Il a créé l’événement à Avignon en montant sa pièce, L’Origine rouge, au cloître des Carmes. L’endroit avait son importance et a inspiré à Valère Novarina un texte logorrhéique, au vocabulaire insensé. Festival d’automne oblige, le spectacle est maintenant repris au Théâtre de la Colline. Rencontre dans la Cité des Papes avec un vrai poète de la scène.


Chronic’art : Pour cette création, vous vous êtes entouré de comédiens familiers de votre travail, comme André Marcon, Dominique Pinon ou encore Agnès Sourdillon. La famille, c’est important pour vous ?

Valère Novarina : On ne peut pas vraiment parler de famille. Il s’agit plutôt d’une troupe qui s’est formée peu à peu et que je partage avec Claude Buchwald. Forcément, ça crée un acquis d’acteurs. Certains d’entre eux, je crois, comme par exemple Didier Dugast, n’ont jamais joué d’autres textes que les miens… (Passe, sur ces entrefaites, la comédienne Laurence Mayor. Il la regarde et reprend : ) Elle, c’est le chef de famille. Dans ce spectacle, je n’ai pas pris Jean-Quentin Châtelain (autre membre de la troupe qui joue en ce moment aux côtés d’Isabelle Huppert dans Médée) car je me suis aperçu qu’il ne collait pas avec le projet, mais pourtant lui aussi est un fidèle. En gros, je retrouve mes acteurs tous les quatre ans, ce qui est mon rythme naturel de création.

Est-ce que la création, l’an passé, au Théâtre de la Bastille, de votre texte L’Opérette imaginaire par Claude Buchwald a changé des choses pour vous ?

Bien sûr, ça a changé énormément de choses. Ne serait-ce que du côté de la production de mes propres spectacles. C’est un spectacle qui a magnifiquement marché. Il a été joué cent cinquante fois, c’est incroyable. Il a tourné partout, en Allemagne, en Italie. Après, j’ai moi-même eu beaucoup plus de facilités pour obtenir de l’argent. Et puis, sur le plan artistique, les gens qui arrivent de L’Opérette… ont une grande capacité à entrer dans mes textes, à s’y couler et à faire ce que je leur demande. Ils sont rodés, habitués à la langue que j’écris. Par exemple, le musicien du spectacle propose désormais des choses plus brisées, plus cassées. Quant à moi, ça m’a intéressé de voir mon texte mis en scène par quelqu’un d’autre. Je pense que j’ai découvert dans mon écriture une musicalité que je ne soupçonnais pas aussi présente. Ca a probablement influé sur mon propre travail de metteur en scène. Dans L’Origine rouge, il y a beaucoup de passages chantés.

Vous êtes vous-même musicien ?

Non, je ne pratique pas. Mais je suis obsédé par la musique. J’écoute Bach, Beethoven, Oum Khalsoum. Je suis quelqu’un qui fonctionne beaucoup plus à l’oreille qu’à l’image, et j’écris généralement dans le silence total pour pouvoir écouter mes phrases.

L’Origine Rouge, c’est l’origine du monde : une origine sanglante ?

C’est l’invention du monde. C’est un archipel d’actes, une somme d’actions non résolues. Le texte réunit des pantins qui refusent de se soumettre à l’image humaine. Il y a « la femme du séparacide », « le bonhomme Nihil », les « enfants pariétaux » ou « l’homme en matière vide ». Ils laissent le langage sortir matériellement de leurs bouches et filer dans l’air, en ruban. Eux-mêmes rentrent en tournoyant sur le plateau. Le plateau lui aussi est rouge. J’ai été très inspiré par ce cloître des Carmes. Il a en quelque sorte accouché de la pièce et de mes idées de mise en scène. J’ai tenté de transformer cet espace carré en forme ronde, respirée. Cette architecture est extraordinaire. Elle permet aux comédiens d’entrer en tournant. J’utilise le cloître comme une lisière. Les scènes ne sont pas cadrées. Elles se passent dans les bords, à la marge. Quand le spectacle ira au Théâtre de la Colline, je mettrai des sièges sur les côtés pour recréer le même espace (c’est Valère Novarina qui a conçu et réalisé le décor). Mais, pour revenir à votre question, L’Origine rouge, c’est effectivement le sang, l’offrande, quelque chose qui a à voir avec le sacrifice. Une sorte d’autel où se répand la parole.

Puisque vous parlez d’autel, parlons un peu de Dieu…

Il apparaît souvent dans mes textes, c’est certain. J’ai écrit un texte où je donnais deux cent quatre-vingt-dix-sept définitions de Dieu. Je les ai récoltées et toutes vérifiées. Elles sont actuellement lues par Laurence Mayor, dans le cadre de l’exposition La Beauté à Avignon. C’est une collecte avec des définitions qui se veulent le plus mathématiques possible, genre, « le centre est partout, la circonférence nulle part » (il rit, et esquive…).

Evoquons votre écriture. Vous dites que la langue peut être menaçante. Pourquoi ?

La langue nous agit. Elle fait l’histoire toute seule. Par exemple, un simple mot, comme « génocide », employé pendant la guerre contre la Yougoslavie, n’était pas forcément le mot qui convenait. Or, il y a eu des centaines de morts à cause de son utilisation. Les mots peuvent masquer, et c’est comme ça qu’ils se révèlent dangereux. Il faut être très vigilant avec eux, se méfier de leurs dérives, du mot employé pour un autre. Ces glissements sont constants aujourd’hui, c’est fascinant à observer et ça m’inquiète beaucoup.

Votre langue est très contraignante. Elle peut donner l’impression aux acteurs d’en être prisonniers. Vous avez déjà eu affaire à des révoltes de comédiens ?

Non, jamais. Mais c’est vrai que ça pourrait arriver (il sourit). En fait, j’ai peur d’une révolte totale. Ils pourraient avoir envie de se venger. Dominique Pinon, par exemple, récite une formule d’algèbre qu’il doit être le seul au monde à connaître. Dans le spectacle, les acteurs parlent aussi en morse, ou en latin. Ca n’est pas simple pour les comédiens. C’est d’ailleurs intéressant de les voir travailler et de regarder comment ils mémorisent des textes compliqués. Chacun a sa méthode. Généralement, c’est assez visuel. Ils font des graphiques, des dessins. Ainsi, cette peinture que j’ai conçue, et qui est tracée au sol, leur transmet de la force. C’est un courant d’énergie. En ce qui me concerne, je ne sais pas mes textes par cœur, mais quand je les entends jouer, je peux dire la phrase qui suit, anticiper.

Propos recueillis par

Théâtre de la Colline
15, rue Malte-Brun – Paris 20e
Renseignements : 01 44 62 52 52
Du 28 septembre au 29 octobre 2000