Depuis quatre ans, à Vitry-sur-Seine, dans la gare de fret de la SNCF, Mustapha Aouar, l’âme de Gare au Théâtre, lutte pour que le théâtre ne soit plus considéré comme une marchandise. Rencontre avec cette locomotive exubérante et prolixe, qui entraîne dans son sillage des dizaines de compagnies théâtrales.
Comptez 23 F aller-retour, une demi-heure depuis le centre de Paris, une minute de marche à pied, et « en voiture ! » A quelques jours de l’ouverture du festival, une effervescence règne dans l’ancienne halle de la gare de fret SNCF de Vitry-sur-Seine. Derrière les locomotives et les camions, près des rails, dont certains sont envahis par l’herbe, on scie, on repeint, on plante (des décors), on répète, on danse, on faxe, on téléphone, on photocopie des dossiers, des photos, des articles, des journaux… Ouf ! Mustapha Aouar arrive, disponible malgré les urgences de dernière minute : faire déplacer des bennes nauséabondes garées sous les fenêtres de la future guinguette, discuter du papier de la carte postale qui est l’emblème du festival, réceptionner un colis « Très Fragile » (un comédien ?), etc. Visite guidée des lieux :
Mustapha Aouar : Ce mur a été construit en premier pour nous isoler, mais les trains passent très rarement sur cette voie-là. Par contre, ils peuvent aller jusqu’au bout, parce qu’il y a un quai de déchargement, le seul du site. Les trains montent là-bas : soit pour se garer, soit parce que ça sert de voie de dégagement. Ils restent en attente un ou deux jours avant de repartir.
Chronic’art : Et les travaux se sont faits avec l’accord de la SNCF ?
Au départ, ils les ont autorisés, mais en septembre 2001, notre contrat avec la SNCF arrive à échéance, sans aucune garantie de reconduction. Je ne suis ni optimiste, ni pessimiste : on continue ici des travaux d’aménagement importants pour la seconde édition de Nous n’irons pas à Avignon.
Qui a financé ces travaux ?
En premier lieu Gare au Théâtre, ensuite la DRAC, la Région, puis la Ville. Mais le Département n’a pas donné un centime. On est subventionné par la DRAC pour le fonctionnement, depuis deux ans seulement, alors qu’on existe depuis quatre. Mais on est, je crois, la seule compagnie en France à avoir choisi une structure juridique spécifique pour le lieu, distincte de celle de la compagnie. Le projet artistique du lieu est collectif, et la compagnie de la Goutte d’Eau a un contrat de coréalisation au même titre que celles qui sont accueillies ici. Ce qui m’intéresse dans le collectif, c’est le rapprochement de singularités artistiques. Plus ça frictionne, plus ça contredit, plus ça débat, plus ça discute, etc., plus ça m’intéresse. Et c’est ça, Gare au Théâtre. Ce qui n’est pas sans complications, bien évidemment, parce qu’on a deux fois plus de travail.
Combien êtes-vous dans l’équipe ?
Jusqu’à décembre 96, tout ce projet-là était mené par deux personnes, les deux cofondateurs de la compagnie. C’est seulement depuis décembre qu’on a pu constituer une équipe, avec des emplois-jeunes qui ont fait un boulot colossal. Mais jusqu’à présent, il n’y avait pas d’équipe permanente. Quand on a fait les travaux, on a pris la responsabilité des modifications nous-mêmes ; après, on a fait le boulot de la maîtrise d’ouvrage.
Nous entrons dans la halle, investie pour le moment par la scénographie d’Alexis Forestier, qui utilise toute la perspective de cette immense salle, dont les gradins sont modulables en fonction du spectacle. Dans le bar, à l’entrée, présentation du « Camérathon » : boîte hermétique dans laquelle chacun peut être filmé pendant 45 secondes, et répondre à la question : « Alors, vous n’allez pas à Avignon cet été ? « . Ces portraits seront diffusés sur écran géant dans le hall, et sur notre site Web.
(La visite continue avec le « Bocal Agité ») Il s’agit de rencontres trimestrielles d’auteurs, qui donnent lieu à une publication régulière (en vente à la Fnac) sous la houlette d’ »agitateurs » (parmi eux Joseph Danan, Gérard Lépinois, Michaèl Gluck…). En comptant les volumes de Petit, petit, petit et de Utopies en gare, une dizaine de recueils ont été réalisés, d’autres sont en attente d’impression. Certains auteurs qui ne vont pas à Avignon pourront participer d’ici, via le Net ou pas, aux Controverses (organisées par Avignon-Public-Off, sur le thème de l’écriture scénique contemporaine : les 22, 23 et 24 juillet au Palais des Papes).
Pourquoi n’allez-vous pas à Avignon, en fait ? Pourquoi refuser d’aller sur ce… marché ?
De plus en plus de gens y vont, les périodes se suivent et ne se ressemblent pas. Avignon-off s’est organisé à partir des années 75-76. Ca a été une chose utile, par rapport à Avignon-In qui commençait à s’encroûter dans l’institution, et pourtant, Jean Vilar à l’époque était déjà assez critique par rapport au festival. Et puis aujourd’hui, il faut être réaliste : 99 % de la population française ne va pas à Avignon, beaucoup de gens ne savent même pas que ça existe.
Quand on a fait ce lieu-ci, on s’est dit « Y en a marre ». C’était par réaction au mode de fonctionnement du théâtre, à l’économie dans laquelle on était enfermés. Une des raisons pour lesquelles on a démarré, c’était un spectacle qui comptait pour moi : on avait choisi un théâtre voisin, et on s’est battus pour y jouer dix fois, et ils n’ont fait aucun effort pour faire connaître le spectacle. Deux ans à ramer et on s’apercevait qu’on allait droit dans le mur, que le spectacle n’allait pas être vu ! On a joué dans une salle de quatre cents places, et il y avait cinquante personnes ! Et je me suis dit : « Y en a marre de dépendre de tous ces gens-là ! Il vaut mieux faire plus modestement, dans un territoire plus circonscrit, mais au moins agir, avoir la responsabilité de sa relation avec le public ! Ne plus être une marchandise entre les mains de gens qui n’en ont rien à foutre, et qui finissent par programmer toujours les mêmes choses ! »
Ils prennent ce qui marche, ce dont on a entendu parler, ce que l’autre a pris, et puis il n’y a absolument plus d’ouverture. Dans les années 80 encore, il y avait une sorte de curiosité qui faisait qu’on découvrait des compagnies, mais dans les années 90, ce n’était plus possible ! Le circuit économique se referme, on s’échange des spectacles, ça se fait au niveau des centres dramatiques et à d’autres niveaux. C’est insensé !
Et Avignon ?
C’est pareil. J’ai vu le clivage qui existe entre le In et le Off. J’ai été invité à une fête dans le Palais des Papes, ça faisait comme des gosses de riches qui sont dans la cour de la grand-tante qui a un château. C’était bizarre, on était 20 sur le plateau, la sono à fond, un verre de Coca à la main… Et puis il y avait les immenses gradins, et à côté, dans la rue des Teinturiers, des gens qui se battaient pour jouer. Et puis il y a eu mon ami Paulo, d’Avignon, qui m’a dit « Mais tu ne vas pas payer autant pour un garage ! »
Quelle est la programmation 2000 de Nous n’irons pas à Avignon ?
Il y a 35 créations, on a demandé aux compagnies de faire une création d’un auteur vivant.
Vous avez auditionné les spectacles ?
Tout au long de l’année, on laisse ouvert le champ de croisement de Gare au Théâtre. Certains metteurs en scène sont revenus à plusieurs occasions. Ce sont des gens très différents artistiquement et humainement, mais certains soutiennent le lieu. Il leur appartient, c’est un outil dont le manche est de leur côté, qui n’est pas dans une relation marchande. On a utilisé tous les moyens de communication pour faire un appel aux compagnies. Certaines nous ont envoyé des dossiers, un noyau de gens s’est constitué, on est allé rencontrer les compagnies. On a voulu considérer les musiciens et les gens qui ne jouent que deux ou trois fois au même titre que les autres, et on leur a proposé aussi de participer à l’organisation de la manifestation.
Comment le spectateur peut-il faire son choix ?
En choisissant selon le genre : danse, vidéo, théâtre-danse, etc. Il y a un résumé du spectacle, des détails sur la compagnie…
Et pour les répétitions ?
Certains ont répété ici depuis plusieurs mois.
Vous êtes en coréalisation avec les compagnies ?
Oui, on est parti du principe qu’il ne fallait pas que les compagnies déboursent de l’argent. On prend en charge toute la communication. Certains organismes nous reprochent de ne pas acheter les spectacles, de faire ce travail colossal sans moyens ! Mais nous sommes subventionnés au-dessous de la ligne de vie.
Quelles sont les dates à ne pas rater ?
Les soirées exceptionnelles sur la Tchétchénie, l’Inde, le Brésil (les 16 et 30 juillet et le 13 août).
(Le rendez-vous suivant de Mustapha Aouar s’annonce) Je vois maintenant une personne qui pourrait peut-être plaider la cause de Gare au Théâtre auprès de la SNCF. L’urgence, c’est d’entrer dans une relation de collaboration avec l’administration, qui souhaite récupérer ses locaux.
Comment le public peut-il vous aider ?
En venant au festival cet été, et en faisant connaître ce lieu et l’intérêt de son existence. D’un point de vue budgétaire, on va être dans le rouge jusqu’en janvier 2001. Il faut absolument qu’il y ait du monde. L’ironie est qu’à Vitry, on parle dix fois plus de ce lieu-ci que du théâtre municipal !
Il ne faudrait pas non plus qu’il devienne institutionnel…
Il en va de la vie d’un lieu comme de celle d’un individu : ça naît, ça vit, et on souhaite que ça meure le plus tard possible. Pour l’instant, on demande des choses impossibles à l’institution, on défend l’idée qu’on peut servir un propos avec peu de moyens. Si Jean Vilar revenait aujourd’hui, qu’est-ce qu’il dirait ?
Gare au Théâtre
13, rue Pierre-Sémard – Vitry-sur-Seine
Renseignements : 01 46 82 62 86
Du 6 juillet au 13 août 2000
http://www.gare-au-web.com
Contact :