Le 22e Festival du réel (Festival international de films ethnographiques et sociologiques) s’est tenu du 10 au 19 mars dernier au Centre Beaubourg. Réunissant des films venus du monde entier, il a comme chaque année permis de découvrir les œuvres de cinéastes majeurs tel l’Américain Frederick Wiseman, mais aussi celles de jeunes réalisateurs. Ambiances…
A l’atmosphère confinée du Cinéma des Cinéastes, où le festival s’était exilé pendant le temps nécessaire au lifting du centre, succède le grand espace Beaubourg. Au sous-sol, c’est entre quatre murs de béton qu’un espace « de convivialité » a été aménagé pour permettre aux journalistes, producteurs et autres réalisateurs de se repérer dans le flot des touristes. Curieuse impression que celle de se demander si tel Japonais, arborant caméra et plan de Paris, est venu pour présenter son film en compétition officielle ou pour enregistrer de quoi prouver à ses collègues de bureau qu’il a bien fait le voyage jusqu’à Paris… Cette réintégration dans le lieu qui a vu naître le festival il y a 22 ans procure d’ailleurs quelques prérogatives au spectateur, comme celui d’entrer dans ce temple moderne des arts en évitant la file immense des visiteurs non festivaliers. Autre moment privilégié, la soirée « privée » au sous-sol du centre qui a eu lieu le mardi 14 mars : cours de tango au programme à l’occasion de la rétrospective célébrant l’amouuuuuur !
Mais ce retour dans les murs « pompidoliens », c’est aussi une belle compétition, ce que n’a pas manqué de remarquer le jury lors de la proclamation du palmarès : « Le jury international tient à souligner la très grande qualité de la sélection du Cinéma du réel de l’an 2000. Le jury international et le jury des bibliothèques, qui avaient des films en commun, ont souhaité refléter, dans l’attribution des prix, la richesse de cette sélection, richesse culturelle, émotionnelle, richesse de l’écriture cinématographique. Le jury international regrettait toutefois le petit nombre de courts métrages en compétition, craignant que ce mode de narration ne disparaisse en raison des impératifs du marché, préjudiciables à la création.Rappelons pour mémoire que l’an dernier l’impression du jury international était absolument opposée : « Au vu des films de la compétition internationale de Cinéma du réel 1999, nous avons pu constater le niveau moyen de l’ensemble de la production qui reflète l’emprise des télévisions sur le cinéma documentaire. »
Confirmations
Après une semaine passée à découvrir une multiplicité de destins humains, il apparaît que les grands films primés sont œuvres de réalisateurs confirmés. Rithy Panh, par exemple, obtient le prix du Cinéma du réel et le prix Louis Marcorelles pour un film qui nous laisse sur le carreau : La Terre des âmes errantes (diffusion sur Arte le 14 avril 2000 à 22h15). Retraçant quelques semaines de la vie d’une famille cambodgienne (une femme, un homme mutilé de guerre et sept enfants dont l’aîné n’a pas 10 ans) dépourvue de toutes ressources. Pour gagner quelques sous, ils travaillent comme ouvriers. Leur chantier du moment : creuser le sol sur un mètre de profondeur pour enfouir un câble de fibres optiques destiné à relier l’ensemble du Cambodge au réseau Internet. L’intention est louable : les nouvelles technologies permettent de donner un travail aux plus défavorisés des habitants du tiers monde… La réalité, elle, est bien loin de cette image d’Epinal pour Occidentaux grassement nourris. Sur le terrain, les Cambodgiens déterrent chaque jour des mines, des grenades, voire des ossements humains et tout cela pour quelques liasses de riels (monnaie locale) qui ne valent plus grand-chose. Le câble, certes, passe, les habitants de Phnom Penh peuvent lire ces quelques lignes, mais ceux qui se sont cassés le dos à piocher au soleil crèvent toujours de faim et continuent à se nourrir de fourmis rouges ! Nous distinguons ce film « pour son souffle épique qui touche à la mémoire, au présent et à l’avenir d’un peuple, et pour l’ampleur de son langage cinématographique », a souligné le jury. Car il est vrai que Rithy Panh ne s’est pas borné à enregistrer une réalité dramatique, mais a mis tout son talent de cinéaste (Les Gens de la rizière, Bophana, une tragédie cambodgienne) au service de son sujet multipliant par exemple les échos entre le câble physique et ses effets « invisibles » qui en font l’équivalent pour les locaux des mythiques « yeux et oreilles magiques ».
Un autre prix important (Prix des bibliothèques) est obtenu par Benoît Dervaux -qui lui non plus n’en est pas à son coup d’essai- pour La Devinière (diffusion Arte prévue au dernier semestre 2000). Assistant cameraman de l’émission Strip-tease puis cadreur des frères Dardenne pour La Promesse et Rosetta, il signe ici son deuxième film documentaire. La Devinière, c’est une institution psychiatrique belge qui accueille des enfants rejetés de tous les centres. Permettant à ses « pensionnaires » de développer en toute indépendance les activités qui leur tiennent à cœur, bricolages pour l’un, transport de ferraille pour l’autre, il leur laisse aussi la possibilité de ne rien faire. Le regard de Benoît Dervaux sur ce monde particulier est juste car il ne cherche pas à en montrer l’anormalité, bien au contraire.
Rires au programme !
Mais une tendance de fond s’est faite jour aussi tout au long de cette édition du festival : un art de manier l’humour avec beaucoup de réussite. Lors de nombreuses séances, la salle riait de bon cœur, allant souvent jusqu’au fou rire. Qui a dit que le cinéma documentaire était uniquement sérieux, tragique et déprimant ? Dès la séance d’ouverture avec la projection du « dernier Wiseman » comme l’on dit dans le milieu… soit Belfast, Maine, présenté en France pour la première fois, certaines séquences provoquaient l’hilarité générale. Cette radiographie d’une ville côtière américaine s’arrête en effet sur des « presque rien » qui font souvent mouche : par exemple, lors d’une séance de composition florale où l’une des participantes porte un chapeau fleuri faisant écho à son bouquet… Ce talent de débusquer les petites bizarreries de la vie est aussi possédé par d’autres réalisateurs. Par exemple Nadine Fisher -57 ans, sans enfants, comme elle se présente elle-même en préambule de son film -qui dans Lélé et l’an 2000 regarde vivre son père dit Lélé. Manie de faire cuire les plats surgelés à la seconde près comme le préconise l’emballage, obstination à appeler une chaude chemise à carreaux un tee-shirt, volonté de prévoir tout à l’avance, chacun des petits travers de Lélé déclenche une avalanche de rires.
La veine campagnarde aussi a donné deux jolis succès : Les Terriens (sortie en salle en juin 2000) réalisé par Ariane Doublet et Pardevant notaire (Prix du patrimoine) de Marc-Antoine Roudil et Sophie Bruneau. Le premier retrace les quelques mois précédant l’éclipse du 11 août 1999 dans un village de Normandie tandis que le second s’attache aux activités quotidiennes du notaire d’une étude rurale de Haute-Auvergne. Les rires tendres que ces deux films provoquent sont doux comme le regard des cinéastes, rien à voir avec un voyeurisme parisianiste à la Deschien.
Enfin, pour conclure ce voyage au pays du réel, quelques mots sur une femme extraordinaire : l’héroïne de Zinat, une journée particulière (diffusion sur Arte courant 2000). Cette Iranienne s’est progressivement libérée du joug de la coutume qui fait des femmes de son pays des quasi-esclaves sans aucun mot à dire sur leur propre existence. Rejetant le masque traditionnel porté par celles-ci (le ghorbeh), elle a ensuite réussi à obtenir son diplôme d’infirmière. Après avoir tissé des liens privilégiés avec les habitants de son village, elle se présente aujourd’hui aux élections municipales face à son mari… Qui donc est élu(e) -sans critère de parité s’il vous plaît… : Zinat bien sûr ! Ce film symbolise l’esprit du réel : la découverte de destins exemplaires qui nous ouvrent le monde.
Palmarès du 22e Festival du réel :
(Les films primés seront projetés le 1er avril 2000 au Cinéma des Cinéastes dans le cadre de la programmation « Documentaire sur grand écran ».)
– Le jury international, composé de Sylvia Amaya Londoño (directrice du cinéma au ministère de la Culture de Colombie), Annie Ernaux (écrivain), Michel Follin (cinéaste) et Yousry Nasrallah (cinéaste), a décerné :
Le Prix du cinéma du réel à La Terre des âmes errantes de Rithy Panh (France). Mentions spéciales à Wir machen weiter (on continue, la famille Schütze) de Wolfgang Ettlich (Allemagne) et Zinat, yek rouze bekhousous (Zinat, une journée particulière) d’Ebrahim Mokhtari (Iran).
Le Prix du court métrage à Siostry (Les Soeurs) de Pawel Lozinski (Pologne).
Le Prix Joris Ivens (attribué à un jeune cinéaste) à Nuyorican Dream de Laurie Collyer (Etats-Unis).
Le Prix international de la Scam à Lao Tou (Les Vieux) de Yang Li-Na (Chine).
– Le jury des Bibliothèques et du Patrimoine, composé de Gilles Barthélémy (bibliothèque départementale de Belfort), François Caillat (cinéaste), Elisabeth Petis-Hémon (bibliothèque départementale des Deux-Sèvres), Jacques Puy (chef du service audiovisuel de la BPI) et Anne Villacèque (cinéaste), a décerné :
le Prix des bibliothèques à La Devinière de Benoît Dervaux (Belgique/France).
Le Prix du Patrimoine à Pardevant notaire de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil (France).
– Le ministère des Affaires étrangères a décerné :
Le Prix Louis Marcorelles à La Terre des âmes errantes de Rithy Panh (France) et une mention à Saudade do futuro de Cesar et Marie-Clémence Paes (France).