Greil Marcus est né à San Francisco en 1945. Editeur à « Rolling Stone » entre 1969 et 1970, il a, depuis, régulièrement écrit pour le célèbre magazine américain. Il a également collaboré à « Creem » au début des années 70, ainsi qu’aux revues et journaux « The Threepenny Review », « Artforum », « Interview », et « The Village Voice ». Il vit à Berkeley, en Californie. Témoignage de Robert Conrath, qui l’a rencontré.
C’était en 1976. Je pissais sur la Fièvre du samedi soir. Surtout sur Travolta et ses acrobaties stroboscopiques, son armure pailletée et son doigt levé vers le ciel, vers ce dieu Disco que je haïssais. Normal. Je n’imaginais pas une seconde qu’il allait renaître sous les traits de Vince Vega, recyclage pulp d’une mort annoncée, et cette fois-ci, doigt dans le nez. Comme quoi l’Histoire reste le seul maître prestidigitateur à bord, et nous ses éternels dupes. Mes yeux étaient tournés vers l’Angleterre. D’autres doigts, d’autres armures. Ceux des Pistols. Le reste c’est de l’Histoire comme on dit. Ou bien plutôt, le point mort de l’Histoire. Ce point où les contours de la mémoire et du réel deviennent subitement flous, teints du gris que seules les décharges de nos inconsciences collectives sont capables d’émettre. Elles rayonnent de ce gris.
Quelques années plus tard, j’ai fait mon apprentissage punk-situationniste. Sillonnant la ville de Toronto habillé en tenue post-Che pré-Marcos avec une bombe de peinture à la main, je dénonçais l’impérialisme rampant avec des gestes alaires et des slogans du genre « si voter pouvait changer le monde, voter serait illégal. » J’ai grandi, j’ai voté et les grafs sont restés gravés dans ma tête. Pas sur les murs. Dans les heures qui suivirent, la ville de Toronto s’en est chargée. Peter Ustinov a dit de Toronto : c’est New York dirigé par les Suisses. Tant pis pour mes tentatives d’intégrer le grand récit de l’Histoire. Les « Suisses » de Toronto et leur Histoire décrassée avaient gagné.
Mais je n’ai pas largué le situationnisme pour autant. Et il restait toujours Holidays in the sun et bien sûr God save the Queen. Entre Rotten et Debord il y avait comme une continuité, mais une continuité sans aucun respect pour la hiérarchie de l’Histoire et sa chronologie officielle. Ensuite il y eu tous les autres : The Elephant Man, Sainte Thérèse d’Avila, les romans pulps, Godzilla, Bukowski et ce moine trappiste du XVIIe siècle qui s’était castré pour faire plaisir à son Dieu, se retrouvaient tous allongés sur l’herbe folle de mon Histoire privée. La logique de cette histoire me paraissait claire comme la lune. Mais j’ai eu du mal à la justifier auprès de mes co-dégénérés.
Et puis, un beau jour, Greil Marcus est apparu, une voix à la fois sobre et complètement allumée, sautillant allègrement d’une zone cachée de l’Histoire à une autre, éclairant les dessous du lit, se faufilant sous la table et au fond des chiottes de notre culture populaire et d’avant-garde pour déterrer comme un paléontologue les vestiges sacrificiels des tribus oubliés de l’occident, ceux qui n’ont jamais été dotés d’un capital culturel, comme dirait cette autre voix des sans-voix, Pierre Bourdieu.
L’ironie veut que Marcus ait lui-même erré dans les marges de l’Histoire. J’ai appris en lisant son essai « Myth and Misquotation » (The Dustbin of History, 1995) qu’il était à Berkeley lors du discours enflammé de Mario Savio, icône du free speech movement et aujourd’hui, hélas, réduit à l’état de pétard mouillé des sixties. Quelques années plus tard, Marcus s’est retrouvé à Altamont pour le concert/enfer mémorable des Stones où, lors d’une interprétation particulièrement maladroite de Under my thumb (et non comme le prétend l’Histoire officielle, Sympathy for the devil -ça aurait été trop beau), un homme noir s’est fait tabassé à mort par une dizaine de Hells Angels, payés en bière par les Stones pour assurer la sécurité. Greil Marcus était là. Un peu comme Zelig, ou ce français d’un certain âge, passe-partout, qui a réussi, justement grâce à sa banalité affligeante, à s’insérer parmi les hommes d’Etat les plus importants du monde. Il nous renvoie à notre étonnement lorsque en regardant une photo de réunion familiale, on remarque un homme à côté de tonton Gaston, un homme qu’on a déjà vu quelque part, sur d’autres photos de la famille, mais putain de dieu, qui c’est…? Marcus, homme de l’ombre, observe les secrets de notre famille dysfonctionelle, et capte les moments et les personnages qui ne figurent dans aucune hagiographie du XXe siècle.
Dans une oeuvre (oui, on peut commencer à parler d’oeuvre de Marcus), hétéroclite, parfois délirante et souvent émouvante, Greil Marcus a réussi à dessiner les traits des « situations », des gestes éphémères, des voix éteintes de l’histoire récente (et parfois pas si récente). Collaborateur à Rolling Stone et essayiste un peu partout où l’on est sensible à l’oubli (Artforum, The Village Voice, Threepenny Review), Marcus a érigé un monument à la poussière. Il fait une sorte de psychanalyse situationniste de notre époque en ressuscitant les détails que nous avons occultés de la narration de nos vies comme de notre Histoire. Car l’Histoire se construit de la même façon que nos histoires ; ce qui est légitimé par la force, perdure. Le reste est relégué à l’inconscient, l’auberge de tous nos démons, toutes nos pourritures. Subitement, sous sa plume, ces détails résonnent avec la force de leur première apparition et l’Histoire se fragilise… s’humanise.
Dans The Dustbin of History, Marcus dépoussière quelques points lumineux de notre époque. Il prête sa voix à Bind Willie McTell, Guy Debord ou Mario Savio. Personnages (en tout cas dans le monde anglo-saxon) trop muets aujourd’hui pour que le tympan de l’Histoire se mette à vibrer. Mais c’est avant tout dans son approche transversale de la musique que ses oreilles ultrasensibles se sont mises à l’écoute. Son Mystery train, publié en 1975, est une des bornes incontournables dans la cartographie de la mythologie américaine. Il le dit lui-même : « lorsque je réfléchis sur Elvis, c’est Herman Melville qui intervient… en lisant Jonathan Edwards (puritain incendiaire du XVIIIe siècle), c’est Robert Johnson qui gémit dans mes oreilles ». Marcus est un peu le Walter Benjamin de la musique, et il en discerne au cours de ses flâneries, les traces négligées. De même pour la littérature, la politique ou le cinéma afin de mener une enquête sur rien de moins que le sens de l’Histoire.
Mais Marcus est un flâneur actif, critique militant. Il fait resurgir, tel un restaurateur de tableaux, les vieux slogans, trop hâtivement griffonnés, et effacés depuis longtemps par les gardiens de l’Histoire officielle : le Panthéon, Big Ben ou le Louvre resteront pour toujours. « Sous les pavés la plage », « No Future » et « nique les keufs » ne sont que les instants chavirés de ce qui aurait pu naître. Lorsqu’il interroge le timbre de la voix alcoolisée de Patsy Cline ou, comme lors de sa dernière plongée dans les bennes rouillées de la musique, les Basement Tapes de Bob Dylan (Invisible republic, 1997), Marcus appuie sur les freins des chars de l’Histoire, et s’arrête un court instant pour se demander si ce qui a été écrasé lors de leurs passages, n’est pas aussi fondamental que les chars eux-mêmes. Les questions qu’il pose sont souvent sans réponse. Pourquoi Blind Willie McTell, Dada ou Sid Viscious ont un beau jour, contrecarré la trame de l’Histoire. Et puis disparus. Voilà Marcus, ontologue et autobiographe de l’éphémère : « Si je ne trouve pas de réponse » dit-il dans un entretien récent, « j’ai deux façons pour répondre à ma frustration. D’abord, je peux me résigner au fait qu’il n’y a pas de réponse et que je ne vais jamais en trouver une. Ou l’autre, qui est de continuer à m’interroger sur cette question jusqu’à ce que je devienne moi-même la question. » Les horizons de l’instant sont infinis. A nous d’écouter maintenant. Des brèches dans l’Histoire se sont entrouvertes.
Lire notre interview de Greil Marcus
Greil Marcus est l’auteur de :
– Lipstick traces (1989)
– Dead Elvis : A Chronicle of a cultural obsession (1991)
– Ranters and crowd pleasures : Punk in pop pusic, 1977-1992 (1993)
– The Dustbin of History (1995)
– Invisible republic : Bob Dylan’s basement tapes (1997)
Il s’est également occupé de l’édition du recueil d’articles de Lester Bangs, Psychotic reactions and carburetor dung (1987) – traduction française : Psychotic reactions et autres carburateurs flingués (Tristram)