Lucinda Childs revient au Théâtre de la Ville pour la cinquième fois depuis le choc artistique provoqué par la création avec Bob Wilson de Einstein on the beach (1976). Le plaisir est cette fois multiplié par cinq, puisqu’on peut y voir cinq spectacles, dont une création. Variété de variété, Concerto, Commencement et From the white edge of Phrygia sont pour peu de temps à l’affiche, avant de partir en tournée en France et à l’étranger. Rencontre avec la grande prêtresse de la Modern Danse.
Chronic’art : Pour Variété de variété, votre création 2000, vous avez choisi les pages musicales de Maurizio Kagel. Pourquoi cette collaboration ?
Lucinda Childs : Depuis 1998, je suis à la recherche d’un compositeur pour la compagnie. Elisabeth Chojnacka, ma directrice musicale depuis 1990, m’avait proposé de nombreux compositeurs pour des collaborations possibles, parce qu’elle connaît très bien mon travail. C’est elle qui m’avait fait découvrir Ferrari, Xenakis. C’est elle-même qui a demandé à Henryk Górecki le droit d’utiliser son concerto pour clavecin pour Concerto. Je suis tombée par hasard sur des œuvres de Mauricio Kagel et ça m’a fascinée. Je l’ai rencontré et lui ai demandé de faire un choix de musiques pour une création. Il a été d’accord. J’avais auparavant écouté Variété de Variété mais j’étais passée à côté. Je n’avais pas été consciente des possibilités que cette œuvre recelait. C’est étrange, car en Europe cette œuvre est très connue. J’ai même vu un opéra à Amsterdam. Kagel a déjà collaboré avec un chorégraphe et il est conscient que l’on travaille sur une espèce de pulsation, sur la façon de mettre ensemble la structure musicale et la structure chorégraphique, sans que l’un soit le miroir de l’autre ou en contraste total ou un simple collage.
Ca signifie que Kagel avait un droit de regard ?
Il m’a demandé quelles pièces j’avais choisies. Un choix de sept, huit musiques. Trois sont des pièces de variétés, les autres sont pour accordéon et orgue électrique. Il y a un côté « boulevard » qui est en fait tout son contraire. C’est tout en subtilité. Il y a une manière d’utiliser la musique chez Kagel qui est un moyen de régénérer l’essence de la musique en une autre chose. C’est intéressant de voir comment, à côté de la danse, on peut faire des variations autour d’un genre.
Comment présenteriez-vous Variété de variété ?
C’est une pièce très différente des chorégraphies que j’ai faites précédemment. C’est très dynamique. Dans Concerto, ça monte progressivement, puis ça explose très lentement. Ce rythme crée des relations très intenses entre les danseurs. Avec Variété, c’est juste l’inverse. C’est un feu d’artifice qui jamais n’explose. C’est une explosion qui jamais n’explose. Dans Variété, il y a une pièce qui s’appelle Ragtime, basée sur une répétition à douze reprises du même thème. C’est juste un jeu sur l’idée d’explosion, un commentaire sur l’explosion qui n’explose pas. C’est très drôle. A l’écoute, il y a un aspect très quotidien, très ordinaire, interrompu par des transitions. Il y a des manipulations du thème qui font, qu’au final, ça se différencie de la musique populaire. Le traitement, c’est une façon de mettre un éclairage inédit sur un thème, ce qui rend le travail intéressant et très difficile. Plus je travaille, moins les choses sont évidentes pour moi. Je ne peux par exemple pas dire que telle musique induit telle direction de travail. C’est plusieurs choses à la fois. Il faut chercher. On ne peut pas prendre le côté léger, comme dans Gershwin ou le côté plus cérébral, comme chez John Cage. Mais le chemin est toujours étroit.
Quelle est la différence entre les collaborations sur un opéra comme Salomé, mis en scène par Luc Bondy au Festival de Salzbourg en 1992, comme Moïse et Aaron, mis en scène par Peter Stein en 1995, et votre travail classique de chorégraphe ?
C’est très différent. Ca n’était pas agréable de rester à New York, c’est pourquoi j’ai accepté la collaboration avec Bob Wilson sur La Maladie de la mort avec Michel Piccoli et le Macbeth qui va passer au mois de novembre à Châtelet. Je suis obligée de venir en Europe pour travailler avec Bob Wilson. J’ai été très heureuse de présenter un spectacle en français à Londres, fait en collaboration avec lui. Ce qui m’intéressait, c’était de travailler avec les chanteurs. Il y a un véritable intérêt à faire travail avec des chanteurs et des danseurs, sur leur sensibilité commune à la musique. J’ai cherché à développer des mouvements qui leur soient adaptés. Dans le spectacle que j’avais présenté en janvier 1998 à la Cité de la Musique, j’avais élaboré une chorégraphie très simple pour chanteurs.
En 1995, vous aviez des démêlés avec l’administration américaine et le National Endowment for Arts (l’institution chargée de financer les activités artistiques) ? Qu’en est-il aujourd’hui ?
Les subventions annuelles n’existent plus. L’administration américaine accorde exclusivement des subventions pour des projets. C’est très différent, car sans subventions, on ne peut maintenir la vie d’une compagnie entre deux projets. Il y a deux ans, lorsque j’étais en France, nous avons fait le planning pour la tournée : sans subventions, nous n’avons eu que vingt semaines pour nous préparer. Pour qu’il y ait une véritable collaboration, l’idéal serait de disposer de six mois. Un danseur a même été obligé de se mettre en congé de son poste de professeur pour pouvoir répéter. Mais à New York, il y a une quantité extraordinaire de danseurs.
Beaucoup passent d’un chorégraphe à l’autre. J’ai fait une audition et certains avaient déjà dansé avec Twyla Tharp. Malgré des conditions très difficiles, il y a un niveau exceptionnel. Ca me rappelle les années 60 où les difficultés suscitaient une atmosphère effervescente et ludique. C’est très émouvant.
Propos recueillis par
Lucinda Childs s’est formée auprès de Merce Cunningham et de John Cage. Dans les années 60, c’est l’expérience décisive de la Judson Church -collectif avant-gardiste à l’origine de l’épanouissement de la Modern Dance. Après un dialogue avec les minimalistes américains (Philip Glass, Gavin Bryars, Michäel Nyman, Michäel Risman, John Adams), Lucinda Childs entame, au début des années 90, un virage en se confrontant à Ligeti, Xenakis, Gorecki, Krauze. Elle remonte maintenant des œuvres de cette période, mais c’est vers Maurizio Kagel -le compositeur qui, dans les années 70, triturait les œuvres du répertoire classique, (Beethoven, Bach, Brahms)- qu’elle s’est tournée pour cette création 2000.
Au Théâtre de la Ville
Jusqu’au 21 avril 2000
Tournée :
26 avril, Centre Jean Renoir – Dieppe
28-29 avril, Le Phénix – Valenciennes
3-4 mai, La Filature – Mulhouse
7 mai, Le Métropole – Lausanne
11 mai, Casino – Zug
24, 26 juin Festival de danse de Montpellier…