Une semaine après sa sortie, retour sur Voyages, le passionnant film d’Emmanuel Finkiel. Répétons-le : si le film retient autant l’attention, c’est qu’il traite un sujet grave avec une élégance et une grâce trop rares de nos jours. On peut voir « Voyages » comme une charge salutaire contre la neutralité des recueils de témoignages, contre la présomption absurde de comprendre les témoins de l’Histoire par leur seule comparution filmée. On doit le voir surtout comme une ingénieuse mise en intrigues de l’objet « mémoire », par laquelle on comprend que l’histoire de chacun est d’abord une matière sensible, un réservoir d’émotions avant d’être un patrimonial « devoir de mémoire ». Adepte du « ciné ma vérité », Emmanuel Finkiel est un cinéaste offensif et doux. Sa guerre est dirigée contre les rouleaux compresseurs de la simplification, celle qui, par exemple, classe bêtement son film dans la catégorie « documentaire ». Sa douceur va à ceux qu’il filme : Riwka, Régine et Véra, trois personnages qui ont trouvé leur auteur.
Chronic’art : Comment est né le projet de Voyages ?
Emmanuel Finkiel : Après Madame Jacques sur la Croisette, je ne pensais pas refaire un film sur ce thème ; puis l’idée de trouver une autre histoire est apparue, comme pour donner un complément à ce premier film. En fait, j’avais beaucoup d’histoires à raconter sur le sujet et cela m’ennuyait de rester sur quelque chose qui me paraissait un peu superficiel sur cette thématique-là, sur ces mondes-là, sur ces gens-là. Même si Madame Jacques avait rencontré beaucoup de monde, il me semblait que je n’étais pas totalement en paix avec moi-même.
Le récit en trois épisodes s’est-il imposé d’emblée ?
Le choix d’une seule histoire, même brassant de nombreux personnages, me paraissait réducteur. C’était en deçà de ma volonté de traiter plusieurs facettes du thème et cela ne me permettait pas d’en aborder la dimension temporelle ; car si tous les épisodes se passent de nos jours, plusieurs époques ou temporalités s’y croisent : la première histoire est davantage pour moi une histoire du passé ; la deuxième, une histoire intemporelle de fantasme intérieur ; quant à la troisième, elle évolue dans une espèce de présent, un « présent réel », dénué de toute conceptualisation, de tout mythe, un retour de réel en fait. D’autre part, le récit en plusieurs histoires rendait mieux compte du sentiment que j’avais en écoutant parler les gens : une somme et une diversité d’expériences totalement uniques mais comme appartenant toutes à la même histoire.
Comment avez-vous pensé le passage d’un épisode à l’autre? Il y a comme un écho entre eux.
Oui. J’ai essayé de tracer les frontières les moins rigides possibles entre les trois épisodes. Encore une fois, on passe de la Pologne à Paris, de Paris à Israël, mais les trois portraits dessinent un même visage. Je voulais une même tension dans le film, une même atmosphère dans ses trois parties, même si, bien sûr, des points de vue différents s’expriment dans chacune d’elles.
Dans le film, la véracité de type documentaire est inséparable d’un fort désir de fiction qui passe notamment par un goût du détail et de la situation. Cette association -documentaire et fiction- est assez rare dans le cinéma traitant de la mémoire des camps, qui oscille entre fictions en surrégime (Spielberg, Benigni) et documentaires à base de témoignages (Lanzman). Quel est l’enjeu pour vous dans le choix de cette forme hybride ?
Il y a en effet beaucoup de documentaires à base de témoignages. C’est une bonne chose. Pourtant, face à eux, quelque chose me manque et me gêne presque : les gens ne semblent exister que par le témoignage qu’ils font. On en vient presque à oublier qu’ils sont réels. Toutes les images des réfugiés du Kosovo, montrant des masses dont on rendait compte statistiquement empêchaient presque d’apprécier la dimension humaine de la tragédie. La fiction me permettait de faire tout le contraire : montrer d’abord les gens, et voir, à travers leur quotidien, dans leur intimité, la cicatrice, le manque, la difficulté, voire l’incapacité à vivre en paix. Par ailleurs, le choix de la fiction répond à une envie personnelle de travailler sur la construction d’un récit, de toucher les gens par les moyens de la fiction…
Vous admettez que Voyages est une fiction qui n’oublie jamais l’horizon du documentaire, ne serait-ce qu’en terme d’éthique ou de morale dans le contrat filmeur/filmé. Cela explique un embarras de la critique à classer votre film dans le genre fiction ou documentaire.
Je ne comprends pas cet embarras. Un film est-il disqualifié en tant que fiction parce que les personnages qui sont censés parler yiddish ont d’authentiques accents yiddish, ou parce que les acteurs qui les incarnent portent réellement sur leur visage les traces d’itinéraires fictionnels qu’ils ont parfois vécus ? Dans ce film, j’essaie de décrire des choses au plus près de ma vérité.
L’embarras vient peut-être de ce que l’on sent un engagement intime dans le film qui excède le statut d’une fiction. Quel rapport entretenez-vous avec le sujet ?
Mes grands-parents étaient comme les personnages du film. J’étais comme ce gosse qui saute sur le ventre de son grand-père dans la deuxième histoire. Chaque ligne que j’ai écrite vient d’un ensemble de choses vues et entendues. Il y a là quelque chose de très personnel, mais je ne vois pas en quoi cela retire au film son statut de fiction. La dimension autobiographique en littérature empêche-t-elle la naissance de romans ?
Certains ont refusé à Henry Miller le statut de romancier sous prétexte qu’il racontait sa vie dans ses livres…
Certes, mais dans Voyages, les personnages principaux ont pour la plupart quarante ans de plus que moi. L’argument tient mal. J’ai l’impression que la question relève d’un vieux débat, toujours remis sur le métier et toujours un peu vain. Le Voleur de bicyclettes est-il un documentaire ? Et Festen ? Rosetta ?
Le film donne l’impression d’être très écrit et, en même temps, le ton de certaines répliques fait très spontané. Avez-vous parfois laissé une part d’improvisation aux acteurs ; dans l’épisode du car par exemple ?
Très peu. Il n’y a que trois ou quatre interventions improvisées.
On voit bien que Voyages est aussi né d’une observation très fine des êtres que vous racontez, d’une proximité même, qui donne toute sa valeur au film. Comment, au stade de l’écriture, passe-t-on des choses vues et entendues à leur transcription sur le papier ?
C’est très difficile de répondre à cette question…En fait, j’ai écrit avec deux règles. D’abord, il y a peu de choses que les gens disent que je ne dirais pas moi-même si j’étais dans leur situation. A part bien sûr certaines répliques : je ne sais pas si je casserais du sucre d’une façon aussi bête sur le dos des Polonais… Je suis sûr que non ; mais au-delà des seconds rôles, je pourrais dire ce que dit Riwka quand elle engueule son mari au moment de le quitter ; je pourrais dire ce que dit son mari quand il entend Riwka ; je pourrais dire ce que dit le père, la fille dans la seconde histoire… Et deuxième règle : que ça sonne au plus près de ce qui est mon diapason de vérité par rapport à ce que j’ai entendu.
Comment un cinéaste de 37 ans -c’est votre âge- se trouve au diapason de personnages dont la moyenne d’âge est 75 ans ?
C’est très simple. Pour moi, ce ne sont pas des vieux. Je vois bien qu’ils sont vieux : ils ont du mal à se lever, etc. Nathan Cogan, qui joue le père dans la deuxième histoire, ne m’apparaît pas comme un « vieux ». C’est un homme. Il n’y avait aucune distance. C’est un mec comme moi. Je pense comme lui. Je pense qu’il y a peu de détails qui nous séparent. Malheureusement, ces détails sont incontournables. Ils sont fatals : le corps, la vieillesse, la santé, sans oublier, bien sûr, une certaine mentalité qui change ; mais, fondamentalement, profondément, la personne n’est pas différente de ce qu’elle était quand elle avait vingt ans. Une pierre qui a subi l’érosion, malgré l’attaque du temps, reste ce qu’elle était à l’origine. Ce n’est pas intellectuel ce que je dis. Je le ressens. Quelqu’un m’avait dit au stade de l’écriture du film : « Ça marchera pas ton truc parce que tu n’as pas l’âge de tes personnages. Il y a trop d’écart ». Au contraire, je n’ai jamais ressenti cette distance.
Cela se voit. Non seulement Voyages est un des rares films français -le seul récemment- qui filme avec autant de justesse des personnes âgées, mais c’est surtout sa capacité à les inscrire dans une fiction qui fait la force du film. On est loin de l’hommage condescendant. Sur un tournage, quels problèmes cela pose de diriger des acteurs âgés ?
Cela ne pose pas de problèmes particuliers. Avec Esther Gorinthin, 85 ans, non-professionnelle, qui joue Véra dans la troisième histoire et qui doit arpenter tout Tel-Aviv, monter des escaliers pendant tout le film, je garde le souvenir d’une grande facilité. Une facilité dans les rapports, dans la direction d’acteurs, que j’ai rarement retrouvée, y compris avec des acteurs professionnels. Par ailleurs, en amont, l’écriture du scénario s’appuyait toujours sur des gestes, des paroles probables et possibles pour eux. Pour ce qui est du temps des scènes, au moment du tournage, je m’efforçais de suivre leur rythme ; mais c’était aussi le rythme de mes personnages. Cela ne tenait pas à l’âge des acteurs.
Vous avez tourné dans des lieux différents et chaque lieu donne sa marque à l’épisode raconté, une marque souvent symbolique, qui confronte les cheminements intérieurs des personnages à un espace réel. A ce titre, le parcours de Véra dans Tel-Aviv est remarquable, tout comme la manière dont vous filmez la gare, lieu de rencontre entre la fille et le père dans la deuxième histoire. Comment avez-vous trouvé cet espace désertique où le car tombe en panne dans la première histoire ?
Je ne l’ai pas trouvé. C’était une mine de sable. J’ai entièrement fait construire la maison et l’ensemble des décors qui l’entourent. Jamais le car ne passe sur cette route. Vous voyez qu’on est loin du documentaire ! J’ai tout fait construire dans ce lieu parce que les vraies routes polonaises n’avaient pas cette image que j’avais en tête d’une voie perdue.
Il se dégage de cette mise en situation une grande force : les passagers du car descendent pour se reposer et se retrouvent à quelques kilomètres du lieu de l’horreur. Cette distance, cette impossibilité à s’en rapprocher renforcent encore plus les enjeux de mémoire…
Exactement. C’est plus fort de découvrir, en allant faire pipi, un rail qui traverse le paysage, que de lire trois kilos d’archives ; parce que ça fait passer les choses par l’expérience personnelle.
Cette utilisation du paysage, d’apparence neutre, mais où les choses se sont passées hier et qui figure un contrechamps mental et mémoriel des personnages m’a rappelé les plans des forêts lituaniennes dans Shoah de Claude Lanzman.
J’avais un plan de deux minutes et demi, un travelling qui suivait le long du camp de Birkenau. Il faisait beaucoup d’effet. Le défilement des baraquements, la répétition du même motif sur une durée assez longue finissait par donner la nausée. Il se dégageait de ce plan l’idée de l’ampleur meurtrière. J’ai préféré le couper parce que je ne suis pas sûr que cela serve le film d’une manière aussi forte que la solution que j’ai adoptée.
Le point commun entre les trois histoires c’est aussi l’attachement forcené de chacune de ces femmes à leur mémoire douloureuse. Comme si la souffrance qu’elle ravive en se souvenant comptait peu à côté de la capacité de se souvenir toujours. C’est une souffrance, mais c’est leur souffrance.
Comment vivre, pendant cinquante ans, avec le souvenir de quelqu’un qui a disparu et dont on n’a pas de dépouille, dont on n’a pas pu faire le deuil. Aussi paradoxal et douloureux que cela puisse paraître, j’ai pu constater que beaucoup de gens avaient fait de cette absence, une présence ; de cette douleur, une compagne. Pour Véra, par exemple, l’idée de retrouver son identité, sa famille était son compagnon de route, sa raison d’être. Le fait de la retrouver ne lui apporte rien.
Cette souffrance-présence de vos personnages est aussi dans le manque d’interlocuteurs. Ils ne trouvent personne pour les écouter. Riwka doit supporter la litanie de son mari qui associe crassement oubli et joie de vivre. Le père retrouvé de Régine, interlocuteur possible, s’avère un faux-père. Quant à Véra, sa quête d’identité bute sur l’indifférence de la grande ville en activité. Ainsi, sur la question cruciale de la transmission, le film semble pessimiste.
Oui, je suis assez pessimiste : d’abord, sur la transmission de la culture yiddish dont je prétends qu’elle disparaîtra, en grande part, avec la disparition physique des gens qui ont appréhendé le monde en yiddish ; disparition d’une culture au sens plein du terme, que n’empêchera pas la survivance de la langue apprise dans les écoles, etc. Ensuite, sur la mémoire des camps, je dirais deux choses : en terme d’héritage, de transmission dans le temps, l’information passe par des voies nombreuses et les nouvelles générations ne sont pas ignorantes. En revanche, sur la possibilité de transmettre à l’autre ce qui est sa propre douleur, à l’intérieur d’une cellule familiale ou à l’intérieur d’un couple, je suis assez pessimiste. Chacun, dans la sensation de ce dont il se souvient, est seul, confronté à lui-même.
Propos recueillis à La Rochelle (juin 1999) par
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