Orchestrée judicieusement par les responsables des Rencontres cinématographiques de Seine-Saint-Denis, la rétrospective récente consacrée aux films d’Alain Tanner a rappelé à ceux qui la connaissaient et appris à ceux qui l’ignoraient la beauté et les secrets d’une oeuvre exigeante, résistant au temps et aux modes passagères. La sortie de son prochain film, Jonas et Lila, à demain, est l’occasion de rencontrer un homme de goût et un amateur de beauté.
Chronic’art :Le titre de votre dernier film Jonas et Lila, à demain fait allusion à l’un de vos précédents films : Jonas qui aura vingt ans en l’an 2000, tourné en 1976. Les deux titres ont en commun un prénom et ouvrent sur l’avenir. Comment êtes-vous passé d’un film à l’autre ?
Alain Tanner : L’ancien Jonas avait eu une belle carrière commerciale. Nous avions fait un million d’entrées aux Etats-Unis et autant en Europe. A l’approche de l’an 2000, des amis et des partenaires, producteurs ou distributeurs m’ont appelé pour me signaler que la date prophétique du titre arrivait et m’ont proposé de faire la suite. C’était une proposition totalement absurde. Il n’y a pas de suite ! Une fois que la salle se rallume, les personnages de fiction meurent. A moins d’être James Bond. La seule vie qui se prolonge pour les personnages des films est dans la tête et l’imaginaire des spectateurs. De plus, John Berger, qui avait écrit le film avec moi, se refusait à reprendre ses personnages vingt ans après. Ca n’avait aucun sens.
Le Jonas du titre n’est qu’un clin d’œil ?
Bien sûr que c’est un clin d’œil ; mais, en même temps, il témoigne de la mise en place du projet. Avec Bernard Comment, le scénariste de Fourbi, nous sommes convenus de reprendre, du film de 1976, le personnage-enfant qui concluait l’histoire. C’était une possibilité parmi mille autres. L’idée était de nommer un personnage Jonas, de lui trouver un bout de destin au miroir du film de 1976, d’essayer d’en faire l’héritier de quelque chose. Notre point de départ était la conclusion du premier Jonas : qu’allait-il advenir de ces morceaux d’utopie issus des années 1960, alors même qu’on entrait déjà dans une période de reflux ? La dernière image du film nous servait d’interrogation pour entreprendre celui-ci : un enfant gribouillait des personnages dessinés à la craie sur un grand mur. Ca disait à la fois la disparition des ancêtres, mais leur présence tout de même en face de lui. La question était : Que va-t-il faire d’eux ?
Le film pose directement cette question de l’héritage de 1968 à travers la confrontation entre le vieil Anziano et Jonas.
Rien n’est plus éloigné de notre idée de départ qu’un tableau sociologique de la jeunesse d’aujourd’hui, trente ans après Mai 68. En revanche, la question de l’héritage est posée à Jonas.
Comment définiriez-vous le personnage de Jonas ?
Je dirais précisément que c’est un jeune homme de vingt-cinq ans qui a un héritage, c’est-à-dire qui a vécu avec des adultes qui ont pu lui transmettre quelque chose. C’est un garçon qui a des repères et dont l’unique souci n’est pas de devenir champion de planche à voile. Le film raconte un moment de sa vie où il s’interroge sur ces références et ces repères. Pour l’accompagner dans ses interrogations, on lui a donné une épouse ; mais une vraie épouse, pas une amourette. Un amour qui vient de l’enfance et qui se poursuit. Je trouvais amusant qu’il ait ce repère stable là. Ca ne se voit jamais.
En dehors de l’entreprise sociologique vaine, y avait-il la tentation de mesurer l’écart entre une jeunesse d’hier, marquée par les thèmes de la contestation, et une jeunesse actuelle aux questionnements autres ?
L’écart existe, c’est évident ; mais il me semble que beaucoup de choses se réveillent ces derniers temps, qui empruntent aux méthodes d’hier. Dans le film, les ciné-tracts des amis de Jonas veulent dire ce retour, même s’ils sont davantage montrés comme des gags que comme des actions militantes de poids.
Jonas se lasse vite de ces films d’intervention comme s’il les trouvait dépassés.
Oui. Il dit : « Arrêtons ça, ce sont des farces de collégien. » De la même manière, il reproche à Anziano et à sa génération d’avoir mangé toute la part du rêve, d’avoir laissé un champ de ruines.
Il y a un regard pessimiste sur l’héritage.
Oui et non. Dans ce champ de ruines, il y a des pépites qui brillent quelque part. A Jonas qui lui parle de génération, Anziano répond que le mot « génération » n’a pas de sens, qu’il n’y a que l’histoire qui passe et que Jonas doit s’inscrire dans cette histoire ; et la première condition pour y trouver une place, c’est de la connaître. Je pense que la question du passage des générations est essentiellement une affaire de mémoire. Pour toute jeunesse, il y a des bouts de mémoire à ramasser. Il faut parfois trier pour écarter ce qui ne sert plus à rien, mais garder le reste pour l’avenir. C’est ce qu’Anziano appelle l’histoire.
Ce qui se dégage de votre film, y compris à travers l’usage de la citation, rejoint la réflexion sur la filiation et la transmission engagée par Alain Finkielkraut dans son essai L’Ingratitude. Ce qui est très touchant, c’est que le passeur, interprété par Heinz Bennent, est d’une grande sensualité et douceur. A l’image de la première scène, prologue du film. Aujourd’hui, c’est assez rare de voir l’expérience se transmettre avec tant de sérénité.
Cette douceur, attachée à un personnage issu des années 1960, va à l’encontre de la pédagogie de curé qui avait cours à l’époque. Pédagogie de l’image imposée et saturée de messages.
Vous n’avez jamais œuvré dans ce type de cinéma ?
Non. Je le trouvais insupportable. Je n’avais pas vingt ans en 1968, j’en avais trente-huit. J’avais appris le recul vis-à-vis de l’idéologie. J’étais peut-être stalinien en 1952, j’en sais rien, mais quinze ans plus tard, je trouvais irregardables des films comme Vent d’Est ou Luttes en Italie de Godard. Quand j’entendais les curés de l’ultra-gauche, ils me faisaient froid dans le dos. Je préférais Pompidou à la limite (rires). En Mai 68, j’étais à Paris et j’ai tout filmé. On entendait : « La caméra est un fusil, tout le reste est bourgeois. » Je me suis dit : « Soyons un peu bourgeois, ce n’est pas un fusil, c’est une caméra et on va essayer de s’en servir. »
Contre cette transmission à l’estomac, vous préférez le doux usage de la citation. Déjà dans Charles, mort ou vif, peu de temps après Mai 68, vous faites dire à vos personnages des slogans et des lignes lus sur les murs de Paris.
Je m’étais bien amusé à reprendre des choses lues ou entendues, à en inventer. J’avais parfois inversé des proverbes : « Il n’y pas de sottes gens, il n’y a que de sots métiers » devenait « Il n’y a pas de sots métiers, il n’y a que de sottes gens ». C’était pour moi une manière d’inscrire l’événement au coeur du film.
Vous l’inscriviez d’une manière poétique. De même que rien ne dit mieux la condition de la femme ouvrière dans ces années-là que le plan de Bulle Ogier au travail qui est la première apparition de son personnage dans La Salamandre (1970). Un plan simple et sans discours pour expliquer.
J’ai une belle histoire sur ce plan. Quand nous découvrons, pour la première fois, le personnage interprété par Bulle Ogier, elle est en effet à son poste de travail à l’usine. Elle fabrique des saucisses : il y a un tube de métal d’où sort la chair à saucisse, au bout duquel le personnage place une enveloppe en boyau de porc pour récupérer la viande, juste avant de donner l’ensemble à ficeler. Il faut ajouter à cette description du plan que l’enveloppe qu’elle présente à la sortie du tube ressemble beaucoup à un préservatif. Lors des projections, les spectateurs ne réagissent qu’à partir de la deuxième saucisse, où le rapprochement avec le préservatif provoque des murmures puis des rires. A partir de la sixième saucisse, les rires s’arrêtent. J’en ai mis douze. C’est très long. A l’issue de la séquence, les spectateurs ne voient plus que le travail à la chaîne et n’ont plus envie de rire. La censure portugaise a exigé de couper après trois saucisses. Ils avaient tout compris.
Y avait-il d’autres coupes exigées ?
Ils ont exigé une centaine de coupes. Nous n’avons pas sorti le film. C’était d’autant plus surprenant qu’une année auparavant, Charles, mort ou vif avait échappé à la censure de Salazar. Le film avait remporté un immense succès, notamment auprès des étudiants. François Simon m’a confié un jour que, lors de vacances à Lisbonne, il était sans cesse accosté dans la rue.
La Salamandre est-elle sortie au Portugal ?
Nous l’avons sortie après la Révolution des œillets. Le film n’a fait aucune entrée. Le distributeur m’a dit : « C’est normal. La population vient de faire la politique dans la rue. Après la victoire, le public ne veut voir que du porno » (rires).
Cette histoire est une double leçon : sur l' »intelligence » de la censure et sur le goût public de cinéma.
La censure se préoccupe toujours plus de la forme que du fond. C’est le cas de la principale censure aujourd’hui, censure économique implicite, qui vise les formes plus que les contenus. On peut tout raconter : que le président de la République couche avec sa bonne, etc. Ca ne dérange personne. Ce sont les formes qui sont interdites. Si vous ne respectez pas la ligne indiquée, on vous le fait vite payer. Ce qu’on va me faire payer sur Jonas et Lila, c’est la forme, ce n’est pas le contenu. Faire un film à cent soixante-dix plans aujourd’hui, c’est interdit. Il en faut huit cents. Il faut que ça bouge.
La critique relaie-t-elle cet interdit implicite qui imposerait un type de films contre d’autres qui resteraient ignorés par une sorte de conformisme tacite ?
Je ne sais pas. La critique me semble marquée par un phénomène de chapelles qui lui retire parfois un peu de crédibilité. On lit des articles où l’on sent que les films sont défendus pour des raisons plus personnelles que cinématographiques. Par ailleurs, des effets d’entraînement un peu irrationnels qualifient certains films de chefs-d’œuvre et portent aux nues des cinéastes à leur premier film. Le cas d’Amos Kollek est symptomatique. Quand Sue perdue dans Manhattan sort, le film a une bonne critique ; puis, peu à peu, grâce à son succès public, il est carrément qualifié de chef-d’œuvre, alors que c’est seulement un bon film. La conséquence est que Fiona, le deuxième film de Kollek, a bénéficié d’un lancement favorable alors que c’est une abjection. Personne n’ose le dire : ici, le conformisme de la critique a bien fonctionné.
Ce conformisme finit-il par imposer une forme de cinéma contre une autre ?
De plus en plus. Tout se passe aujourd’hui comme si on n’avait pas le droit d’avoir un propos. On doit faire du cinéma de pur comportement, « tripes et nerfs » style Rosetta. C’est ce qui plaît. Je choisis le film des frères Dardenne parce qu’il est emblématique, mais il y en a bien d’autres qui fonctionnent sur ce principe. Je n’ai pas vu le film de Marion Vernoux ; mais je sens que c’est aussi un film de pur comportement : dans la galère d’aujourd’hui, le chômage, les difficultés…
Qu’est-ce qui vous manque dans ces films-là ?
Ce qui me manque, c’est de pouvoir en sortir. C’est le manque d’air. Or, il y a de l’air ; mais, à force de se concentrer sur le pur comportement, sur le côté animal des gens, on en vient à oublier qu’ils ont des idées, des pensées, une vie quoi… Le film de Marion Vernoux est sans doute bien joué, bien fait, finalement assez proche des productions télévisées courantes ; mais est-ce que le cadre au chômage, qui est un des personnages principaux de l’histoire, dit quelque chose de ses opinions politiques ou de ses lectures à la jeune fille qu’il rencontre ?
Non. L’enjeu du film se situe ailleurs.
Dans le pur comportement. Ce qui donne finalement des gens et des personnages très incomplets ; car même les êtres, pour qui l’activité intellectuelle n’est pas centrale, ont quelques petites idées sur le monde, les choses, les gens. Ils lisent les journaux, etc. Or, ce type de cinéma exclut toute référence au monde des idées, à tout ce qui pourrait mettre une distance entre les personnages et leurs faits et gestes. Il n’y a plus de propos.
Aujourd’hui, cette distance, ce « discours sur », qu’on voit à l’œuvre dans les derniers films de Guédiguian par exemple, sont immédiatement assimilés à un sociologisme maladroit, à une pédagogie lourde et archaïque.
Bien sûr, c’est le risque. Au moment de Fourbi en 1995, Olivier Séguret avait qualifié le film de « fiction de gauche » avec toutes les connotations que ca implique. Introduire du discours dans un film oblige évidemment à transformer le matériau brut qui est en amont, c’est-à-dire les intentions de départ, les idées, les présupposés… Rien de plus facile que d’émouvoir avec des bons sentiments ou de marteler des idées simples. La fiction de gauche type Costa-Gavras fonctionne sur ce principe. C’est insupportable.
Fourbi était-il une « fiction de gauche » ?
Bien sûr que non. Dans les Cahiers du cinéma, François Ramone avait écrit un très beau texte où il expliquait bien en quoi Fourbi n’était pas du tout une « fiction de gauche » mais autre chose. Une des difficultés de mon travail, c’est cet aller retour entre mes idées politiques et mes films. En amont, je me situe à gauche. Mon travail s’applique précisément à transcender en aval mes opinions à travers la matière-film. Je crois que c’est une des définitions de la modernité au cinéma : retrouver les présupposés originels dans le corps filmique, c’est-à-dire dans sa forme. La « fiction de gauche », c’est tout l’inverse. C’est du discours filmé.
Comment travaillez-vous pour atteindre cette modernité et éviter l’écueil du film où le message, le discours prend le pas sur la forme ?
Dans chaque plan, il faut qu’il y ait tout l’enjeu du film. Dans Jonas et Lila, il y a cent soixante-dix plans. Je les ai tournés comme cent soixante-dix petits films. Pour chacun d’eux, je sais ce que je cherche, toujours la même chose, ce que j’appelle une « trace de beauté ». Pour chaque plan, cette trace est différente, parfois à peine perceptible, mais je la sens toujours. Je me méfie beaucoup des émotions trop évidentes. Je ne cherche pas les larmes du public. Après la projection de Jonas et Lila, certains spectateurs m’ont dit qu’ils avaient été « touchés ». Or, je ne crois pas qu’ils l’ont été à cause du jeu excessif des acteurs ou de situations particulièrement émouvantes. C’est sans doute l’effet d’autre chose. Ca me réjouit assez.
Le film suit un développement éclaté. Cela vous a-t-il posé des problèmes particuliers pendant l’étape du tournage ?
Pendant le tournage, je ne savais pas trop à quoi le film ressemblerait. Au jour le jour, je n’avais pas de réponses pour me rassurer ; d’autant plus que nous tournions par décors et non en continuité. Ce qui me questionnait, c’était la mosaïque très composite que nous fabriquions. A quoi cette matière éclatée allait donner lieu ? L’absence de narration classique, d’une histoire sur laquelle on pouvait se reposer, m’a parfois inquiété sur le résultat à venir.
Dans le film, Jonas a le désir de faire du cinéma. Son premier projet consiste à filmer des images de déchets à travers le monde. D’où est venue cette idée ?
C’est une idée de Bernard Comment, le scénariste du film. D’emblée, ca m’a paru intéressant. Non seulement c’est une métaphore sur la société, réduite aux marchandises qu’elle consomme ; mais c’est aussi une formidable matière à filmer : il y a une dimension esthétique du déchet qu’il était très tentant d’approfondir. Dans les lectures de Lila, la référence à François Dagognet permet d’inscrire, dans le film, un discours qui réhabilite, valorise l’image du déchet.
A quoi sert un film aujourd’hui ?
Un film propose un regard sur le monde. Il ne permet pas de le changer mais, en s’inscrivant dans un courant de pensée, d’y participer.
Propos recueillis par
Lire notre critique de Jonas et Lila, à demain