Cristian Vogel est un maître de l’electro européenne. Près de dix ans de carrière en tant que DJ et producteur, sept albums en sept ans sur les plus passionnantes structures électroniques allemandes (Tresor, Mille Plateaux), un ahurissant projet pop avec Jamie Lidell (Super-Collider), et d’innombrables incursions en terrain minimal sur son label. Aujourd’hui, logiquement, Vogel rejoint ses comparses Richie Hawtin ou Luke Slater au panthéon de l’electro qu’est Novamute pour un album plus décalé, plus inattendu que jamais.
Chronic’art : Si tu avais à décrire Rescate 137…
Cristian Vogel : Je dirais que c’est quelque chose de très nouveau… tout en gardant des liens avec le passé. Je sais, c’est un peu contradictoire (rires). Ce que je veux dire, c’est que c’est un album de musique inédite, mais qui reste accueillant. Chaleureux et aventureux. Il y a des moments réflexifs qui sont faits pour que l’auditeur puisse s’y retrouver. Ce n’est pas un album immédiatement appréciable, aussi, je pense. Il rend heureux après trois ou quatre écoutes -à ce moment précis et étudié, quelque chose se passe dans ton cerveau (rires).
Tu as la réputation de faire une musique très froide, très cérébrale. Ce disque nous emmène sur une île imaginaire où il a l’air de faire très chaud.
Par le passé, j’ai rencontré quelques critiques de ce genre. Mais j’ai toujours fait attention à conserver un côté organique et chaleureux, je crois. Je pense juste qu’il a fallu un peu de temps pour que les gens s’habituent aux sons de la musique électronique. Ma réputation vient sûrement de là : je ne travaille qu’avec des machines.
Tu ne peux pas nier le fait que certains albums que tu as réalisés, notamment sur Mille Plateaux, ont un côté très cérébral un peu glacial…
Beaucoup de bonnes musiques sont difficiles, et le résultat est plus riche, la récompense, pour l’auditeur, bien plus importante. Imagine s’il n’y avait que de la pop simpliste et évidente : rien ne changerait jamais. Les mouvements se font en parallèle, dans l’alternative : sans ça il n’y aurait que l’industrie et la radio. Ce n’est pas là que j’ai grandi : j’ai grandi dans l’alternative.
Novamute n’est pourtant pas le label le plus alternatif qui soit.
Je savais que tout serait différent, dans la façon dont le public aurait accès au disque notamment. J’y ai beaucoup réfléchi. Je fais ma première vraie promo en ce moment même, et c’est très nouveau pour moi d’évoluer dans un milieu aussi encadré, aussi formalisé. J’aime travailler très dur, donc ça ne me dérange pas. Parce que ça m’a toujours déprimé de travailler très dur à quelque chose et de voir que ce « quelque chose » ne touchait qu’un tout petit nombre de personnes, que la communication ne se faisait pas bien et qu’au final mon travail n’arrivait pas au bout de la route.
Tu es dans une situation presque idéale, parce que tu peux en parallèle toujours sortir des choses plus obscures et plus rapidement sur ton propre label Mosquito.
Oui… même si je n’ai pas trop le temps en ce moment parce que je dois faire la promo pour Rescate 137 ! Il y a tellement de pays à faire… Peut-être que je ne sortirai le prochain qu’en cassette (rires).
Tu penses que le fait d’être sur un gros label a influencé la musique directement ?
J’avais commencé la musique avant d’être contacté par le label, donc je n’ai pas changé mon orientation initiale. C’est plus aux petits détails que j’ai fait attention… Ils m’ont dit : on veut toucher des gens qui n’ont jamais entendu parler ni de toi ni de ta musique. Généralement, je travaille beaucoup pour ceux qui me connaissent, donc ici c’était complètement différent. C’est une bonne chose d’inviter des nouvelles personnes à ma fête… Sans pour autant faire de la dance débile. Je ne toucherais personne en faisant de la musique commerciale. J’ai dû trouver un bon équilibre… Faire plaisir aux vieux fans en leur offrant quelque chose de nouveau, et inviter les nouveaux venus. Ca m’aide pour mon travail futur.
On sent également une influence de Super-Collider.
Seulement parce que je suis la moitié de Super-Collider, je pense. J’ai du mal à voir les connexions entre les deux, mais il y a certainement un lien parce que les deux projets sont proches dans le temps.
Pour revenir à l’album et à son concept bizarre, est-ce que les morceaux sont vraiment illustratifs des lieux qu’ils sont censés représenter, ou est-ce que ça fait seulement partie du procédé ?
Je pense vraiment à des images, voire à des personnages quand je compose, donc oui, probablement. C’est comme ça que je choisis d’utiliser tel son de telle ou telle façon, à tel ou tel endroit. C’est un travail très linéaire, comme un story-board. Ca m’aide à finaliser les morceaux, à les faire exister. Je donne un niveau d’interprétation de la musique aux gens, je leur donne une direction. C’est un peu étrange, mais ça marche. Je pense que le lien entre l’idée des lieux et la musique existe bien, même si je ne l’ai pas fait de façon fermée en me disant que j’étais en train de faire un disque-concept. Je veux juste que les gens s’investissent dans l’écoute de la musique.
Tu penses que ta musique serait trop abstraite sans ça ?
Oui, parce que tu peux toujours te dire « je les emmerde, qu’ils se démerdent avec la musique ». Je pense que si ma musique est un peu difficile, j’aide les gens à l’apprécier malgré tout. Même si c’est un peu vicieux, parce que les explications que je donne sont souvent fausses, ou incomplètes (rires). Voilà ce à quoi correspond le design de la pochette… A pas grand-chose.
Cette île, c’est un paradis pour toi ?
Ce n’est pas vraiment un endroit idéal. Dans le clip, qui est très minimal, il y a un orage au-dessus de l’île, évidemment… Imagine-toi bloqué sur une île paradisiaque, à t’éblouir du paysage. Et puis tu commences à avoir soif… Pas moyen de trouver une bière… Quelque chose comme ça. Tu connais No man is an island des Rebel MCs ? C’est un peu ça : ne t’y aventure pas tout seul !
Tu penses avoir mené ta carrière comme tu le désires ?
A peu près. Certaines parties de cette carrière. Je regrette certains moments. Je regrette un peu d’avoir été trop honnête. Je me suis beaucoup senti seul, aussi. Heureusement que j’ai Super-Collider et No-Future. J’essaie d’arranger ce qui ne va pas au fur et à mesure. Le plus important ça a été de m’entourer, de ne plus rester seul dans mon coin. Mais j’ai perdu certaines choses en voulant aller au bout de certains idéaux, comme avec No-Future. Certains amis. Je passe mon temps à bosser dans les bureaux de No-Future. J’espère que ça vaut le coup. J’espère que cet album va marcher. J’en ai marre d’être pauvre. J’en ai marre que ma maman ait peur pour moi.
Propos recueillis par
Voir notre chronique de Rescate 137