Que dire de la discographie pléthorique de John Zorn ? Que peut-on ajouter à l’éternel débat dialectique qui entoure ce saxophoniste multi-casquettes qui a amené le son downtown de New York aux oreilles européennes les plus réfractaires à une quelconque nouveauté musicale ? L’ambassadeur Zorn a en tout cas réussi à s’imposer avec patience et fracas dans le petit monde jazz mondial, et à s’ériger plus ou moins volontairement en idole des quadras en mal de muses ternaires. Toujours inspiré, oui, mais par qui ?
La liste des (auto)citations estampillées Zorn est longue : des musiques japonaises contemporaines (Ruins pour le start and stop, Masami Akita pour la japanoise, Haco pour l’avant-pop) au crooner-core made in Bungle en passant par cette bonne vieille musique Klezmer, les revendications musicales parsemées au fil des albums saturent la vision d’un auditeur en mal de nouveauté. Mais la Zorn touch, si elle existe en tant que telle, va au-delà d’un gloubiboulga improbable. De par son insolent talent, Zorn assimile, reconstruit et transcende les matériaux musicaux à sa portée. En bonne machine de guerre musicale, il adopte une plurivocité de genres dans ses différentes formations. Option hard-core chez Painkiller, tendance ambiante stylée dans ses projets spoken-words, jazz contemporain et à cordes dans ses Bars Kokhba, post-free jazz avec son inénarrable Masada (quartet ou quintet, peu importe finalement), et bien sûr une liste complète de pseudonymes hallucinés pour ses projets les plus radicaux (cf. sa collaboration avec Yamantaka Eye).
Vous avez dit surproduction ? Pas si certain. Car si la controverse Zorn ne cessera d’être, l’émergence post-eighties d’un réel talent sur les scènes jazz et rock a de quoi en épater plus d’un. Zorn agace vite, de par son charisme quasi allenien et son aspect touche-à-tout presque écœurant. Le culte de l’éternel adolescent à lunettes n’est en tout cas pas près d’être fini. Son label, Tzadik le bien-nommé, est un des rares labels aux marges de l’indépendant qui arrive à subsister et à garder une cohérence esthétique notable. Au niveau graphisme, pas de détail : les doubles bandes dorées légendaires sont au rendez-vous, déclinées selon les sous-labels, s’effaçant parfois au gré de collections plus connotées. La plupart des pochettes sont signées Ikue Mori, musicienne japonaise électroniciste de renom, qui a pour habitude de ne pas badiner avec l’identité Tzadik. Et si l’imagerie est récurrente (bondage, japonaiseries en tout genre, intrigantes images interzonales), elle ne lasse que très rarement. Son sionisme acharné tombe parfois dans une parodie qu’on aimerait retournée sur elle-même. Bref, quelques rares fautes de goût pour un label dirigé par Zorn the Iron man.
Des dernières sorties en date de son label, on retiendra trois perles hallucinantes. Explication et implication en trois mouvements du talent de Zorn producteur.
Commençons par le meilleur exemple, là où Zorn musicien s’efface devant le producteur de génie. The Big Gundown ou les désirs vinyliques d’un fou d’Ennio Moriconne. A objet musical d’exception, réédition luxueuse, à coup de livret exhaustif et de bonus-tracks explosifs. Autour du saxophoniste, la crème des musiciens Downtown. De cette réunion de l’intelligentsia new-yorkaise naît un des meilleurs albums de Zorn. Validé par le maître ès musiques cinématiques, on y croise les déconstructions sauvages et jazz-core d’un groupe proche des meilleurs moments de Torture Garden, les mélodies envoûtantes des images-mouvements. En bonus, des reprises foudroyantes où l’on croise la voix de Mike Patton en Frank Sinatra suivant rapidement la ligne blanche de la rage cocaïnée. Il règne dans The Big Gundown une furia intellectuelle comme on en croise rarement. Quelques dizaines d’années plus tôt, les auteurs anglais nommaient les gens de l’acabit de Zorn des Angry Young Men. Qui dit mieux ?
Changement de fuseaux horaires et d’éjaculations soniques. Tokyo, direction Koenji où loge la chanteuse Haco. Haco, c’est le lien inespéré entre les musiques savantes et la pseudo-naïveté des mélodies j-pop. Fondatrice du très respecté After Dinner (trois albums magnifiques chez Rer), Haco assume le statut de girl band pas effarouché et se lance dans Hoahio, nom aussi dépaysant que crétin (vous avez déjà entendu un groupe français s’appeler « Salut » ?). Un disque où se rejoignent les samples sine-wave de Sachiko Matsubara, le koto époustouflant de Michiko Yagi (égérie du photographe Araki) et la voix enfantine de Haco, leader effacée devant l’éternel. Des plages arides aux slows de l’été (Less than lovers and more than friends), un mini-album génial, pas moins.
Après ces trois filles qu’on aurait bien vues dans une reprise de We are Ninjas, not Geisha, la dernière perle approuvée par le polit-büro de Tzadik est à chercher dans les bacs, section « K », si votre disquaire est exigeant, « E » s’il est incompétent. Eyvind Kang, grande trouvaille de Zorn depuis trois ans, signe son quatrième album sous Tzadik, après deux premiers efforts plus que concluants. On peut puiser dans les superlatifs pour qualifier cette musique répétitive empreinte de gravité et de puissance. Magie d’un lieu, magie des hommes présents à ce moment, Eyvind Kang ne produit aucunement une musique mâtinée d’influences médiévales comme certains jazz-critics ont pu le souligner. Entourées d’un line-up fidèle et effacé, les compositions de Kang remplissent un espace sonore diffus et tragique. La ritournelle ultime.
A voler dans les bacs nouveautés :
John Zorn : The Big Gundown
Hoahio : Ohayo
Eyvind Kang : The story of iceland
A fouiller :
Ruins Hyderomastgroningem, pour le jazz-core énergique de ce duo de fou furieux japonais
Eyvind Kang The seven Nades, pour l’intrigant mélange entre néoclassicisme et noise compacte
Ground Zero Ground Zero, LE grand groupe des dix dernières années dans un exercice hardcore annonçant l’épure de leur chef-d’œuvre Consume Red
Compostella Compostella, pour ce témoignage unique sur la musique de rue japonaise
John Zorn New Traditions in East Asian Bar Bands, les poèmes érotiques de Setsuko Chiba sur une ambiante improvisée diablement intelligente
A ne même pas déballer :
Ruins & Derek Bailey Saisoro, enregistré en une heure, top chrono
Evan Lurie, Vacations, aux antipodes des Lounge Lizard de l’ami de Jim Jarmusch, John Lurrie
Tenko & Otomo Yoshihide Cathode, une bouillie technoïdo-médiévale signée par deux musiciens d’exception
A cliquer :
Le site officiel de Tzadik, pas si beau qu’on aurait pu l’espérer.
La discographie intégrale de John Zorn, en temps réel. Note : prévoir une demi-journée de lecture