suis allé étudier trois ans à Boston, puis j’ai débarqué à New York où je suis resté dix ans (j’étais à la Juilliard School) ; enfin je suis arrivé à Paris.
Mais pourquoi Paris ? Comment as-tu vécu le choc culturel entre les éducations musicales américaines et françaises ?
Pour moi, il y a beaucoup plus de liens entre Buenos Aires et Paris qu’entre Buenos Aires et les Etats-Unis. Je me sentais beaucoup plus à l’aise à Paris après trois mois qu’après dix ans aux Etats-Unis. Aussi parce que je parlais déjà français en Argentine ; j’avais étudié au lycée français de Buenos Aires.
Et le choix de New York ?
C’était avant tout pour étudier à la Juilliard School. Comme j’avais commencé la flûte assez tard, on m’avait dit que je n’avais aucune chance de pouvoir étudier à Paris. Comme flûtiste, à 18 ans c’était déjà trop tard. J’ai d’abord pensé ne rester qu’un an aux Etats-Unis et puis je suis rentré dans un conservatoire. La vie te mène là où tu ne t’attends pas.
Mais dès le début tu as pensé devenir compositeur ?
Non, au début je voulais devenir flûtiste, mais je me suis vite lassé du répertoire et des limites de l’instrument. En même temps l’étude des théories de la musique et la rencontre de professeurs qui m’ont marqué ont décidé du reste.
Et tu es arrivé en France. Est-ce que le voyage s’arrête ici ?
Sans doute. J’ai pris racine à Paris. J’y suis depuis dix ans, j’ai bientôt deux enfants et ma vie est inscrite en France. Ici c’est ma troisième vie. Mais peut-être ai-je sept vies…
Mais entre l’éducation musicale que tu as reçue aux Etats-Unis et la vie musicale en Europe il y a de nombreuses différences. Comment les vis-tu ?
A New York il y a beaucoup moins de frontières entre les genres musicaux. Quand je suis arrivé de New York et que j’ai composé la musique de Metropolis ou du Chien andalou, je sentais que ma musique était capable d’inclure presque tout. J’ai essayé de m’approprier les genres musicaux sans mettre de limites de style. J’avais besoin, après des années d’académisme, de mettre toute mon éducation de côté et de faire de la musique comme je l’entendais, dans mon style. Aujourd’hui je ne suis plus du tout dans la même optique.
Cependant, ce qui a fait le « style Matalon » c’est cette appropriation de beaucoup d’éléments…
En effet, mais j’ai envie actuellement d’épurer un peu ma musique. Le fait d’être en France n’est pas indifférent. La pensée spectrale, par exemple, n’est pas sans influence sur moi. Mon oreille change. Je sens que je suis en train d’évoluer, mais je ne sais pas exactement où je vais. Les œuvres composées entre 1992 et 1997, à partir de la Rosa profonda réalisée à l’IRCAM, ne me satisfont plus tout à fait.
Ce n’est pas le genre d’enseignement que l’on reçoit à la Juilliard School. Qu’est-ce que tu retiens de tes études à la Juilliard ?
Pour moi, le plus important à la Juilliard, ce n’était pas l’enseignement qu’on y donnait, c’était le milieu. New York était un lieu de rencontre fantastique. J’ai fréquenté des musiciens fabuleux avec qui je maintiens des relations encore aujourd’hui. C’était un bouillonnement incroyable, propice à créer un ensemble de musiciens.
Mais j’ai affirmé mon style de composition à partir de 1992, au moment où je me suis éloigné d’influences trop marquées. Je n’étais plus sous l’emprise de Boulez, de Ligeti et de Berio, un compositeur dont la musique est pourtant d’une liberté incroyable.
1992, l’année de Rosa profonda pour le Centre Pompidou, était aussi celle de ton premier contact avec les nouvelles technologies, la musique assistée par ordinateur…
Avant de travailler à l’IRCAM j’avais un peu de réticence devant l’ordinateur et très vite j’ai compris que cela pouvait être très enrichissant. On peut augmenter les capacités sonores des instruments traditionnels en spatialisant le son, le transformant en temps réel…
Et tu fais partie d’une génération de compositeurs qui utilisent les nouvelles technologies…
Oui. Quelle génération ! Je suis très ami avec des compositeurs comme Philippe Manoury, Yan Maresz, Philippe Hurel. Mais il y a une grande diversité de styles, de pensées musicales entre nous tous. La technologie formule des idées musicales, c’est juste un instrument nouveau. Quand on écrit pour le piano, l’instrument suscite certaines formes d’écriture, mais tout ça reste sujet à la propre vision du compositeur, ce qui est primordial.
Tu ne joues plus d’un instrument, cela te manque-t-il ?
Non, ça ne me manque pas vraiment. J’aime beaucoup diriger. Je n’ai pas souvent l’opportunité d’avoir le rôle de chef mais j’aime vraiment avoir un contact pratique, matériel avec les musiciens. A New York, j’avais un ensemble que je dirigeais, l’ensemble Music Mobile, et je donne encore quelques concerts chaque année.
Et comment conçois-tu la relation avec les instrumentistes ?
Je suis personnellement très lié avec les instrumentistes. Par exemple, en ce moment, j’écris une pièce pour l’orchestre de Paris, et cette semaine j’ai travaillé avec un tromboniste, un trompettiste, une percussionniste… à qui je pose plein de questions. Le côté pratique est fondamental. On a tendance, quand on compose, à oublier tout ça, à se mettre dans une représentation idéale de la musique.
L’orchestre national de France va ouvrir le festival Présences 2001 par Trame III, ton nouveau concerto pour violoncelle. Est-ce ta première œuvre jouée au festival ?
Non, il y a déjà eu la musique que j’avais composée pour un film de Buñuel. Trame III est le nouvel épisode d’une série de pièces concertantes que j’ai appelée Trame. La première était pour le hautbois et la deuxième pour le clavecin. Chaque trame traite des façons différentes de concevoir la relation entre les solistes et l’ensemble. Le concerto implique une forme assez typée. Je crois qu’il y a un renouveau de la forme concertante. Je pense par exemple à Philippe Hurel, qui vient d’écrire une pièce soliste pour vibraphone et ensemble. Un instrument va formuler une certaine musique, donner une couleur très spéciale. A partir de là on peut définir une relation plus intéressante entre le soliste et l’orchestre que celle du « solo-tutti ». Il peut y avoir une interaction nouvelle. Pour ce concerto pour violoncelle, j’ai travaillé étroitement avec le violoncelliste Anssi Karttunen. Il a une grande habitude du travail avec les compositeurs et il propose des solutions musicales et techniques très intéressantes. J’ai repensé beaucoup d’éléments de la musique en travaillant avec lui et je suis particulièrement heureux de ces changements. Mais ce n’est pas l’idée de virtuosité qui a présidé à la composition de l’œuvre. Ce qui a compté dans cette pièce, c’était de concevoir la musique comme des formes plastiques. Je ne sais pas si on l’entend comme ça, mais c’est l’idée. Ce concerto est composé de neuf mouvements. Chacun propose une relation différente entre le soliste et l’orchestre. Ca passe de la relation typique « le violoncelliste opposé à l’orchestre » dans le premier mouvement à des idées très différentes. Par exemple, la Cadence est un mouvement en soi, elle n’est pas basée sur la virtuosité mais sur les couleurs, les modes d’articulation et les modes de jeux du violoncelle. Tout l’orchestre est alors utilisé comme une caisse de résonance du violoncelle. Dans un autre mouvement, j’ai créé une forme plastique qui utilise dans l’orchestre un registre très agile, très virtuose, avec les percussions et les cuivres métalliques, les bois dialoguant avec le violoncelle qui, lui, déploie de longues lignes dans le registre grave. Il interprète une ligne comme « gelée » dans l’espace. Je vois ça comme des plans complémentaires qui coexistent. Un autre mouvement est composé de plusieurs objets qui se complètent ou s’opposent apparaissant périodiquement. C’est l’idée d’un mobile musical. Elaborer des formes « plastiques » est un des points essentiels de ma réflexion.
Comment vois-tu la place de la musique contemporaine parmi les arts d’aujourd’hui. N’est-elle pas un peu le parent pauvre dans le débat public ?
Je ne sais pas. On est allé très loin dans les expérimentations et je ne crois pas qu’une musique nouvelle puisse faire scandale aujourd’hui à la manière du Sacre du printemps en 1913. Les gens sont assez détachés. On peut avoir le sentiment de rejet pour une musique, mais ça ne s’exprime pas de la même façon. Ce qui est sûr, c’est que dès que l’on donne au public des œuvres de qualité, il suit toujours. Les festivals Présences, Musica ou Agora à Strasbourg en sont l’exemple.
J’ai beaucoup aimé travailler pour la scène, le cinéma. C’était formidable de puiser dans les univers de Borges ou de Buñuel. Mais à la base, je pars toujours d’une idée musicale. Par exemple, pour Metropolis, j’ai dû composer une musique de deux heures vingt. C’était très long ! Mais c’était enrichissant de devoir renouveler la musique tout le temps. Ca m’a poussé encore plus loin. Il y avait des solutions pratiques à trouver pour chaque scène. Borges a eu une influence très marquante et durable sur moi. Heureusement, ça fait dix ans que je ne le lis plus !
Tu as donc un grand catalogue d’œuvres ?
J’ai retiré de mon catalogue tout ce que j’avais composé avant 1992, soit une quinzaine de partitions. Depuis 1992, j’ai écrit environ une vingtaine d’œuvres.
Et quel est ton point de vue sur les musiques dites populaires ?
J’ai moi-même été nourri d’influences populaires mais je les ai utilisées avec précaution. Quant à la musique techno, je peux comprendre Pierre Boulez, qui fait une critique radicale de cette musique. C’est une musique qui ne laisse pas de choix à l’auditeur. Elle nous envahit d’un point de vue physique, notamment à cause de l’utilisation d’une pulsation obsessionnelle.
Après le festival Présences, la prochaine fois qu’on va pouvoir écouter une de tes œuvres ce sera au début du printemps, à la Cité de la Musique…
Oui. L’orchestre de Paris m’a commandé une nouvelle partition que je viens d’ailleurs tout juste de terminer. C’est une pièce qui m’a donné beaucoup de bonheur à écrire. Il n’y a pas de cordes, seulement huit contrebasses, et énormément de couleurs dans l’orchestre, avec beaucoup d’instruments à vents et de percussions. Elle s’appelle Otras ficciones. Je suis très content que le programme soit repris pour un concert spécialement réservé au jeune public le samedi 7 avril. Après, je retravaillerai à un autre projet en relation avec l’IRCAM. Il s’agira de composer une musique nouvelle sur L’Age d’or de Buñuel. Une heure de musique avec les percussions de Strasbourg, un piano et un environnement électronique. Mais c’est encore bien loin…
Propos recueillis par
Concert le 2 février 2001 en ouverture du festival de Radio France avec des œuvres de Martin Matalon, Philippe Schoeller et de Patrick Marchand. Orchestre national de France, direction Pascal Rophé.
Concerts de l’orchestre de Paris avec le quatrième concerto pour piano de Beethoven ; les 5, 6 et 7 avril 2001 à la Cité de la Musique, direction Christophe Eschenbach.