Révélée avec Une Nuit sans été (Théâtre Gérard Philipe, 1987), Catherine Anne est au théâtre ce que Claude Sautet était au cinéma : impressionniste, profonde. Après un passage éclair à la Tempête la saison dernière, elle revient avec Trois femmes, un spectacle qui allie légèreté, humour, gravité, douleur, et qui parle avec justesse de la vieillesse, de la solitude, de la filiation.


Chronicart : Trois femmes ou l’échappée est un spectacle qui a déjà une histoire ?

Catherine Anne : Oui, il a déjà été joué assez brièvement l’an dernier au Théâtre de la Tempête, et quelques fois en province. Les répétitions avaient été marquées par des difficultés d’ordre médical : la comédienne qui jouait le rôle de Madame Chevalier s’est arrêtée quinze jours avant la première et j’ai dû la remplacer. C’est un rôle à la fois lourd, difficile, qui est joué par quelqu’un d’assez âgé. La date de la première avait pratiquement été reportée d’un mois pour que le travail puisse se faire dans des conditions suffisamment bonnes.

Le rôle de la dame âgée est un rôle central. Comment avez-vous fait pour choisir cette comédienne ? Est-ce difficile de choisir une comédienne âgée ?

Non, pas plus difficile qu’une comédienne d’un autre âge. Pas plus facile non plus, d’ailleurs. Quand on a beaucoup vu jouer les acteurs ou qu’on a travaillé avec eux, on a l’impression de les connaître mieux. Il arrive aussi de proposer un rôle à quelqu’un qu’on a vu jouer une fois ou avec qui on n’a pas travaillé. Il y a une part d’intuition, de pari. C’est aussi énormément le choix de comédiens relatifs, c’est à dire que le plus important, c’est le groupe qui monte sur le plateau pour raconter une histoire. Donc, il y a aussi une part de hasard.

Je pensais simplement au fait qu’il y a plus de jeunes comédiennes que de comédiennes très âgées sur les planches.

Oui. De toutes façons, il y a une cruauté du métier qui veut qu’il y ait beaucoup plus de jeunes gens au théâtre et au cinéma, et qu’à partir de trente-cinq/quarante ans, pour les femmes, et un peu plus pour les hommes, ça devient beaucoup plus rare.

Est-ce que vous vous êtes attachée à la ressemblance physique entre la mère et la fille ou est-ce que ça n’a pas du tout compté pour vous ?

Ca n’a pas du tout été ma principale recherche. Elles se ressemblent, sur le plateau, à force. Je ne l’ai pas consciemment cherché comme ça, mais il me semble que c’est assez crédible, le rapport mère-fille, y compris physiquement.

Est-ce que vous avez travaillé dans une alternance entre les improvisations et l’écriture, comme ça avait été le cas pour Surprise ?

Pas du tout. J’ai fait une lecture du début de la pièce avec les comédiennes avant l’été 1999. C’était une façon de leur dire « Voilà où j’en suis », et de les entendre ensemble. Ce jour-là, on a discuté de ce qu’elles avaient lu, puis on s’est revu quelques temps après et on a rediscuté. Après l’été, on a refait une lecture-discussion et j’ai fini d’écrire la pièce. Donc il y a eu un petit peu de retours, mais pas du tout en termes d’improvisations.

Dans Trois femmes, chacune incarne une conception particulière du travail, de l’argent et de la morale. Le coup de théâtre final, qui révèle la générosité de la vieille femme bourgeoise, réduit-il à néant la tentative de révolte de la jeune ?

C’est une lecture possible, peut-être. Je ne suis pas sûre que le « coup de théâtre final » soit une preuve de générosité. Cette vieille dame très riche se sert de son pouvoir, lié à la richesse, à sa position sociale et à son âge, pour capter les gens, pour les « rapter », pour s’en servir. Elle se venge de sa propre famille. La révolte de la plus jeune des trois est à la fois très liée à sa situation de départ et à sa difficulté à trouver un endroit pour exister dans cette société telle qu’elle est fabriquée. Elle est la seule des trois qui semble être en état de penser quelque chose là-dessus, sur ce que c’est qu’être au monde, ce que c’est qu’être une femme, ce que c’est que travailler, avoir de l’argent ou ne pas en avoir, et qu’elle est la justice de tout ça. Néanmoins, je ne suis pas sûre que son histoire soit celle d’une révolutionnaire.

Elle est quand même moins exploitée et moins victime que sa mère… Elle essaie d’inverser la fatalité.

C’est certain qu’elle est la plus clairvoyante des trois sur l’injustice du monde.

En 1991, vous avez participé à la co-écriture du dernier acte d’une pièce inachevée de Feydeau, Cent millions qui tombent. Ce travail vous a-t-il influencé dans la façon d’agencer les quiproquos, les surprises ?

Peut-être. En tout cas, ce travail sur Feydeau m’a beaucoup passionnée, alors qu’au départ, ce qui m’amusait, et me paraissait en même temps tout à fait impossible, c’était l’idée d’écrire à trois. Il se trouve que les co-écrivains étaient des gens que je connaissais. J’avais de l’estime eux. Par ailleurs, la commande émanait d’un metteur en scène qui voulait monter cette pièce dont le troisième acte n’avait jamais été écrit parce que Feydeau était mort. J’ai trouvé cette demande ahurissante, puis excitante et amusante. J’ai lu le début de la pièce et je l’ai trouvée assez folle, donc j’ai accepté et on s’est lancé… Je ne m’étais jamais posé cette question, mais c’est vrai que dans les pièces que j’ai écrites auparavant, il n’y a aucune tentative ouverte de comédie. S’agissant de Surprise, Ah ! Anabelle et Trois femmes, c’est différent.
Le point commun de vos mises en scène est la dimension onirique et l’entrecroisement des espaces.

En ce qui concerne Trois femmes, on pourrait la monter autrement que dans cet entrelacs de lieux, puisqu’on passe constamment d’un appartement grand-bourgeois à la cuisine d’un pavillon de banlieue. Mais la lourdeur scénique, les décors un peu trop chargés, un peu trop narratifs, je n’aime pas beaucoup, pour les avoir pratiqués une fois et en avoir beaucoup souffert du point de vue rythmique. Donc, j’avais envie d’un décor unique, d’un espace fixe. Alors, évidemment, on aurait pu faire « à cour » l’appartement de Madame Chevalier et « à jardin » le pavillon ou le contraire… Mais assez vite, en discutant avec la scénographe, est apparue l’idée que ces gens-là étaient accrochés à leurs meubles comme des naufragés à des bouts de radeau, et que ce qui nous intéressait, ce n’était pas vraiment les murs mais leurs objets, et comment ces femmes pouvaient s’y accrocher, y compris dans le travail du jeu.

L’idée était qu’on est tous sur la même planète et que ces objets, ceux qu’on considérait comme les plus fondamentaux pour ces personnages, sont posés, sur le plateau, comme s’ils étaient tombés là. Au fond, c’est comme deux plans d’appartements superposés. Et à partir de cette idée, à un certain stade de la narration, j’avais de plus en plus envie de les faire se frôler. Ca va jusqu’au point où Madame Chevalier traverse la cuisine des deux Joëlle devant leur nez… Ce qu’elles ne voient pas d’ailleurs, c’est une image mentale.
Mais plus que chercher le rêve, je crois qu’avec ces procédés-là, je cherche le théâtre, quelque chose qui est de l’ordre de l’épure. J’ai envie que ce qui se passe sur le plateau soit à la fois très simple et aussi fort possible. Mais c’est plus charnel qu’onirique.

Non, le spectacle n’est pas onirique, il parle de la vie, de la société, de l’argent. Mais il y a par moment une petite bouffée d’air. En fait c’est un huis clos dans deux lieux.

Oui.

Vous parliez des objets. A quoi correspond la boule de neige avec laquelle joue Joëlle-fille ?

J’avais demandé à chaque comédienne d’apporter en répétition une idée d’objet qui répondrait à la question : « Si mon personnage était un objet, qu’est-ce que ce serait ? ». Pour Joëlle-mère, c’était le rouleau à pâtisserie et pour le personnage que joue Marie, la boule de neige m’avait intriguée et séduite. A cause du côté secret, du rapport à l’enfance, et en même temps, de la tempête contenue. Et puis beaucoup plus tard, on s’est retrouvé avec un problème concret d’un noir un peu long (je déteste les noirs). J’ai repensé à cette boule de neige pour faire un point lumineux, et ça nous a convaincues.

Que signifie le mot « féminisme » aujourd’hui ?

Combat pas fini ?…

Les femmes ont plus de mal à s’insérer dans le monde du travail ?

Dans le monde du pouvoir, plutôt que du travail, y compris dans le monde du théâtre.

Quand dirigerez-vous un Centre Dramatique National ?

Normalement, je dirigerai le Théâtre de l’Est Parisien à partir de juillet 2001. Si l’engagement signé de la ministre est respecté, ce que j’espère… On m’a proposé cette direction pour monter un projet pour lequel je me bagarre depuis cinq/six ans. Je voudrais trouver un théâtre qui ne présente que des œuvres d’auteurs vivants, avec un vrai travail vers le public et avec le public, et un volet jeune public assez important -50 % de créations pour les enfants. Avec des auteurs qui passent d’un répertoire à l’autre, des comédiens qui jouent d’un côté ou de l’autre, et un travail avec des amateurs. Le TEP est un des rares théâtres parisiens qui puisse se vanter d’être un théâtre de quartier. Je défends beaucoup ce projet et je suis décidée à ne pas me laisser enterrer avec.

C’est noté, en tous cas. Quelque chose à ajouter ?

Il faut venir voir Trois Femmes, parce qu’on ne joue que trois semaines…

Propos recueillis par

Lire notre critique de Trois femmes

Catherine Anne en quelques titres :
Ecriture et mises en scène : Une année sans été, Combien de nuits faudra-t-il marcher dans la ville, Eclats, Tita-Lou, Agnès, Surprise, Le crocodile à Paris
Ecriture : L’attaque du train postal, N’être (in Récits de naissance), Nuit pâle au palais
Mises en scène : La Journée d’une rêveuse de Copi, Chaleur d’Ewa Pokas, La ralentie, Chaînes de Henri Michaux, Les Quatre morts de Marie de Carole Fréchette…