« Le Détroit », enregistré dans la ville blanche, est un disque ambitieux, pharaonique, « en CinémaScope » selon Philippe Pigeard, chanteur-auteur, Cecil B. De Mille du groupe. Quand la musique française joue la carte des voix plaintives ou de l’électronique, Tanger déclame sur fond d’orchestre symphonique…
Chronic’art : Combien de temps pour mettre sur pied Le Détroit ?
Philippe Pigeard : Un an de travail. Le projet date de décembre 98. Pour cet album, nous voulions prendre du temps pour affirmer la forme. Je considère nos deux premiers disques plutôt comme des performances. La Mémoire insoluble, par exemple, est un projet magnifique, desservi par une préproduction insuffisante. Pour Le Détroit, je voulais un album vraiment construit, haut en couleur, du CinémaScope. Qui méritait de travailler bien en amont sur les chansons.
Pourtant, on ne vous classe pas parmi les songwriters. On imagine Tanger improvisant en studio, plutôt que travaillant des compositions très écrites.
Pas sur ce disque. C’est avant tout un travail de compos, une proposition de Tanger sur le terrain de la chanson française. En plus, pour accueillir un orchestre symphonique, on ne peut pas partir de jams. Mieux vaut une écriture solide.
Plusieurs invités prestigieux jouent sur Le Détroit. A commencer par Billy Ficca, monumental batteur de Television. Comment l’avez-vous rencontré ?
Je n’ai même pas eu le temps de le rêver. Je discutais avec Gary Lucas (ex-guitariste chez Captain Beefheart, également présent sur le disque), lui expliquant mon admiration pour Billy Ficca. Son mélange de frappe punk et de toucher jazz, idéal pour Tanger. Gary m’a dit : « Je le connais, je vais lui en parler. » Un mois plus tard, Billy Ficca jouait avec nous en studio.
Est-ce le genre musicien mythique et exigeant, qui débarque avec son kit, un équipement mystérieux ?
Pas du tout. Il a joué sur notre vieille batterie Ludwig. Seulement, c’est un gros frappeur, il faut le suivre (rires).
Les arrangements de l’album sont signés David Whitaker (concepteur des murs de violons de Melody Nelson, entre autres)…
Je suis tombé en panne d’arrangeur au mois d’août. J’ai simplement téléphoné chez lui. Il m’a répondu : « Venez à Oxford dimanche. » Nous avons passé l’après-midi sur son piano, il a dit banco. Ensuite, nous avons échangé de nombreux fax, j’ai écrit beaucoup de littérature pour lui expliquer ce que je voulais avec certaines chansons. En lui précisant aussi que je désirais donné à l’album un côté très cinématographique, qu’il nous fallait du suspens, de la tension, de l’extase.
L’ambiance orientale est désormais une composante du son Tanger. Selon vous, quels sont les mariages réussis entre le rock et la musique orientale, les expériences qui ont pu vous inspirer ?
Récemment : Jeff Buckley, qui avait intégré cette musique dans le sens spirituel. Maintenant, les mariages entre rock et Orient me laissent un peu froid. Je préfère ce qu’ont pu créer les grands jazzmen : Pharaoh Sanders, John Coltrane quand il a intégré la musique modale, Don Cherry. Ou encore Archie Shepp, au Panafrican Festival d’Alger en 1968, là d’accord ! Il s’agit de véritable communion d’esprit et non plus de simples collages. Led Zep est toujours impressionnant d’énergie, mais pas inoubliable. C’est généreux, mais ils ne communiquent pas vraiment à un niveau mystique, selon moi.
Tanger semble avant tout attiré par les projets d’envergure, « en CinémaScope » selon votre expression. Pourriez-vous jouer en formation guitare-basse-batterie, plus resserrée, plus rock ?
Nous le faisons en ce moment même. Nos prochaines prestations live à Paris, au mois de mai, seront très rock et très psychédéliques : avec guitares, basse, batterie et orgue Hammond. Le son va être énorme ! Gary Lucas tiendra la deuxième guitare.
Votre voix a énormément évolué. On est passé d’un talk-over à la Gainsbourg à un chant plus puissant, déclamé…
Je voulais faire un album de chansons : il fallait que ça chante vraiment ! J’ai travaillé la voix pendant un an. Désormais, c’est un véritable bonheur. Et je compte aller chercher encore plus loin. J’ai trouvé des vertus dans le chant, un moyen d’atteindre des états de conscience modifiée, sans substances (silence). A un moment, on bascule dans une forme de transe.
Autre changement : les textes. Dans La Mémoire insoluble, vous aviez créé des contes, des personnages intrigants -Classe Mod, Facel Vega. Sur votre dernier disque, le ton semble plus intimiste.
Ca faisait aussi partie du projet. Baser tout sur nos vies, recentrer le propos sur ce qui peut nous toucher ici et maintenant. Pour moi, c’est avant tout un disque très tendre.
Comment écrit-on une chanson comme Oui, peut-être, ahurissant cut-up ?
Nous sommes tous les jours sollicités dans nos boîtes aux lettres par des courriers d’huissiers, de banques, de propriétaires. J’ai pris les fins de ce genre de lettres et j’ai fait un collage.
Question obligatoire à propos des textes en français : vous n’avez jamais hésité à proposer votre free-punk en anglais ?
Je viens de l’écriture et non pas de la musique. Ma langue est le français et j’écris en français. Ce genre de débats me dépasse. Nous avons tout à gagner à prendre soin de cette langue et à lui trouver un sort, au milieu de musiques qui n’ont pas de racines ici. Le grand drame du rock français des années 70-80 est d’avoir privilégié l’attitude rock. Beaucoup de groupes en sont morts. Tanger s’est construit en français depuis le départ.
Mais vous connaissez la théorie des rockers purs et durs : « Si je faisais du flamenco, je le ferais en espagnol. Je fais du rock donc je chante en anglais. »
Eh bien, disons que nous jouons du Tanger ! On travaille avec de l’électricité, mais nous ne recherchons pas d’étiquettes. J’écoute de tout, du classique au jazz. L’essentiel est d’être intime. On touche à l’universel quand on est au plus intime. Un bluesman du Delta nous parle grâce à ça.
Hier, j’essayais d’imaginer une suite au Détroit. Et je voyais bien Tanger se reconvertir en groupe soul, section de cuivres et orgue Hammond. Seriez-vous tenté ?
Ca me paraît loin, très loin. Ne serait-ce que pour la voix. Mais enregistrer avec les Memphis Horn, bien sûr, c’est l’un de nos rêves. Nous verrons. Le prochain album sera peut-être instrumental, par exemple. Je me laisse guider. Nous continuerons de chercher…
Qu’écoutez-vous en ce moment ?
Le disque de Houellebecq, que j’aime beaucoup. Derrière, ça joue vraiment, ça me rappelle Gong parfois. Et je trouve Houellebecq très courageux, car je sais ce que ça représente que de passer de l’écriture à la musique. J’écoute aussi l’album de Katerine, un détachement très juste, presque utilisé comme une arme. Une position proche de la mienne dans Oui, peut-être.
Votre disque idéal pour voyager ?
Harvey Mandel, la perfection pour la route.
Et pour débarquer à Tanger ?
L’album Tilt de Scott Walker. C’est ce que j’écoutais en arrivant par le bateau. Parfait.
Propos recueillis par
Sur le Web, le groupe poético-expérimental se fait plutôt rare. Peu de sites lui sont consacrés. Internet et la transe cosmique ne feraient-ils pas bon ménage ? Pour en débattre directement avec les intéressés, ou pour plus de renseignements sur la frappe de Billy Ficca, contactez Tanger ici :