Pour l’édition 2003 des « Boréales », la 12e, le festival d’art et de littérature nordiques de Caen poursuit son cycle baltique en invitant les arts lituaniens et bien d’autres à s’exprimer tous azimuts devant un public pas conquis d’avance.
Et pourtant : autour d’une programmation certes pointue, l’audace d’une petite équipe à mener une politique d’entrée libre et de rencontres des publics entre eux et avec les artistes invités, rend tout de suite les choses plus concrètes, moins intimidantes. Le versant photographique, par ailleurs mis en valeur par des lieux d’exposition à faire pâlir d’autres rendez-vous annuels consacrés, s’arpente librement sur trois fronts honorant tous le portrait au rang de lucarne sociale.
En une centaine de clichés est d’abord proposé un panorama de la photographie lituanienne, d’hier et d’aujourd’hui : Antanas Sutkus y trône en maître du portrait, aux côtés d’un autre « ancien » lui aussi maintes fois primé, Vytautas Stanionis. L’autodidacte Sutkus -dont le premier mérite a été de participer à une évolution de la photographie mondiale pourtant diffusée au compte-gouttes dans l’ex-URSS, notamment via des forces vives de l’objectif qu’il réunit dès les années 60 autour de l’Association des photographes lituaniens- fait s’élever d’une working class longtemps célébrée des visages d’une puissante singularité. Plusieurs dizaines de ses photographies, inédites en France, fascinantes de fixité, pétrifiant un physicien en une icône quasi fantastique à la Fritz Lang, exaltent aussi l’irremplaçable complicité de l’enfant au monde adulte. Ou bien de l’abandon à leur propre sort de ces gamins de Vilnius, dont Sutkus capture alors le regard méfiant ou jaugeant l’objectif dans une pose ironique. Sans nostalgie, s’approchant dans certaines séries d’un instant catalyseur à la Cartier-Bresson, quelque chose se passe, traverse le visage croisé, capturé, aimé le temps de l’obturateur. En partant ainsi de son « Leninas » détrôné, l’accrochage avance vers la jeune génération, plus encline à bosser dans la publicité aujourd’hui, mais travaillant la surenchère des intérieurs, jouant du montage, du flou ou du détournement syntaxique dans une séries de portraits plutôt drôles consacrés aux métiers.
A deux pas, catégories professionnelles et inscription sociale sont autrement explorés par le jeune photographe Charles Fréger. Et ce à travers une technique de portrait protocolaire, un pari risqué qui, comme dans tout libre rapport à une forme poétique fixe, provoque la différence sur le terrain de l’archétype : « C’est l’individuel dans le collectif qui m’intéresse, il n’y a ni récit ni expérience racontée, mais plutôt un travail de rencontre avec des individus, photographiés avec une lumière équivalente et un cadrage toujours frontal afin de poser une contrainte, d’amener les gens à la respecter ou non ».
Notamment ces patineuses d’Helsinki de la série Winner face dont le regard, quittant l’horizontalité pour la diagonale, se met en mouvement comme dans ces petits livres cinétiques qu’enfant on effeuillait en accéléré… « Avec cette posture mi-vainqueur, on touche aussi à une imagerie politique, proche de l’esthétique olympique ou russe », confie Fréger, qui projette d’ailleurs un travail en ex-Union. Prochaine parution : Rikishi, où le protocole a cette fois-ci rencontré les Sumutoris japonais, des jeunes de 8 ans aux professionnels frôlant la pré-retraite.
Dernier focus enfin sur le second site des Boréales, à Hérouville Saint-Clair. Le projet photographique du Pelle Kronestedt envahit les murs du Centre d’art contemporain, après avoir été exposé en Europe au Museum of Labour et dans les souterrains de Stockholm. Sa longue série aux allures d’enquête Safe european home, présentée comme « un document unique sur le développement du chômage dans l’Union européenne », est plus trash mais moins fulgurante dans son travail sur la lumière que les deux précédentes expositions, quoique son propos reste audacieux : comment se créer une identité sans travail ? Passé par New York, ce suédois est comme beaucoup d’autres jeunes artistes de sa génération (une spécialité très scandinave ?) un touche-à-tout prolixe, comme on en fait plus. Kronestedt planche enfin sur des pochettes de disques. Il est loin d’être le seul, ce qu’une prochaine chronique sur les Boréales dévoilera… suivre sur Chronic’art.
– Expo Photographie lituanienne, Echiquier des Ducs de Normandie, au Musée de Normandie de Caen, jusqu’au 31 décembre 2003, de 14h00 à 18h00
– Charles Fréger, Steps – du 24 novembre au 31 décembre 2003 à l’Artothèque de Caen, Hotêl d’Escoville (02 31 85 69 73 – www.arthotheque-caen.net)
– Expo Kronestedt, Centre d’art contemporain de Basse-Normandie, Hérouville Saint-Clair, jusqu’au 31 décembre 2003. Dans le cadre des Rencontres Vidéo Art Plastique (02 31 95 50 87).
A consulter :
– Antanas Sutkus, Photographs (Fotografijos) 1955-99, éd. Baltos Lankos, www.baltoslankos.lt (anglais-lituanien).
– Catalogues et livres de et sur Fréger : Portraits photographiques et uniformes (éd. 779 / SFP, 2001), Majorettes (Editions Léo Scheer, 2002), Légionnaires (Editions Léo Scheer, 2002) et Donneurs (Ponctuation Editeur, 2002). Et pour une analyse intime et nuancée des portraits, lire l’essai de Jean-Paul Curnier : Le Froid, le gel et l’image, Merisotakoulu, Sur les photographies de Charles Fréger (Editions Léo Scheer, 2003).
Lire la deuxième et la troisième partie du compte-rendu des Boréales 2003