« Le rock’n’roll est mort », au sens strict du terme. Soit. Mais ces mots ne traduisent qu’une part de la réalité. Pour preuve, la lecture des ouvrages de Nick Tosches (Country) et de Greil Marcus (Sly Stone : le mythe de Staggerlee), qui évoquent les racines, les contes de fées et les cruelles désillusions de cette aventure collective. Deux histoires comptant leur lot d’idéalisme, d’ego, parfois de folie et de mort, mais aussi d’humilité.
C’est toujours la même histoire. Celle d’un affrontement entre noirs et blancs (mais aussi d’un métissage entre eux). Celle d’une mythologie tenant lieu de vérité (un temps, seulement). Celle de fantasmes érotiques ou meurtriers (parfois bien réels). Celle de la censure, de la culpabilité, et aussi des drogues. Et celle d’une industrie qui a tout de suite compris que les adolescents, surtout eux, pouvaient devenir leur vache à lait. Il suffisait de leur offrir une rébellion tranquille via la musique. En quelques mots : tout pour renouer avec les verts paradis de l’enfance. Or, l’accident peut se produire à tout moment. Un dysfonctionnement apparaît. Et dans la foulée, tout échappe. Il opère sur quelques cerveaux. Il ne dure généralement pas longtemps. Ses effets, immédiats ou différés, sont incalculables. Et si, finalement, il n’y a que les débuts qui méritent d’être vécus, si très vite viennent les trafics d’influences et la fabrication des icônes, alors qu’il ne reste plus que l’écume, voire l’écume de l’écume, c’est aussi à la surface que se dévoilent les choses essentielles. Retour aux sources.
Pour ce qui est de l’affrontement, notre père à tous, Nik Cohn (on se reportera à la critique, en archives, de A Wop bop a loo bop a lop bam boom), résume bien l’affaire : « Pendant trente ans, il avait été impossible de faire son trou si on n’était pas blanc, lisse, bien élevé et bidon jusqu’à la moelle -et voilà que tout à coup on pouvait être noir, rose, idiot, délinquant, taré ou trimballer toutes les maladies de la terre, et ramasser quand même le paquet. Il suffisait de se pointer et de savoir provoquer le frisson. » Voilà, c’était dit. Celui qui possède le rythme, possède tout. Et Sly Stone, se souvenant du meurtre de Billy le Lion par Staggerlee, savait comment organiser sa fuite, et accessoirement sa réussite. Musicalement : opérer une fusion inédite entre la musique noire et l’acid rock blanc. Résultat : la naissance de la soul psychédélique. Quant aux textes, quoi de mieux que d’inclure du sexe en en parlant librement et un contenu politique engagé, surtout lorsque l’époque (la fin des années 60) s’y prête, et que le collectif que l’on dirige est multiracial. Soit une réunion de l’intime, du politique, soutenue par une musique faite d’improvisations -et d’exaltations sur scène-, l’humour en prime (exemple : There’s a riot goin’ on, album énergique et brûlant de Sly Stone, joue de manière très ironique sur le mirage de la célébrité, tout en évoquant ce qui reste du combat mené pour les droits civiques). A l’époque, aucun mur ne s’est dressé face à son désir, son enthousiasme et sa liberté d’expression. Après cette courte période (1968-1971), son pessimisme sera plus marqué. Un dernier baroud avec le radical Fresh, en 1973, et ce fut tout. La déception était déjà tangible. Restait à organiser la chute. Il s’y employa comme il put.
Le rêve est éphémère. Greil Marcus s’en explique : « A une époque où la politique triomphe en embrouillant et en dissimulant ce que sont réellement la vie et la mort, les artistes doivent revendiquer ces choses comme leurs et les mettre en scène. » Plus loin : « Les producteurs et leurs chanteurs glissèrent facilement d’une musique qui aurait pu faire l’histoire à une musique qui se contentait de la refléter ; beaucoup perdirent même l’énergie qui dans la pop music peut généralement remplacer la vision. » Ce désir violent d’être ramené à la vie ne dure qu’un temps. Pour certains, passé ce désir irrépressible, ce fut un mauvais rêve qu’il valait mieux oublier. Pour d’autres, le souvenir que cette tension dans leur vie ne pouvait se prolonger. La situation devenait intenable, l’affection trop grande, et la perte d’équilibre aurait été trop soudaine. Et elle le fut pour ces innombrables destins brisés (artistes ou individus parmi le public). « Il faut éviter les émotions crues quand on sait qu’elles ont pour seule forme le chaos. »
Autre temps, même lieu. Sans date bien fixée. Les années 20, peut-être un peu avant. Qu’importe. Nous sommes toujours aux Etats-Unis. Un nouveau genre musical apparaît. Il a pour nom « country ». Comme souvent, une ville est au cœur de la légende musicale naissante : Nashville, Tennessee. D’autres suivront (Memphis, Austin, etc.), jusqu’à introniser cette musique comme la plus populaire du pays. Ses liens (les documents existaient pourtant) avec d’autres cultures et formes musicales étaient restés clandestins avant que Nick Tosches ne vienne les dénouer. Lui n’ignore rien des connexions secrètes entre cette musique ainsi définie et son histoire préalable. Des « racines tordues » comme le laisse entendre le sous-titre de son livre. Car les frontières restent perméables. Seule certitude, avant que tout ne retombe à plat très vite : l’Amérique, qui ne reconnaît pas toujours ses fils, ressentit une menace. C’était joué. Le frisson pouvait parcourir les foules. Le commencement était le même : « Sans l’obsession ou la fièvre ou la peur d’une fin prochaine, tout est raisonnable et plat. » Là aussi, il s’agit d’une affaire de cri et de sauvagerie. Quelques hommes s’y employèrent. Jerry Lee Lewis en sait quelque chose. Jimmie Rodgers, figure incontournable de la country, largement portraituré dans ce livre, également. Une première séance historique dans un studio de Bristol (Tennessee), en 1927, et ce fut l’onde de choc. Bien sûr, elle était conditionnée par l’évolution parallèle du phonogramme et de la radio (comme celle du rock, au sens strict, en 1963-64, fut intimement liée à celle de la télévision). Mais après, on put raisonnablement se dire que rien ne serait comme avant.
De fait, la country, dorénavant moribonde (mort-née ou quasiment selon Nick Tosches), fut à l’origine apportée par les immigrés des îles britanniques. Une tradition héritée de celle pratiquée dans les églises irlandaises ou écossaises. De la grisaille des cités celtiques, balayées par les vents, éclaboussées par les pluies incessantes, à la terre des Appalaches et de ses vallées peu accessibles, le pas fut franchi. C’est là l’essentiel. On pourrait du reste, à l’égal de tant d’autres, établir une filiation entre le honky tonk (Hank Williams en fut le saint patron), genre piquant pas mal de références dans les chansons traitant des tavernes, donc d’alcool, et de la vie de bohème, et prenant son essor dans les années 50, avec celles concoctées par Purcell, par exemple, deux siècles plus tôt. Comme quoi, on ne vient jamais du néant. Et tout recommence toujours… sous des modes sensiblement différents.
« Au pays de Dieu », comme ailleurs, l’histoire est prise en défaut. Il faut toujours tout reprendre. Inlassablement. Mais maintenant que nous sommes passés à l’ère du recyclage permanent, la nature du frisson a changé. Dieu peut-il encore quelque chose pour le rock ?
Nick Tosches, Country (les racines tordues du rock’n’roll), Allia, 120 F, 284 p.
Greil Marcus, Sly Stone : le mythe de Staggerlee, Allia, 40 F, 136 p.
Toute personne intéressée par les cultures marginales se doit de lire le livre de Nik Cohn : Anarchie au Royaume-Uni (mon équipée sauvage dans l’autre Angleterre), L’Olivier, 139 F, 393 p.
(Re)voir également notre événement consacré à Greil Marcus (octobre 99)