Depuis leurs débuts, il y a maintenant plus d’une quinzaine d’années, il est assez difficile de voir les magnifiques films d’animation des frères Quay dans l’hexagone. Quelques-uns sont parfois projetés en cinémathèque ou dans d’obscures salles de projection universitaires. Mais cette diffusion au compte-gouttes n’a jamais vraiment pu satisfaire tout fanatique avide de découvrir l’œuvre intégral des Quay. Après de longues années d’attente, l’Espace Saint-Michel leur consacre une rétrospective à partir du 23 mars 2000. Présentation de l’univers torturé de ces deux hommes qui figurent parmi les plus grands maîtres du cinéma d’animation.
Dès les premiers plans de courts métrages comme Répétition pour anatomies défuntes ou Stille Nacht, une ambiance lourde et ténébreuse s’impose au spectateur. Elle l’englobe, sans lui laisser d’autre choix que celui de subir une oppression ininterrompue jusqu’à l’arrivée des plans du générique de fin. Par des décors caverneux, où le sens du détail tourne à l’obsessionnel, et par une combinaison de matières aussi inhabituelle que déstabilisante, les Quay réussissent à installer une atmosphère unique. Mais au-delà du chef-d’œuvre graphique, nous n’avons pas ici uniquement affaire à un pur ouvrage plastique qui, à lui seul, constituerait une fin en soi. Aussi abouti soit-il, ce travail de l’image est bel et bien mis au service d’histoires plus ou moins abstraites qui donnent toute leur force aux films. A première vue, la narration paraît ici totalement impénétrable, et c’est peut-être le fascinant côté visuel qui incite tout d’abord le public à pénétrer dans cet univers… Mais au fur et à mesure de cette descente dans le mystérieux monde des deux frères, on s’aperçoit subitement que ces derniers cherchent à sonder l’inconscient de l’être humain. C’est alors que toute action mise en scène et portée à l’écran commence à prendre sens dans l’esprit du spectateur.
Exemples flagrants dans Le Peigne, film dans lequel les réalisateurs dévoilent ouvertement l’intérêt qu’ils portent à la psychanalyse. Ce court métrage met en scène une jeune femme endormie, ainsi que ses visions oniriques montrées à l’aide d’un simple principe de montage alterné. Progressivement, le réel et le rêvé, deux univers à la fois distincts et intimement liés, ont tendance à ne faire plus qu’un. Chaque action qui se déroule dans l’un des univers a une répercussion considérable sur l’autre. Un simple spasme nerveux, intervenant durant le sommeil de la protagoniste, se traduit par les mouvements frénétiques de matières animant sa pensée… Plusieurs rebondissements du rêve rythment la respiration de la jeune femme ou vont même jusqu’à influer sur ses gestes… Les textures photographiques constituent alors les seuls points de repères qui permette d’identifier les séquences (la femme est filmée en prise de vues réelles, dans un noir et blanc glacial, alors que ses visions sont un film d’animation très coloré). La fin du court métrage montre la protagoniste au réveil ; dans cet état de trouble, cet état où les images oniriques sont encore présentes à l’esprit, mais commencent progressivement à s’effacer. Un état que le spectateur éprouve alors lui aussi.
La Rue des crocodiles est un autre film marquant. Les Quay y mettent en scène une imaginaire et chaotique représentation de l’aboutissement de notre société. Les personnages se rencontrent, s’affrontent et sont tous régis par une attitude à la fois primaire et inexplicable, mais qui semble leur être imposée. Le minutieux travail plastique effectué pour chaque marionnette donne un résultat à l’intersection de l’univers enfantin et du pire des cauchemars. Ces petites poupées au visage sale et humide ont été créées par un assemblage de plusieurs pièces, provenant de jouets disparates. Ce qui donne un résultat visuel terrifiant : l’innocence enfantine est recréée, à partir de bribes de souvenirs trop lointains, raccommodés entre eux, pour produire un monstre informe. Les apparences trompeuses de ces jouets ne sont d’ailleurs pas sans rappeler celles que décrit si bien Charles Baudelaire, dans Le Joujou du pauvre. Cette nouvelle où deux jeunes enfants martyrisent un rat d’égout enfermé dans une boîte, sans être conscients qu’ils sont en train de vivre une émotion purement sexuelle. En effet, derrière l’humidité et la chaleur moite qui se dégagent des poupées des frères Quay se cache aussi un renvoi direct au vice, aux affinités primitives que chacun entretient inconsciemment avec le sexe. Mais les symboles plastiques ne sont pas les seuls à entrer dans ce rapport, car dans La Rue des crocodiles, l’impulsion primaire règne. C’est elle seule qui guide les protagonistes, afin de les ramener au simple statut de prédateur ou de proie…
Tout comme Jan Svankmajer ou encore Garri Bardine, les frères Quay ont réussi de manière très personnelle à renforcer ces indispensables frontières qui séparent un certain cinéma d’animation des films pour enfants. Leurs courts métrages fascinent, épouvantent. Parfois, ils peuvent même amener le spectateur aux limites de la folie.
Rétrospective frères Quay
A l’Espace Saint-Michel
7, place Saint-Michel – Paris 5e
Renseignements : 01 44 07 20 49
A partir du 23 mars 2000