Avec un essai stimulant sur Kenneth Anger* affirmant avec style et conviction la possible beauté convulsive du cinéma quand il ne se perd pas dans les filets poisseux de la pêche hauturière. Toujours l’épicerie wellesienne contre le supermarché Hollywood – Avec un film -Fin août, début septembre**- qui fit écho dans nos intérieurs capitonnés, comme si ouvrir la porte à un ami bienveillant devenait une aventure possible malgré le digicode et l’aveuglant halogène. Avec tout cela donc, Olivier Assayas s’est imposé l’année dernière comme un cinéaste-critique moteur de nos temps déprimants. Ce qui touche chez lui, ce n’est pas seulement une candeur renouvelée, érigée en mode de perception -ce qu’il appelle chez les autres la « grâce »-, mais aussi une totale transparence, l’évidence d’une parole qui se libère volontiers sans jamais rien lâcher du mystère et de la pudeur de toute démarche artistique « in progress ». L’entretien qui suit remonte la source d’un parcours singulier, et dont les chemins à venir promettent de belles contrées.
Chronic’art : Cet essai apparaît autant comme une monographie critique de Kenneth Anger que comme une manière d’autobiographie critique d’Olivier Assayas. Comme si votre point de vue sur le cinéaste américain relevait moins d’un savoir que d’un geste sensible et libératoire qui viendrait clore une période de votre itinéraire. Ainsi, la préface esquisse une brève histoire de votre formation sensible et intellectuelle qu’on voudrait préciser. Le cinéma a-t-il toujours été au centre de vos préoccupations artistiques ?
Olivier Assayas : Non. Contrairement aux apparences, j’ai toujours été très peu cinéphile. La cinéphilie historique, c’est-à-dire le rapport d’une part à la théorie du cinéma et, d’autre part, à une vision cohérente et globale de son histoire, m’est vraiment venue graduellement. Certes, pour des raisons qui tiennent peut-être au fait que mon père écrivait des scénarios et qu’il m’emmenait sur des tournages, j’ai toujours eu un intérêt très spécifique et tendu pour le cinéma ; mais mon éducation cinématographique a été très sensorielle. Si j’essaie de me rappeler ce qui m’a cinématographiquement marqué, enfant ou très jeune, ce sont souvent des choses vues à la télévision ; même si je garde aussi des impressions fortes du cinéma populaire, des films pour enfants…
Quels films précisément ?
D’abord, le cinéma populaire que j’aimais beaucoup. Comme tous les enfants, j’aimais les films de cape et d’épée, les séries noires, parfois même des productions qui étaient à la limite du cinéma d’épouvante, interdites aux moins de treize ans, comme Mario Bava par exemple. Et puis, comme je l’ai dit, il y avait ce que je voyais à la télévision. C’est a posteriori que j’ai apprécié cet apport-là, que j’ai compris que j’avais été marqué par L’Ennemi public de Don Siegel, Les Forbans de la nuit de Jules Dassin, Les Anges aux mains sales de Michael Curtiz ou encore Los Olvidados de Bunuel. Tout cela formait un bric-à-brac d’images qui m’impressionnaient sur un mode sensoriel et pas du tout cinéphilique.
Et le rapport avec les films de la Nouvelle Vague ?
Il est quasiment nul. Cette période de l’enfance où j’emmagasine des images ne donne pas suite à un second chapitre qui serait logiquement celui du rapport à la Nouvelle Vague. Contrairement peut-être à la génération qui précède, le cinéma n’est pas le vecteur qui oriente mon adolescence. Ce rôle-là est joué par le rock et tous les signes qui l’accompagnent à l’époque : la contre-culture, la poésie de la Beat generation, l’attrait pour l’Orient… Le cinéma qui m’intéresse est aussi partie prenante de cette culture rock. J’ai découvert le cinéma moderne avec Easy rider.
A l’époque, vous ne lisez pas Les Cahiers du cinéma ?
Non. Je m’en méfiais même. C’était une époque très marquée par l’engagement politique. Chacun était sommé de choisir son camp. Au lycée et durant mes premières années de fac, j’avais remarqué une forme de gauchisme très ossifié. Les divers groupes étaient en train de se scléroser. A côté des Jeunesses communistes et des trotskistes, il y avait une frange des maoïstes, tendance VLR, plus libertaires, avec lesquels on pouvait imaginer un éventuel terrain d’entente ; mais je m’en tenais à une tendance ultra-gauchiste où se mélangeaient un esprit libertaire, l’usage des drogues douces et le situationnisme, comme source théorique. En outre, mon père, qui avait été communiste durant l’entre-deux-guerres, et qui s’en était séparé assez tôt, était l’ami de Victor Serge, une des premières personnes à dénoncer les camps staliniens dès les années 1930. Il m’avait donc transmis une solide hostilité à l’égard de la Russie en général et du stalinisme en particulier. Enfin, j’ai pris connaissance de la Chine de Mao grâce aux textes de Simon Leys : Les Habits neufs du président Mao, Ombre chinoise. Dès qu’on me parlait de maoïsme, je voyais les cadavres qui flottaient sur le fleuve jaune. Pour toutes ces raisons j’avais une grande méfiance envers tout ce qui correspondait à un engagement stalinien et crypto-stalinien. Or, les Cahiers de l’époque étaient très marqués par ce type d’engagement.
Ce rejet du dogmatisme militant et cette passion pour une culture rock définie très largement s’accompagne-t-elle alors d’une démarche créatrice ? Dans quels domaines ?
Entre quinze et vingt-cinq ans, ma grande affaire fut la peinture. A l’âge de quinze ans, j’ai commencé à « barbouiller » et à y prendre un réel plaisir. Mon inspiration était alors confuse, très peu structurée : je suis passé d’un goût pour l’abstraction à une forme de figuration ; peu à peu je me suis aussi intéressé au dessin et plus largement au graphisme. Tout cela était encore un peu primaire, naïf, enfantin, très influencé par le mauvais goût de l’époque. Je me souviens que ce que j’aimais au cinéma, c’était les films de Ken Russell. Quand je dis mauvais goût, c’est vraiment mauvais goût. Entrait aussi dans ce travail tout ce qui avait attrait à la contre-culture : l’attrait pour l’hindouisme, le bouddhisme qu’on découvrait dans les livres, mais aussi un certain goût -très adolescent- pour l’ésotérisme.
Vous écriviez, à l’époque ?
A la fac, j’ai fait une maîtrise sur le roman-feuilleton, plus précisément sur Gustave Le Rouge. Je n’oserais plus rouvrir ce texte aujourd’hui, mais il a concentré, à ce moment-là, bon nombre de mes préoccupations. Ce qui m’intéressait c’était comment un certain nombre des thèmes du symbolisme étaient passés dans les sujets de la littérature d’anticipation scientifique et de la littérature fantastique du début du siècle. Les liens sont très profonds. Gustave Le Rouge a été proche de Verlaine, de la toute dernière période de Verlaine. Il a même écrit un livre : Les Derniers jours de Paul Verlaine. Cette circulation un peu souterraine des idées était un vrai sujet : dans la même période où on honnit le symbolisme, où toutes ces surcharges décoratives sont rejetées jusque dans les années 1915-1920, le roman populaire, Gustave Le Rouge en France, Rice Burroughs en Angleterre, lui redonne vie. Les surréalistes s’y intéressent. Blaise Cendrars s’y intéresse. On s’aperçoit alors que ce qui revient par le populaire n’est qu’un refoulé du symbolisme. A l’époque, ce travail me permet, d’une part, d’approcher une définition de la culture populaire du début du siècle, à partir des thèmes du roman-feuilleton et de la littérature d’anticipation scientifique qui se retrouvent dans le premier cinéma muet, d’autre part d’apprécier le rapport de cette culture avec l’histoire de l’ésotérisme en tant que source du symbolisme.
Quand sortez-vous de cette période que vous qualifiez de « naïve » ?
Avec le punk-rock, qui opère un grand nettoyage. J’ai alors le sentiment de tourner une page. J’avais envie de regarder le monde plutôt que de m’enfermer. Cette rupture est contemporaine du moment où j’ai renoncé à peindre. Il devenait absolument insupportable de continuer à faire une activité aussi autarcique. La solitude de la peinture qui contraint à être sans cesse renvoyé à soi-même, à creuser en soi, finit par habituer à un univers confiné, introspectif, qui crée peu à peu une méfiance vis à vis du monde. Une peur même. Du jour au lendemain, j’ai décidé de choisir entre peinture et cinéma, les deux étant incompatibles ; et ce renoncement à la peinture, c’était aussi le rejet de sa dimension introspective. Le cinéma était le moyen de nouer un rapport avec la perception.
A ce moment-là, quels types de rapports entretenez-vous avec le cinéma ?
Après plusieurs présences sur des tournages, où j’ai travaillé comme grouillot en apportant des cafés, j’ai commencé à apprendre un peu au contact des tables de montage. Dès l’enfance, grâce à mon père comme je l’ai dit, j’avais eu une fréquentation des plateaux ; mais pendant longtemps, j’ai observé les choses sous l’angle le plus primaire, l’angle technique sans comprendre bien comment on faisait les films. J’ai alors rencontré Laurent Perrin. Adolescent, il avait commencé à faire des films en super 8 et à les montrer dans les circuits spécialisés dans ce format. Il connaissait donc une espèce de milieu du court-métragisto-expérimental. Par son intermédiaire, j’ai compris qu’il y avait là une possibilité de faire des films. Mes études de lettres m’ont permis d’être enrôlé comme scénariste. Après avoir écrit le scénario du premier moyen métrage de Laurent, Scopitone, qui avait plutôt plu à l’époque, j’ai eu la possibilité d’écrire et de réaliser mon premier court métrage, qui était très immergé dans cette période du punk-rock. Je l’ai fait avec Elli Medeiros, que j’ai appelée parce que je la connaissais des Stinky Toys et que je n’avais pas la moindre idée de comment on travaillait avec des comédiens. Puis j’en ai fait un autre, encore très associé à ce monde du punk parisien. C’était une époque, 1978-1979, très marrante, un moment formidable dont je garde une grande nostalgie. Il y avait une liberté et une absence de cloisonnements inimaginables aujourd’hui.
Votre activité critique aux Cahiers du cinéma commence à cette période ?
J’ai rencontré Serge Toubiana et Serge Daney qui avaient vu mon premier court et l’avaient trouvé intéressant. En réalité, c’est inmontrable. Ils y trouvaient peut-être une vague nouveauté. Ils m’ont alors proposé d’écrire sur les films. C’était quelque chose qui ne m’était jamais venu à l’esprit. J’en avais même une espèce de vraie méfiance. Je me disais : « je vais encore faire un détour avant d’aller vers le cinéma… ». J’ai finalement accepté en me disant : « C’est quand même les Cahiers du cinéma« . J’aurais jamais imaginé qu’on me propose d’écrire dans cette revue. Même si j’en avais une connaissance floue, je voyais bien quand même que c’était pas négligeable. Je me suis mis à ma table et je me suis dit : « Est-ce que je suis capable d’écrire un texte sur un film ? ». J’ai choisi des objets très modestes. J’étais très timide par rapport aux choix « Cahiers », ce qui explique que j’ai très peu écrit sur les grands auteurs de la revue. Beaucoup de choses avaient été écrites, que j’avais peu lues ! Des oeuvres qui m’intéressaient, que j’admirais… mais ils savaient très bien faire ça sans moi. En outre, j’ai toujours eu un rapport au cinéma au présent. Entre un chef-d’oeuvre, un classique qui passe à la cinémathèque et un film qui sort en salles, l’instinct me pousse au second. Comme spectateur, je m’intéresse au film dans la mesure où il m’attire, où il répond à une interrogation. Aux Cahiers, j’ai commencé à écrire sur des objets très mineurs, des films de science-fiction… Ce qui s’est imposé assez vite, c’était d’écrire sur Carpenter, par exemple, qui, à l’époque, a fait The Fog, un très grand film. C’était pas du tout le genre de cinéma sur lequel on écrivait aux Cahiers. Ce qui me frappait, c’était quelque chose qui commençait dans le cinéma d’épouvante et qui était l’équivalent d’une sorte de cinéma indépendant américain. C’était l’endroit où de jeunes cinéastes pouvaient faire, de façon très libre, des films pour des budgets minimes, des séries B intuitives qui pouvaient faire résistance à la machine hollywoodienne. Parmi ceux-là, outre Carpenter, il y avait Wes Craven, mais aussi David Cronenberg, trois cinéastes dont le travail m’impressionnait beaucoup et qui m’accompagnent encore aujourd’hui.
Comment les Cahiers du cinéma réagissaient au choix de ces cinéastes qui sont, depuis, devenus des auteurs-clés de la revue, au moins pour deux d’entre eux ?
Je me souviens m’être battu à l’époque pour un film comme Videodrome. A la sortie de la projection, je n’en revenais pas. Chaque fois que je le revois d’ailleurs, je suis absolument sidéré. Or, quand je l’ai proposé comme « candidat » à la Semaine des Cahiers pour la raison qu’il était inédit en France, qu’il ne trouvait pas de distributeur, j’ai rencontré beaucoup de réticences. Comme j’étais le seul à l’avoir vu, je me suis démené pour obtenir une copie et organiser une projection pour l’équipe de la revue. A la sortie, tout le monde faisait la gueule et personne n’en voulait pour la programmation de la Semaine, répétant : « On peut pas montrer ça, on peut pas montrer ça ». Deux films plus tard, Cronenberg a été canonisé. Bizarrement, quand la revue s’est davantage intéressé à lui, ses films, notamment ses adaptations, m’ont moins convaincu. Eastwood est l’autre exemple du cinéaste qui n’existait pas à l’époque et sur lequel j’ai écrit à partir de Doux, dur et dingue. C’est un film qui m’avait beaucoup plu et qui avait la liberté et la grâce de certains films de Ford. Je ne comprenais pas qu’on puisse passer à côté de ça. Avec le suivant, Bronco Billy, on avait à l’évidence affaire à un film d’auteur. Apparaissait un cinéaste qui avait une vision singulière, à la fois incroyablement moderne et complètement archaïque, ce qui, en règle général, est la caractéristique des plus grands cinéastes. Autant de raisons qui font que j’ai écrit sur ses films et contribué à l’imposer comme auteur aux Cahiers du cinéma.
Pendant cette période, quel rapport entretenez-vous avec l’écriture sur le cinéma ?
Par le biais de l’écriture, je comprenais peu à peu ce qu’était le cinéma pour moi. J’étais assez lucide sur mes courts métrages et sur leurs limites. J’avais conscience du chemin à faire et l’écriture m’aidait à faire ce chemin. Cela me permettait aussi de saisir un état du cinéma mondial susceptible d’évoluer. Je pense notamment à une commande de Serge Daney qui m’avait proposé d’écrire sur le cinéma de science-fiction, cinéma pour lequel les Cahiers n’avaient toujours eu qu’un intérêt très limité. Ce n’était pas un domaine qui m’attirait particulièrement, même si un stage en montage sur Superman de Richard Donner m’avait permis de voir une manière assez singulière de fabriquer des films avec plusieurs équipes qui tournaient des images de natures différentes. J’ai accepté la proposition de Serge en contournant cette absence d’intérêt et en centrant cette commande sur la question des effets spéciaux. Pour moi, la question était non pas : « pourquoi les gens s’intéressent à la science-fiction ? » mais « comment les effets spéciaux permettent de raconter d’autres histoires ? ». Pour la première fois, la matière du cinéma commençait à changer radicalement. J’ai donc proposé de faire un état des lieux de l’évolution des nouvelles techniques d’effets spéciaux dans le cinéma. A l’époque, c’était une réflexion qui n’était pas encore engagée.
Votre essai sur Anger renoue-t-il avec cette activité critique ou est-ce plutôt un texte « écrit au fil de la plume » pour faire le point à un moment précis de votre activité de cinéaste ?
C’est un texte que j’ai écrit de manière ludique à un moment précis en effet. C’était la fin d’une longue période, une drôle de période au cours de laquelle j’avais écrit deux scénarios, pendant laquelle j’avais de mauvaises relations avec mon producteur Bruno Pésery, qui ne se donnait pas les moyens de faire les films. Je ressentais un ras-le-bol qui m’a incité à écrire Irma Vep en dix jours et à le tourner dans la foulée. Après le tournage d’Irma Vep, j’ai écrit ce texte sur Anger.
Pourquoi le choix d’Anger ?
J’ai vu certains de ses films dans les années 1970. Cela m’a impressionné sans que j’y comprenne grand chose. Par la suite, je n’ai plus eu l’occasion de les revoir jusqu’à ce que l’intégralité soit éditée en vidéo. J’ai alors revu tous ses films dans un état de fascination. Je les regardais sans arrêt jusqu’au moment où j’ai fini par comprendre ce que c’était. Une très mauvaise et très niaise biographie d’Anger, parue aux Etats-Unis, mais qui avait le mérite de compléter certains éléments biographiques, notamment en replaçant ses films dans leur contexte, m’a servi de canevas pour l’essai. Rétrospectivement, son écriture me paraît relever d’une évidence totale.
Ce qui rapproche Irma Vep et l’essai sur Anger, c’est d’abord peut-être un ton noir sur l’histoire du cinéma, quelque chose comme une mélancolie godardienne qui s’exprime dans ses Histoires du cinéma. Il y a d’une part le cinéaste en souffrance qui craint de faillir à sa tâche et de l’autre l’actrice en liberté, le vent qui vient d’Asie et porte l’espoir d’un renouvellement possible.
La question est moins l’Asie que la grâce. J’ai fait ce film parce que j’ai vu Maggie Cheung et que j’y ai vu l’incarnation de la grâce. Toutes les histoires qu’on peut se raconter, tous les doutes qu’on peut avoir sur le cinéma peuvent être balayés par cette présence-là. Irma Vep, c’est un jeu, un objet ludique dont le spectateur est partie prenante mais, ce qui traverse la film, c’est ce partage entre ceux qui voient et ceux qui ne voient pas cette grâce. Le spectateur est aussi projeté dans le film. S’il ne voit pas la grâce de Maggie, il ne voit pas le film. Par ailleurs, c’est vrai que le film joue avec ironie sur les contradictions de la pensée d’aujourd’hui sur le cinéma, la manière qu’on a de ne pas arriver à saisir le cinéma, de penser une chose un jour et le lendemain son contraire. Il y a aussi le refus d’être prisonnier du dogmatisme mortifère de la cinéphilie. Pour que les images d’aujourd’hui, celles qui permettent de rendre compte du monde tel qu’on le voit, tel qu’il se reformule de génération en génération pour chacun, en fonction de la sensibilité et de l’histoire de chacun et de chaque génération, il faut trouver une espèce de liberté, prendre le risque de bousculer, d’inventer, de trouver son propre ton. Il faut trouver son bien là où il se trouve. Ne pas avoir de pudeur en face des outils du clip ou de la publicité, etc. Dans mon parcours, j’ai eu un vrai puritanisme vis à vis de tout ce qui me semblait hétérogène au cinéma, de tout ce qui m’apparaissait l’ennemi d’une foi, d’une croyance…
Quel est le sens de la dernière séquence ?
C’est un peu mon « rien n’est vrai, tout est permis ». Je me suis un peu amusé dans cette scène-là, en me disant : au fond, il y a tout ce cinéma qui veut jouer l’action, le spectaculaire, et qui ne sait pas le faire, qui ne sait qu’imiter bêtement le cinéma américain. Avec ce film à trois francs cinquante, cela m’amusait de faire une scène où je montrerais comment on peut vraiment créer un effet violent sur le spectateur. Il y avait une sorte de jubilation à faire ça. Un geste provocateur un peu… Pour dépasser l’impasse mortifère de la répétition et du ressassement, il fallait trouver la formulation moderne à cette image ancienne.
Le choix de Jean-Pierre Léaud, au-delà de l’évidence absolue de sa présence à l’écran, procède-t-il d’une volonté de faire, à travers lui, une citation d’un certain cinéma ?
Non, pas du tout. C’était d’abord l’envie de refaire un film avec lui. Ensuite, il répondait à la question toute pratique : Qui est crédible d’emblée en cinéaste ? Par ailleurs, c’est la présence de Jean-Pierre, intrinsèque au film, qui a contribuée à me donner la note juste, à la fois de grâce et d’humour, de souffrance et de légèreté. Ce qui m’a toujours frappé chez Jean-Pierre, c’est à la fois la douleur dans laquelle il vit et la relation qu’il a avec quelque chose de profond et d’essentiel au cinéma, dont il a presque le sentiment d’être le détenteur. En le voyant, je me disais : « le cinéma, c’est ça ».
Fin août, début septembre peut-il être considéré comme une œuvre de maturité ?
Irma Vep et le livre sur Anger m’ont permis de me réconcilier avec moi-même, de dire : « je peux être cinéaste », être moi-même, être désinhibé de toutes les conceptions que j’ai pu avoir du cinéma. Je peux me laisser porter par mes émotions, mes intuitions. Sans besoin de prouver ceci, prouver cela. Je fais des films avec mes sentiments. Pratiquer un cinéma purement intuitif, dans le sensible. Où je serais concentré sur l’essentiel de ce qu’il y a d’humain dans ce qui est raconté. Par ailleurs, j’ai compris que je pouvais ne plus faire de distinction entre moi cinéaste et moi critique. En fait, la seule manière possible de faire du cinéma serait de créer une cohérence entre ma vie personnelle et la pratique du cinéma. Avec Irma Vep, j’avais envie de faire un film où ce qui est dit et la manière dont c’est fait seraient en harmonie. Ce n’est pas seulement la question du rapport entre ce qu’on dit dans les films et ce qu’on vit. C’est aussi la manière dont on fait les films. On ne peut pas d’une part raconter une histoire et d’autre part pratiquer le cinéma de manière conventionnelle.
Le tournage de Fin août, début septembre a-t-il répondu à vos souhaits en ce domaine ?
J’ai eu l’impression d’inventer une manière de travailler qui laisse de l’espace aux acteurs, qui libère un peu de légèreté, qui supprime une anxiété mauvaise, un professionnalisme, un corporatisme. Je voulais qu’il y ait du plaisir, que les gens sachent quel film on était en train de faire, qu’ils sachent exactement ce que telle scène racontait. Il est crucial que, dans la fabrication des films, il n’y ait pas l’horreur du monde moderne. Il faut avoir le sentiment d’avoir fait le maximum pour, à son échelle, éliminer l’aliénation, la fébrilité que le travail suscite chez les êtres.
Ce qui revient dans Irma Vep, comme dans Fin août, début septembre, c’est la question de l’identité posée en ces termes : comment se définir soi-même à partir d’un autre ? Dans le premier, René/Jean-Pierre Léaud se mesure à Feuillade, et dans le second, Gabriel/Mathieu Amalric s’évalue toujours par rapport à Adrien.
C’est une figure de style très proustienne. Essayer de comprendre l’autre alors qu’on s’aperçoit qu’on est justement à sa place. A travers la curiosité envers autrui, le monde se révèle à soi. Cela a toujours été présent dans les films que j’ai faits. Le monde se présente toujours comme énigmatique. On y projette un grand nombre de fantaisies, de fantasmes. Peu à peu, le monde se dévoile et s’offre dans sa simplicité, dans son évidence qui est d’abord qu’on en fait partie. Une nouvelle vie ou Irma Vep racontent comment un personnage étranger évolue dans un monde dont il ne comprend pas les codes, les valeurs ; ce qui l’oblige peu à peu à se dévoiler par rapport à ça. Gabriel a besoin de la présence d’Adrien pour se maintenir dans l’état confortable de l’inaction. Il ne veut pas se confronter à cet aîné. Et c’est la disparition de cet aîné qui le contraint à être lui-même ; même si c’est de façon inconclusive. La question de ce qu’il devient reste ouverte. Ce qui importe, c’est qu’il doit être obligé de se définir lui-même en tant que lui-même.
Quel rapport Fin août, début septembre entretient-il avec Comment je me suis disputé… ma vie sexuelle ? On peut les voir comme un dytique où la question de l’intime -amoureux et sexuel- croise les motifs de l’amitié et de la création intellectuelle ou artistique. Paul Dedalus et Gabriel sont comme les deux épreuves d’un même visage.
C’est une question qui m’embarrasse un peu alors que la réponse est assez simple. C’est en 1991 que j’ai construit le schéma de Fin août, début septembre. Par un hasard incroyable, le personnage d’Adrien s’appelait même, dans cette première version, Nathan, c’est-à-dire le nom du personnage interprété par Emmanuel Salinger dans le film d’Arnaud Desplechin. C’est au cours de la préparation du film que j’ai décidé de changer le prénom de mon personnage. C’était troublant. Quand j’ai vu Mathieu Amalric dans le film d’Arnaud, je me suis dit : « C’est génial. Il y a un Jean-Pierre Léaud dans notre génération ». J’avais connu Mathieu, par l’intermédiaire de Pierre Amzallag, au moment d’Une nouvelle vie, pour lequel je lui avais proposé un petit rôle. En écrivant Fin août, début septembre, j’ignorais qui interpréterait aussi bien Gabriel qu’Adrien ; puis l’évidence s’est faite peu à peu qu’il n’y avait que Mathieu pour incarner Gabriel. Mathieu a une présence à l’image, une vérité qui provoque une adhésion chez le spectateur. Avec lui, il y a toutes sortes de personnages et de rôles qui deviennent possibles. Or, pendant longtemps, j’ai écrit des films dont les rôles principaux étaient des femmes, certes pour des raisons d’affinités, mais aussi surtout parce que je butais sur la possibilité de trouver un acteur qui puisse incarner la sensibilité des personnages que j’écris. En écrivant Fin août, début septembre, j’ai vite compris que c’était un « film de garçons ».
Et le choix de François Cluzet s’est imposé d’emblée ?
Non, il est tardif. Je ne savais pas du tout. Je voulais quelqu’un d’hétérogène, qui vienne d’un autre cinéma, d’une autre histoire. J’ai toujours beaucoup estimé François comme comédien. Je lui avais déjà proposé des rôles, mais je voyais aussi en lui quelque chose de noué, de névrotique, qui pouvait limiter son travail. Quand je réfléchissais à la distribution du film, je l’ai retrouvé et j’ai rencontré quelqu’un d’autre. J’ai senti que c’était le moment de lui proposer ce rôle-là. Sur le tournage, la plupart des scènes entre François et Mathieu ont été tournées à deux caméras et à l’aide d’une seule prise.
Comment est venu l’idée du chapitrage littéraire ?
J’avais envie d’un film d’acteurs et un film d’écriture dont l’horizon serait le roman français de l’entre-deux guerres. C’est un film que j’ai écrit en chapitres. J’ai l’habitude d’écrire ainsi par goût et par commodité, mais cette fois, j’ai décidé de garder la trace du découpage. Pour donner l’idée d’un film en fragments. Il y avait un principe dramaturgique qui préexistait au film. Il y avait, chapitre un, l’annonce de la maladie ; chapitre deux, la maladie et l’hôpital ; chapitre trois, la rémission ; chapitre quatre, la mort ; et chapitre cinq, après la mort. Si j’ai ensuite changé l’intitulé des parties, c’est que le film qui se révélait dans l’écriture était en décalage avec mon idée de départ. J’avais appuyé ma construction sur l’idée des points de vue sur la disparition, la mort d’Adrien. Or, progressivement, j’ai senti que le film en devenir traitait davantage de la vie, de la manière dont la vie se nourrissait de tout et de cela en particulier. Il y aurait eu un malentendu à tirer le film vers une présence trop inscrite de la mort.
Qu’est-ce qui se joue, à la fin du film, dans le décalage entre l’éloge des livres d’Adrien par le jeune lecteur admiratif et le ton détaché de Gabriel sur le sujet?
C’est une scène dont le sens n’excède pas ce qu’il y a à l’image. Il y a deux points de vue qui s’expriment. Voilà tout. On doit peut-être y voir aussi une manière de dire : « cela n’a pas beaucoup d’importance ». C’est sans doute la scène la plus mélancolique. Ces points de vue échangés ne sont que des mots qui n’ont plus grande valeur et qui ne ramèneront pas Adrien. Enfin, l’ambiguïté de Gabriel m’intéressait. C’est le moment où le personnage comprend que les morts vous échappent, notamment quand ce sont des morts artistes. Parce qu’il était l’ami d’Adrien, qu’il aimait son œuvre quand personne ne s’y intéressait, Gabriel avait acquis une sorte de légitimité. Une fois Adrien disparu, quand il entend un autre saluer la qualité de son œuvre, il se sent dépossédé. Il sent que cette relation privilégiée qu’il avait avec Adrien ne représente plus rien. Quand Adrien était vivant, Gabriel attendait toujours mieux de son ami, se persuadant que son œuvre était en devenir.
Votre prochain film est l’adaptation d’un roman de Jacques Chardonne, Les Destinées sentimentales. Il va donc prolonger le travail romanesque entrepris avec Fin août, début septembre ?
Oui. C’est un projet qui a une longue histoire. Je travaille dessus depuis cinq ans. J’ai écrit l’adaptation du roman avec Jacques Fieschi en 1995. En 1996, je l’ai préparé pendant six mois. C’est très curieux de marcher dans ses propres pas. Depuis la fin de l’année dernière, je travaille sur le film. Nous tournons en août. Quatre mois de tournage. C’est un film en costumes qui se déroule sur trente ans.
Pourquoi le choix de Chardonne ?
Pour la sensualité, la grâce, le mystère que je trouve dans son écriture et qui touchent au mystère de l’art moderne. Il y a dans ce roman quelque chose de complètement figuratif et en même temps un sens de l’ellipse, de la simplicité dont Chardonne est le maître.
Quel est le thème premier du roman ?
Comme toujours chez Chardonne, cela ne parle que du couple et de la façon dont l’amour se reformule suivant les âges de la vie. On ne sait pas parler du couple aujourd’hui. Or, j’ai envie de parler de choses élémentaires, et dont j’ai l’impression qu’elles constituent l’essentiel de mes préoccupations intimes.
Propos recueillis par .
* Lire La Beauté du diable dans le Mag
** Voir la critique de Fin août, début septembre d’Olivier Assayas