En l’an 2000, comme presque chaque année depuis cinq ans, Kool Keith sort deux nouveaux albums de hip-hop bizarre, et s’invente une nouvelle identité. Après l’Elvis noir, en 1999, il est cette année Keith Korg, le frère analogique. Artiste foisonnant à la carrière chaotique, il est devenu en près de 15 ans une sorte Lee Perry du rap, révéré par les amateurs, craint par les maisons de disques et ignoré du grand public.
Depuis 1986, le cerveau de Keith Matthew Thornton est à l’air libre, exposé sur des plaques de vinyle noir, découpé en tranches au rythme haché des breakbeats. Et nous suivons, d’album en album, d’un personnage à l’autre, le cheminement obscur de ses pensées sinusoïdales, de ses fantasmes morbides et salaces, des dédoublements aléatoires de sa personnalité fracturée. De son génie.
Car, en plus d’être complètement fou, Kool Keith est un génie. Lyriciste dérangé au sein des Ultramagnetic MCs à la fin des années 1980, il s’inventa un style halluciné, fait d’éclairs d’ultraviolence et de science-fiction, qui inspira une cohorte de successeurs (qu’il méprise à longueur de notes de pochette depuis). Producteur, il fit ses classes sur le Criminal Minded de Boogie Down Productions, premier album ramassé comme un poing sur une crosse du jeune KRS-ONE (un compatriote du Bronx), pour donner ensuite au hip-hop, avec ses trois collègues ultramagnétiques Ced-Gee, TR Love et PJ Mo Love, un classique absolu et sous-estimé, Critical Beatdown (Next Plateau 1988), véritable matrice de ce son brutal et funky que le Bomb Squad utilisera quelques mois plus tard sur le monumental It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back de Public Enemy. Il faut par exemple écouter à la suite Ease Back sur le premier, et le martial Terminator X At The Edge Of Panic, sur le second, pour mesurer tout ce que l’un doit à l’autre. Critical Beatdown hante la musique populaire depuis, réapparaissant de temps à autre tel un spectre, comme ce lambeau de lyric hardcore I Smack My Bitch Up Like A Pimp proféré par Kool Keith sur Give The Drummer Some, troisième titre de la face B, que Liam Howlett se réappropriera près de dix ans plus tard pour construire le scandaleux Smack My Bitch Up de The Prodigy.
Puis ce fut le début des problèmes : un séjour en hôpital psychiatrique, deux changements de label (le commencement d’une longue série), un album foiré, sauvé par une ou deux fulgurances (Funk Your Head Up, Mercury 1992), un autre meilleur, mais englouti par la vague G-Funk venue de Los Angeles (The Four Horsemen, Wild Pitch 1993), puis le split acrimonieux du groupe, et l’exil à Los Angeles dans « le monde des films pour adultes et des agences d’escort-girls » (dit-on poliment dans les articles), qui marque le début d’une longue obsession pour la pornographie et le proxénétisme. L’éclipse durera trois, quatre ans, le temps d’aller faire un tour en l’an 3000 et de revenir, sous la défroque d’un gynécologue intersidéral natif de Jupiter et spécialiste de la chirurgie rectale, le Dr. Octagon.
Aidé par une pochette (pour l’édition américaine) de Pushead, artiste jusque-là plutôt porté sur l’illustration de disques de metal, par les beats de Dan « The Automator » Nakamura et par les scratches du magicien DJ Q-Bert, Dr. Octagonecologyst (Bulk/Mo’Wax, 1996) introduisit Kool Keith à une nouvelle génération de fans, désormais majoritairement blancs et spectateurs de MTV. Il lui ouvrit même les portes de Dreamworks Records, subdivision musicale du studio Spielberg-Katzenberg-Geffen, dont il fut l’une des premières signatures (il y resta moins d’un an, naturellement). Parcimonieux de ses lyrics au début des années 1990, Kool Keith fut tout à coup pris d’une frénésie de création, multipliant les albums (deux par an en moyenne depuis 1996), featurings underground (aux côtés de Prince Paul, de Sir Menelik/Scaramanga ou de Godfather Don…) et identités d’emprunt : sur son album Black Elvis/Lost In Space, publié par Sony en 1999, il en recense treize, depuis son « jumeau maléfique » Dr. Dooom, dont il vante le CD, sorti en même temps que Lost In Space (et bien meilleur), jusqu’aux mystérieux Reverend Tom, Dr. Sperm (Kool Keith aime bien jouer au docteur) et Keith Televezquez (un article paru dans le magazine américain Mean indique que c’est le nom qui figure sur les cartes professionnelles qu’il distribue aux jolies filles dans les bars de nuit de San Francisco).
Cette suractivité incontrôlable, associée à un goût prononcé pour les annulations inopinées de concerts et les brouilles avec ses meilleurs amis musiciens, n’aida guère sa carrière, dans un univers hip-hop de plus en plus dominé par le marketing et les plans médias. Qu’est-ce qu’une multinationale du disque plus habituée à des objets aussi standardisés que Ma$e ou Will Smith peut bien faire d’un individu qui assassine dès qu’il le peut son alias le plus populaire, le Dr. Octagon ? Qui, alors qu’on lui offre une participation au Lollapalooza, le plus gros festival rock itinérant des Etats-Unis, n’a qu’une hâte : se barrer ? qui se balade avec une perruque en plastique reproduisant la banane d’Elvis, quand tous les autres rappers préfèrent étaler leurs costards Versace et leurs Jennifer Lopez ? Qui réserve son meilleurs disque (l’Ultra-porno Sex Style) à son propre label, qu’il a subtilement appelé Funky Ass, à la diffusion plus que confidentielle ?
Devant ce désastre commercial à grande échelle -toute amorce de succès étant immédiatement détruite par les sautes d’humeur du bonhomme-, le fan est partagé entre l’accablement, à l’image du cinéphile quand il regarde la carrière d’Orson Welles, et la fascination, face à cette avalanche de morceaux, de déguisements, de concepts tous plus délirants les uns que les autres. Il n’y a qu’à reprendre les pochettes de ses différents projets solo : en 1997, il était en slip rose à rayures et casquette Kangol de la même couleur, sur la pochette de Sex Style ; en 1999, on le voyait space-bass à la main et casque façon Star Wars sur la tête (ou encore, autre variante, en short, maillot de soccer et perruque à banane en plastique) sur l’album Black Elvis/Lost In Space, et en train de manger un burger de rat sur la pochette du First Come, First Served du Dr. Dooom ; cette année, il est au supermarché avec Ice-T, en train d’acheter des chips, un chat mort autour du cou, sur le Pimp To Eat des Analog Brothers, et en casquette de base-ball bleu ciel à fourrure, sur la pochette de Matthew. Auparavant, il s’était également présenté en moine de science-fiction aux côtés de Godfather Don, sur le LP des Cenobites (Fondle ‘Em, 1995) et avait reformé les Ultramagnetic MCs, mais sans aucun des membres originels, sous le nom Ultra (Spoiled Brat, 1997).
Poursuivant ainsi sa course folle dans l’univers dérangé de son esprit, Kool Keith accomplit la prophétie de ce morceau de Critical Beatdown, Traveling At The Speed of Thought : il voyage à la vitesse de la pensée. De sa pensée. Et peu importe si personne n’est aussi rapide que lui. Dans l’espace, personne ne vous entend rapper.
Voir nos chroniques de Analog Brother, de A much better tomorrow et de Matthew, ainsi que notre interview de Kool Keith.
Discographie :
Ultramagnetic MCs, Critical Beatdown, Next Plateau 1988
Ultramagnetic MCs, Funk Your Head Up, Mercury 1992
Ultramagnetic MCs, The Four Horsemen, Wild Pitch 1993
Cenobites, The Cenobites LP, Fondle ‘Em 1995/1998
Dr. Octagon, Dr. Octagonecologyst, Bulk/Mo’Wax 1996
Ultra, Pimp Fiction, Spoiled Brat 1997
Kool Keith, Sex Style, Funky Ass 1997
Dr. Dooom, First Come, First Served, Funky Ass/Copasetik 1999
Kool Keith, Black Elvis/Lost In Space, Sony 1999
Kool Keith, Matthew, Funky Ass 2000
Analog Brothers, Pimp To Eat, Ground Control 2000
Note : la plupart des albums récents de Kool Keith ont fait l’objet d’une version instrumentale. Par ailleurs, Next Plateau et Tuff City ont réédité au milieu des années 1990 d’anciens morceaux des Ultramagnetic MCs originels, apparemment sans l’accord de Kool Keith. Les aficionados qui en feront l’acquisition sont priés de ne surtout pas en mentionner l’existence devant notre homme.