Le premier film de Catherine Breillat, Une Vraie jeune fille, sort enfin en salles, 25 ans après sa création. Explications et auto-analyse d’un film, matrice de l’œuvre à venir de la cinéaste qui se penche à nouveau sur l’adolescence dans Fat girl, son prochain opus.


Chronic’art : Qu’est-ce qui a motivé la sortie d’Une Vraie jeune fille ?

Catherine Breillat : Ce qui s’est passé au festival de Rotterdam l’année dernière, où une rétrospective de mes films était organisée. Les journalistes des pays étrangers ne parlaient que d’Une Vraie jeune fille. J’avais déjà eu des rétrospectives, par exemple à Bergame, mais les gens étaient très réticents devant le film. A part quelques personnes qui se comptent sur les doigts de la main, ou à la Cinémathèque, les autres, même ceux qui aiment mon œuvre, me disaient : « Quand même, ce film, là… ce n’est pas un film. » Les réactions à Rotterdam m’ont beaucoup surprise. J’ai vu que ce film était pris, tout d’un coup, comme il avait été fait. Je pense que c’est parce qu’il y a une concordance entre les deux époques. Pour le public, c’était l’opus n°1 de Romance. Je l’ai fait de la même manière, c’est-à-dire dans l’idée d’aller un peu plus loin que ce que l’époque était, mais pas si loin qu’elle ne puisse pas le tolérer. Pendant 25 ans, le film était devenu intolérable. Il était considéré comme sexuel, « bassement » sexuel. Donc pas un film, mais un objet un peu honteux.

Justement, il a été exploité dans les circuits porno ?

Il est sorti en cassette au moment de la faillite d’André Genovès, le producteur du film. Il l’a sorti d’une manière pirate en essayant de le vendre comme un film X, alors qu’il avait un visa de censure interdit au moins de 18 ans. La commission de censure avait parfaitement compris que c’était un film sur l’identité sexuelle et non pas sur la concupiscence sexuelle. Ce film a échappé au X alors qu’il était beaucoup plus cru que le Emmanuelle de l’époque, qui, lui, était classé X. D’ailleurs, je n’ai pas eu besoin de repasser le visa de censure pour sa sortie : il est maintenant interdit au moins de 16 ans, l’équivalent du moins de 18 ans.

Qu’en est-il de la querelle juridique avec le propriétaire du film ?

Je l’ai finalement bien réglée avec le représentant de la société Artédis, Pierre-Richard Muller, qui avait acheté le film aux enchères dans un lot de 100. C’était un petit numéro tout à la fin. Il ne pouvait pas savoir l’exploiter, car ce n’est pas un film commercial. Il n’avait pas non plus à me le rendre, puisqu’il l’avait acheté légalement. Il s’était assis dessus. Il faisait obstruction parce qu’il estimait qu’on ne pouvait rien en faire, ce qui était vrai dans sa logique à lui. Il ne comprenait pas la différence d’Une Vraie jeune fille par rapport aux 100 autres films du lot qu’il avait acquis. Ce film ne pouvait appartenir qu’à moi. Après Rotterdam et aussi après l’article de Libération expliquant l’affaire (mercredi 28 avril 1999, ndlr), il est soudainement devenu très compréhensif et m’a rendu 90 % du film.

Vous aviez toujours voulu le sortir ?

Au moment où je l’ai fait, il était très facile de le sortir. Beaucoup de gens le voulaient après la faillite des Films de la Boétie. C’était l’époque où il y avait des films « sauvages » qui existaient, les gens pouvaient le voir. Puis il y a eu un embourgeoisement, l’idée que les films devaient avoir une facture minimale pour rentrer en salles. On développait l’idée que, comme pour la musique, les gens ne pouvaient plus écouter les trucs sur des 45-tours, pour l’image, les spectateurs étaient « éduqués ». Et ce n’est pas vrai, parce que, finalement, une image, même médiocre (ce qui n’est pas le cas d’Une Vraie jeune fille, d’ailleurs, il y a une belle image 35 mm), participe au sujet.

Vous êtes contente des conditions de sa sortie ?

C’est énorme qu’un film d’il y a 25 ans sorte en salles, finalement. Le CNC m’a donné l’avance sur recettes sur film terminé, c’est atypique… Ca m’a permis de retirer le négatif. Je l’ai vu au marché du film à Cannes, et il va être acheté. Des Japonais l’ont déjà pris.

En version intégrale ou censurée ?

Ils sont obligés d’affronter la censure de leur propre pays. Il y aura des caches, comme pour Romance, qui va sortir en Corée sans coupes, mais avec des caches. Dans les pays asiatiques, on ne peut pas l’empêcher. Mais enfin, pour moi la censure qui se voit n’est pas si grave que ça. Avec un cache à l’endroit où on ne doit pas voir, en disant « là vous ne devez pas voir », au moins on sait ce qu’on ne voit pas.

Le livre Une Vraie jeune fille, qui ressort ces jours-ci(1), est le même qui avait inspiré le film Le Soupirail ?

Oui. Le livre est plus âpre, le film est plus gai, et puis il se passe dans les années 60. C’est un « film d’époque ». Les Films de la Boétie m’avaient demandé d’adapter le livre. Mais il est assez abstrait, écrit à la première personne, je pensais qu’il était impossible d’en faire un film. Et puis, comme quand j’étais petite, j’ai toujours pensé que j’écrirais des livres et qu’on me demanderait d’en faire des films. Je n’ai pas dit non.

On a l’impression que les deux adolescentes de votre prochain film, Fat girl, sont proches d’Une Vraie jeune fille.

A partir du moment où j’ai décidé de tourner Fat girl dans une forêt de pins, au lieu de Taormina en Sicile, il y avait quand même une similitude. Alors j’ai téléphoné au producteur et je lui ai dit : « Je suis en train de tourner Deux vraies jeunes filles ! » Mais non, ce n’est pas pareil.

On retrouve tout de même la découverte de la sexualité à l’adolescence ?

Oui, mais Une Vraie jeune fille c’est une découverte du corps très solitaire, autiste, et un va-et-vient entre la honte et le plaisir. Fat girl, ça peut aussi s’appeler Romance, parce que le vrai sujet du film, d’après les rushes, c’est la trahison du discours amoureux. C’est aussi sur la perte de virginité bien sûr, mais c’est quoi la perte de virginité ? C’est faire l’amour avec quelqu’un. Et lui, pour obtenir de coucher avec la fille, a un discours amoureux, des paroles d’éternité. Elle y croit, c’est de l’amour en 45-tours. Tout le monde a envie d’écouter ça, tout le monde a envie d’y croire. On est élevés pour aller vers la romance et croire au discours amoureux. Mes thèmes sont donc toujours proches. J’ai des phrases récurrentes. Ce matin je refaisais l’étalonnage d’Une Vraie jeune fille, et c’est vrai qu’il y a des phrases que l’on retrouve dans Romance. Mes films, c’est une famille, des frères et des sœurs.

On a l’impression que vous restez toujours dans l’adolescence, quel que soit l’âge de vos héroïnes.

(Rires) Je n’ai peut-être pas réglé mes problèmes d’adolescence avec mes parents, ça doit être pour ça… Ce qui m’intéresse le plus, c’est ce no man’s land avant le passage à l’âge adulte. Quand j’ai écrit Romance, l’héroïne avait 30 ans. J’avais commencé à faire des essais, mais les filles de 30 ans, ça n’allait pas. On ne pouvait pas faire passer sur leur visage la fièvre et l’incandescence de la pureté. Il me faut des visages qui soient à l’image de la sainteté. Je m’en foutais qu’elle n’ait pas l’âge d’être institutrice, je voulais qu’elle ait cette image de Madone.

Vous pensez que les filles ont changé depuis Une Vraie jeune fille ?

Dans les années 60, c’était la prise de pouvoir de la liberté, quelque chose de plus gai, de plus limpide. Là, on pense qu’on a la liberté, mais en réalité on l’a beaucoup perdue avec le Sida.

Elles sont plus cyniques ?

Plus sinistres ! Il y avait une naïveté dans les années 60, quelque chose de plus juvénile.

Mais aussi le poids de la religion…

… C’est un pouvoir totalitaire qui va à l’encontre de ce qu’on est, qui nous donne honte de nos pulsions. C’est le sujet d’Une Vraie jeune fille. Déjà par avance, les cartes sont pipées. Après, la psychanalyse a été inventée pour vous guérir de 15 ans d’éducation de vos parents. Dans le film, les parents ne sont pas responsables de l’éducation qu’ils donnent, ils sont eux-mêmes traumatisés. Ils ne savent pas où ils en sont sur le discours amoureux, sur la tromperie. Ils sont dans un discours de roman-photo, quand la mère refait sa vie autour du feu en parlant de ses anciens amants.

On se souvient surtout de la scène du repas de famille, au début. Ca vous pose le film…

Ca se passe souvent comme ça, un repas de famille…

Là c’est plutôt ce qui se passe sous la table !

Ah oui, la petite cuillère ! (l’héroïne, Alice, se met une petite cuillère dans la culotte, ndlr) Ca par exemple, c’était une chose du livre qui me semblait impossible à filmer. L’écriture fait qu’on est dans un imaginaire violent. Quand on le filme, c’est quelque chose de plus naïf et, finalement, de plus provocant. Et puis l’actrice est extraordinaire… C’est l’actrice des Contes immoraux, qui se branlait avec un concombre…

Qu’est-elle devenue, d’ailleurs ?

La première fois qu’elle a vu Une Vraie jeune fille terminé, elle est ressortie de la salle les bras en avant, en fermant les yeux. Elle préférait affronter le regard des gens la regardant marcher aveugle, plutôt que de les regarder. Je ne l’ai plus revue depuis. Il paraît qu’elle s’est mariée aux Etats-Unis, mais c’était il y a si longtemps…

(1) Une Vraie jeune fille, éditions Denoël, 174 p., 89 F

Lire notre critique d’Une Vraie jeune fille et de Romance de Catherine Breillat