Ecrit sous forme de roman il y a dix ans, sous le titre fleuri de « Rabalaïre », Pas de repos pour les braves vient de loin. Entre temps il y a eu une poignée de courts-métrages et deux moyens métrages déjà incontournables, Du Soleil pour les gueux et Ce vieux rêve qui bouge. Rencontre avec Alain Guiraudie à l’occasion de la sortie d’un des films français les plus attendus de l’année.
Chronic’art : Après des courts et des moyens métrages retentissants, comment s’est passé le passage au long ?
Alain Guiraudie : Je redoutais beaucoup ce passage, au moins pour des raisons pratiques. Déjà l’idée de tourner sur huit semaines me faisait un peu peur, car avant je faisais des films en huit jours. En plus je partais avec un scénario tout en ruptures, pas vraiment linéaire, donc compliqué à tourner. Cela dit, le tournage s’est fait très librement. Les ennuis ont vraiment commencé après, au montage. La grosse différence, c’est que j’avais beaucoup d’interlocuteurs au montage, beaucoup d’avis dont il fallait faire la synthèse. Sur Ce vieux rêve qui bouge, il y avait un trio producteur-monteur-réalisateur, mais on avait trouvé nos marques plus facilement. Là, j’ai lâché des trucs, le titre par exemple, et en plus, je me suis rendu compte de choses très simples, par exemple que des éléments qu’on supporte très bien à la lecture, on ne les supporte plus à l’image. C’est la première fois que je mets autant de choses à la poubelle. Je pense après coup que j’aurais dû resserrer davantage à l’écriture. En même temps, ce travail en amont est vraiment difficile, il faut beaucoup de métier pour anticiper dès l’écriture ce qui va gicler au montage et ce qui va rester. Là, je me suis quand même retrouvé au montage avec des séquences entières qui devenaient hors sujet. C’est pourtant un scénario sur lequel je bosse depuis longtemps, j’aurais dû m’en apercevoir plus tôt et ne pas tourner ces séquences. Auparavant, ce genre de choses ne m’arrivait pas. Ce vieux rêve qui bouge est le premier film où j’ai coupé au montage, mais ce n’était pas grand-chose. Là, c’est carrément une semaine de tournage. C’est énorme et ça pose des problèmes en termes de production. Maintenant, le film est fini et on me dit souvent que les spectateurs décrochent un peu avec l’épisode des bandits, qu’il aurait fallu un quart d’heure en moins. Du coup, j’ai regardé le film en salles, avec le public, et j’ai senti cette réaction. Mais j’ai l’impression que les gens finissent par raccrocher les wagons, non ?
C’est vrai qu’à la fin, le monologue emporte le morceau…
Mais il y a cette espèce de ventre mou. Pourtant j’avais le souci de préserver le spectateur pour le final, et j’ai enlevé beaucoup dans l’épisode des truands. Ça m’ennuie parce que c’est l’une des parties où je me suis le plus amusé…
Ça on le sent. On sent une jubilation dans la scène de passage à tabac par exemple.
Oui, bien sûr. Je vais continuer à voir le film en salles, je voudrais comprendre pourquoi cette partie marche un peu moins que les autres. Peut-être qu’il y a une relance qui passe mal ? Je ne sais pas. Je finirai bien par trouver une solution, à condition qu’elle existe. C’est un projet que je trimballe depuis plus de dix ans. Avec Frédéric Videau (le réalisateur du Fils de Jean-Claude Videau et de Variété française, prochainement en salles, a collaboré au scénario de Pas de repos pour les braves, ndlr), on a beaucoup parlé de ces films qui se font tard, et je me dis que ce problème de narration vient de là, du fait qu’après plus de dix ans, je tenais toujours à cette forme de récit sans la questionner dans le détail. C’est bizarre : un ami m’a dit que j’avais fait ce film en pensant trop au suivant. Et puis je remarque que les gens qui me découvrent maintenant apprécient plus le film que les autres.
Le style de Pas de repos pour les braves est assez différent des autres films, dans le découpage par exemple, qui auparavant était beaucoup plus sobre, presque ascétique. Est-ce que ça vient d’une envie particulière ?
J’obéis souvent à des questions très pratiques. Quand j’arrive sur le plateau, je me demande quel type de découpage s’impose, j’essaie d’être de plus en plus efficace. Dans certaines scènes, j’ai utilisé des rails, ce que je n’aurais jamais fait avant. Mais un long plan fixe avec des déplacements, ça demande beaucoup de précision aux comédiens, et ça risque de les brider un peu. Et puis de manière générale, j’avais envie de mouvements de caméra, de steadycam, de caméra portée, de plans-séquences. Le plan systématiquement fixe, c’est bien, mais parfois je trouve que par de légers recadrages on arrive à rester dans l’action et à gagner du temps. Et puis je n’ai pas envie de sacraliser le plan fixe.
Il y a presque une autodérision du plan fixe quand Igor se demande comment on peut s’emmerder à ce point…
Oui, de toute façon le film est ludique. J’aime beaucoup le plan fixe, mais je n’ai pas non plus envie d’être à l’église quand je vois mes films, je n’ai pas envie de m’enfermer dans une grammaire. Cela dit, comme pour mes autres films, j’ai considérablement réduit le nombre de plans. Au premier découpage, il y a en avait 350, à l’arrivée il en reste 150. Mais les gens ont l’impression qu’il y en a plus. En tout cas, j’ai pris du plaisir à essayer des choses. Sauf peut-être les effets spéciaux, avec la vague : c’était un peu pénible parce qu’on n’avait pas beaucoup de moyens (depuis, le film a reçu un prix des meilleurs effets spéciaux pour ce plan de 11 secondes, ndlr). Je pensais que je m’amuserais plus avec cette scène.
Dans les deux moyens métrages et Pas de repos…, il y a toujours un personnage de vieil homme du peuple, assez imposant mais très tendre, qui fait le contrepoint avec les jeunes héros aventureux qui partent en quête du secret du monde. D’où vient-il ?
C’est vrai, c’est une figure qui me suit, et ça va continuer dans les prochains films. Ce sont des hommes presque résignés, revenus de tout. Ça correspond à quelque chose de réel, on a tous connus un vieil homme de ce genre, moi-même j’en ai côtoyé pas mal. A leur manière, ils disent : « moi c’est fini, c’est aux autres de prendre la suite ». C’est très lié au prolétariat, c’est une figure ouvrière. D’ailleurs, le prolétaire n’a que ses enfants sur qui compter, c’est terrible à dire mais quelque part il n’a vocation qu’à perpétuer l’espèce, entre guillemets. Moi j’ai grandi avec ça, avec le discours : « pour nous c’est foutu, mais la génération d’après doit faire mieux ». Ils sont tournés vers l’avenir, par procuration.
Est-ce que l’héroïsme prosaïque qui nourrit vos films, toute cette parade de mythes de proximité, préexiste au récit ? On a l’impression qu’il faut d’abord poser un cadre, avec ses légendes et son folklore, dans le bon sens du terme, pour raconter une histoire. Est-ce que c’est lié à vos préoccupations sociales et politiques ?
Sans doute. J’ai besoin d’introduire une dimension héroïque dans mes histoires. J’ai commencé à faire du cinéma dans les années 90, à une époque où le cinéma français faisait du social, mais sans chercher à changer les perspectives, à créer du mythe -à l’exception de Carax, peut-être. Je n’arrive pas, moi, à parler des 35h ou de syndicalisme en brut. Je n’arrive pas à parler du réel dans le réel. Et puis le cinéma qui se veut militant et naturaliste, aujourd’hui, n’ouvre sur rien, pas de perspectives, pas d’idéal, alors que c’est pourtant son rôle. Ce que fait Ken Loach par exemple, à savoir constater et dénoncer des injustices évidentes, les journalistes le font déjà, et au moins aussi bien. Tout va bien de Godard, c’est quand même autre chose, d’abord parce qu’il y a un projet esthétique. Dans ma démarche, je ne sais pas si le mythe vient du récit ou vice versa. Quand je pense à Pas de repos…, oui, tout part du mythe, puisque Faftao Laoupo est là d’entrée. Le métaphysique, si on veut, est posé d’emblée comme régentant la vie de tout le monde. Voilà, on est déjà ailleurs mais le monde n’est jamais loin.
Quel est votre rapport à l’écriture ?
Ça reste la partie que je préfère, où je me sens le plus libre. J’écris mes films sous forme de roman, très peu dialogués mais vraiment écrits. Je ne pense pas vraiment en termes de mise en scène, c’est loin, mais ça fait partie du tout. J’y pense davantage au moment d’adapter ce que j’ai écrit pour en faire un film. Pas de repos pour les braves, c’est en quelque sorte l’adaptation d’un roman qui n’a jamais existé. Bon an mal an, j’écris un roman tous les deux ans, mais quand je le relis six mois plus tard, je trouve que c’est une sombre merde ! Le problème, c’est que je n’arrive pas à trouver mon style, ma patte, et puis je me sens foncièrement incapable de finir un roman, de peaufiner chaque phrase jusqu’à la moindre virgule. C’est peut-être aussi pour ça que je fais du cinéma…
De films en films, avez-vous le sentiment d’avancer dans une direction, un style ?
C’est un peu mon angoisse, je me demande comment je vais pouvoir me relancer. De ce point de vue, je pense souvent au roman, essayer de trouver quelque chose de nouveau, dans la forme, via l’écriture. Cela dit, j’ai l’impression d’avancer quand même dans les films, d’affiner quelque chose et je vais continuer dans cette voie. Mais je sais qu’arrivera un moment où ça va s’arrêter, où il faudra se renouveler sous peine de se répéter. Heureusement, j’ai encore des frustrations. J’ai réglé celles de Du doleil pour les gueux avec Ce vieux rêve qui bouge, celles de Ce vieux rêve… avec Pas de repos…, etc. Se renouveler : la grande angoisse…
Propos recueillis par
Lire notre chronique de Pas de repos pour les braves