Un pied dans la culture orientale, l’autre dans la modernité, la tête dans les étoiles, ouvert à tous les vents de la mémoire et de l’imaginaire, ce comédien inspiré redéboule sur une scène parisienne où il présente son second one-man-show sobrement titré La Vie normale, mis en scène par Isabelle Nanty. Vous l’avez compris, Gad Elmaleh se porte et s’exporte bien.
Chronic’art : Comment vous est venu le désir de monter sur les planches ?
Gad Elmaleh : Très naturellement. Il n’y a pas eu de décision à proprement parler. Mon père était mime au Maroc, à Casablanca, et je suis monté sur scène très jeune. Le genre tombé dans la marmite tout petit ! Ensuite, j’ai pensé qu’il fallait être sérieux, prendre des cours et j’ai eu l’immense chance d’être sélectionné pour suivre la classe libre du cours Florent pendant deux ans. C’est génial, c’est gratuit !
Après le succès de Décalages, on vous attendait au tournant pour ce second spectacle ?
Tout à fait. Je le savais pertinemment et j’ai donc changé radicalement de registre : j’ai pris la tangente, une venelle où personne ne m’attendait. Rien ne m’agace plus que les formules toutes faites du style « Après Boujenah, Gad Elmaleh ! » Je le respecte beaucoup mais je possède mon univers, radicalement différent.
Pourquoi La Vie normale ? Est-ce si difficile de vivre normalement ?
Très difficile. Et puis surtout la vie normale n’existe pas. Que signifie vivre normalement ? Absolument rien. Tout est tellement relatif, subjectif. J’ai posé la question à plusieurs personnes : aucune n’a la même réponse. C’est pourquoi mon spectacle relate des tranches de vie, dix au total. Il n’y a pas une vie normale, mais une multitude de vies normales qu’il faut comprendre.
Comment écrivez-vous vos spectacles ? Quels sont les thèmes qui vous inspirent ? L’observation ?
Absolument. Mais passive. Je me surprends à observer. J’observe tout le temps, malgré moi… ce qui peut être très agaçant, voire fatigant, pour mon entourage ! Tout ça se fait au cours de la vie de tous les jours : je n’irais jamais dans une soirée, un jardin public dans le but d’observer des gens, jeunes ou vieux, pour écrire ensuite un spectacle. Ce qui m’intéresse vraiment, ce sont les personnages. Je prends des notes, relate les faits. Ensuite la sensibilité s’aiguise : on voit d’emblée ce qui peut « fonctionner » ou non, ce qui est susceptible de composer un bon sketch, et là, on fait le tri.
La rencontre avec Isabelle Nanty, comédienne et metteur en scène bien connue des théâtrophiles : une volonté délibérée de ne pas vous enfermer dans le Landerneau du café-théâtre ?
Je sentais qu’il fallait que ce soit elle. Pourtant on ne se connaissait pas. Une chose est sûre : Isabelle n’avait encore jamais fait de mise en scène de one-man-show. De mon côté, j’avais envie de jouer des caractères, envie d’être comédien sur scène et pas seulement de faire rire, même si j’adore ça. Je tiens à mélanger les styles, à ne pas m’enfermer dans le carcan d’une famille. Je l’ai appelée, invitée à dîner. Au feeling : beaucoup d’événements dans ma vie se font au feeling. Elle était moyennement emballée : je lui ai donné une vidéo de mon premier spectacle. On a commencé à bosser ensemble, elle a véritablement travaillé à la construction du spectacle. La révélation ! Au boulot, elle conjugue rigueur et plaisir. Comme je suis du genre fainéant, notamment pour tout ce qui est répétitions (rien de plus ingrat que les « répètes » : jouer devant une salle vide, c’est monstrueux !), sa collaboration a été particulièrement précieuse. En un mot, cette rencontre devait se faire : j’en étais convaincu avant et je le suis encore plus aujourd’hui, après avoir travaillé avec elle.
Des rencontres déterminantes dans votre parcours ? Des maîtres à penser ?
C’est incontestablement Philippe Caubère qui m’a inspiré. Ses spectacles m’ont littéralement scotché ! Je considère aussi Merzak Allouache comme un très grand réalisateur. Ma culture cinématographique est réduite, mais je dois dire que Chaplin m’a toujours bouleversé. Ah cette manière de faire rire en racontant des choses, quotidiennes ! Depuis tout petit, il me fascine. Aujourd’hui encore, en l’évoquant, j’ai les yeux qui brillent. Et puis bien sûr : Woody Allen.
Comment vous situez-vous parmi les autres humoristes ?
Surtout pas comme le jeune-maroco-arabo-judéo et je ne sais quelle autre appellation de pacotille. C’est si creux, facile et dénué d’imagination. Je ne me situe pas, tout simplement : mon travail parle pour moi comme pour chaque artiste. Les tiroirs, les étiquettes, les clans, pouah ! Mais je vais être franc, il y a des exceptions : lorsqu’un journal titre « Le Caubère de Casa », je dois dire que, là, la comparaison me fait vraiment plaisir.
Le paraître, la frime, l’appât du gain, mais aussi la modernité (le portable, le McDo, etc.) affleurent dans tous vos spectacles. Ca vous fait peur, vous paraît dérisoire, futile, superflu ?
Ben sûr. Ce qui m’intéresse vraiment c’est parler des gens. Ces thèmes-là me permettent d’aborder leur humanité, leur solitude, celle de chacun d’entre nous. Au départ, je n’avais que mépris pour des personnes telles que Madame Tazi (personnage phare de Décalages), caricature de la bourgeoisie casablancaise. Et puis, je fais en sorte que ça devienne drôle, et ce pour deux raisons. D’une part, cette frime est tellement surréaliste ! D’autre part, je n’aime pas éprouver ce sentiment qu’est le mépris.
Vos spectacles sont-ils accessibles à tous ?
Le premier, Décalages, très autobiographique et enraciné dans la culture orientale, pouvait désorienter (sans mauvais jeu de mots) le public parisien par certains aspects. Ceci étant dit, celui-ci a toujours été réceptif à mon travail, peut-être parce que je n’ai jamais voulu faire de spectacles dédiés à une communauté. La Vie normale est vraiment tous publics.
Vous avez participé à deux films dont la sortie est prévue courant 2000 ?
Oui : Le Onzième Commandement de Patrick Braoudé, avec Maria de Medeiros et Thierry Lhermitte, ainsi que Les Cocotiers, premier long métrage d’Eric Assous, avec Isabelle Gélinas et Serge Hazanavicius. Je n’aime pas trop parler des films avant leur sortie. Le premier relate l’histoire d’un type qui n’arrive pas à faire un choix : malheureusement, il ne s’agit pas de moi, j’aurais adoré interpréter ce genre de rôle…
Vous êtes plutôt du genre boulimique, butinant d’un registre à l’autre. Qu’est-ce qui fait « gambader » Gad Elmaleh ?
Très bonne question. Sincèrement, je ne sais pas. Seule certitude : la notion de plan de carrière m’est totalement étrangère… au grand dam de mon agent ! En toute humilité, je refuse actuellement pas mal de scénarios : non pas que je fasse la fine bouche mais les rôles que l’on me propose manquent cruellement de fond, d’imagination. Je ne parle pas des discours douteux, galvaudés, gras et vieillots. Ce métier est bizarre : les refus vexent terriblement. Pas question en tout cas de jouer « l’Arabe de service » clichetonneux sur fond de cité à Sarcelles ! Après La Haine ou Raï, il faut voir à innover, vraiment. Je serais partant dans la mesure où ces films seraient infiltrés d’un véritable discours, d’une certaine poétique. Je m’attache avant tout à ce que l’histoire raconte, à ce que veut exprimer le réalisateur. Je suis par ailleurs tellement malheureux quand je ne fais rien. Ce que j’aime ? Travailler avec des gens qui m’inspirent, que j’inspire pour créer des choses. Et puis, ce qui me guide, excepté l’instinct, ce sont les coups de cœur, les rencontres : l’une des plus belles que j’ai pu faire à ce jour est celle avec Merzak Allouache. Un cinéaste talentueux, sensible, humainement fascinant.
Allez-vous jouer ce nouveau spectacle au Maroc ?
Probablement en juin prochain, si tout s’organise comme prévu.
Dans une version édulcorée, auto-censurée ?
Ah, ah…C’est tout le problème. Je me pose actuellement des tonnes de questions, notamment en ce qui concerne le personnage du travesti par exemple. Comment le présenter à un public musulman susceptible d’être choqué ? Ceci dit, je n’ai pas l’intention de le supprimer. C’est extrêmement délicat. Lever quelques tabous en finesse. Je vais y travailler sérieusement.
Pour quelle cause vous mobiliseriez-vous ?
Pour une seule et unique cause. Je considère qu’un artiste ne peut monter au créneau sur plusieurs fronts. Ca rime strictement à rien. L’idéal ? En choisir une, pas une panouille de charity-business, et être attentif au suivi ! Seuls impératifs : du constructif et du concret. Il faut que ma notoriété aide à soutenir financièrement (car malheureusement c’est la seule façon d’aider : apporter de l’argent pour faire avancer les choses). Personnellement, j’opterais pour les enfants autistes.
Que peut-on vous souhaiter ?
L’énergie, la santé. Ce que je vis actuellement est un pur bonheur : bien plus que ça encore. Difficile à définir. La rencontre avec le public me ravit, me comble, au-delà de tout, je ne pouvais rêver mieux ! Je répète souvent que je préfère les rires aux applaudissements, qui ne sont parfois qu’une reconnaissance de pure courtoisie. Les élans, les rires des spectateurs me vont droit au cœur, je les reçois directement au plexus ! Il est important de leur rendre ça, d’être au mieux de sa forme chaque fois. Ca paraît banal mais ça revêt une importance énorme à mes yeux. Ne pas décevoir, donner et donner encore avec une générosité et une sincérité jamais démenties. J’espère vraiment que je serai longtemps en mesure de ne pas décevoir mon public, le public en général.
Propos recueillis par
Lire notre critique de La Vie normale
N’en déplaise à certains chameaux peu imaginatifs, Gad Elmaleh n’est pas un nouvel avatar 100 % arabica-judéo-folklo mais un artiste à part entière, creusant son propre sillon, déchiffrant des cartes inédites grâce au compas de son imagination, entre le Maroc où il a grandi et la France où il cartonne. Certains parmi vous ont pu le voir au cinéma dans l’excellent Salut cousin ! de Merzak Allouache ou encore dans Vive la République (Eric Rochant), XXL (Ariel Zeitoun), L’Homme est une femme comme les autres (Jean-Jacques Zilberman), Le Train de vie (Radu Mihaileonu). Au cours de l’année, il participe au tournage de deux films bientôt dans les salles : Le Onzième commandement de Patrick Braoudé avec Maria de Medeiros et Thierry Lhermitte et Les Cocotiers d’Eric Assous avec Isabelle Gélinas et Serge Hazanavicius.
Côté théâtre, il est sélectionné pour suivre la classe libre du cours Florent pendant deux ans et fait ses débuts sur scène dans Les Libertins, monté par Roger Planchon à Chaillot, puis à Lyon. En 1996, il crée son premier spectacle Décalages à Montréal, le joue au Maroc et à Paris, d’abord au Trévise avant de triompher en 1997 au Palais des Glaces, avec entre autres sketches une impayable version de « La Chèvre de monsieur Seguin ». Janvier 1999 : l’ami Gad rejoint Caroline Sihol, Anne Brochet et Jean-Philippe Ecoffé dans Tout contre de Patrick Marber au Théâtre Fontaine, mis en scène par Patrick Kerbrat.