S’il fallait définir l’art de Catherine Dupire, on le mettrait dans une série un peu à part : les inclassables, les hors normes, les singuliers. Toutes ces appellations valent mieux qu’art brut pour l’artiste qui regrette un peu les amalgames faciles et les erreurs courantes que l’on fait autour de ces créations folk qui deviennent très à la mode.
Catherine Dupire récupère tout ce qu’elle trouve autour d’elle. Elle y voit des personnages ou des animaux : « C’est important de laisser les choses dans l’état dans lequel je les découvre. Quand je trouve des pierres ou des bois flottés, c’est une rencontre » Au départ, nous, gens du commun, n’avions vu que pierre et bout de bois. Pourtant, ils deviennent des êtres vivants dès qu’elle nous les montre alors que, bien souvent, elle ne modifie rien. Est-ce là l’œil de l’artiste, un sens plus aiguisé que les autres ? Il semblerait bien : « L’art est extraordinaire parce que, de toute façon, au minimum, ça rend beaucoup moins bête : on est obligé d’être très ouvert, ça nous ouvre cellule par cellule, ça rend plus réceptif. » Alors Catherine Dupire récupère, même des empreintes de dents chez le dentiste, qui prennent maintenant place dans Le Mangeur d’oeufs.
Quand l’artiste parle de la création c’est avec passion, comme quelque chose de profondément salvateur, de vital. Et cela sans esbroufe : « Le plus fabuleux que l’art donne à un artiste, c’est la liberté. On veut tellement mettre à bas des barrières, qu’on devient libre. » Cette liberté, c’est aussi celle de la révolte, indispensable à la création : « Quand je suis en colère je pense à ce grand bordel psychanalytique qu’est le monde. Je suis un peu entre un mélange de colère, de résignation, de dégoût et je cherche à ne pas sombrer là-dedans. C’est une forme de résistance. Si on est artiste, c’est qu’on est rebelle, sinon on ne crée pas. D’ailleurs, quand tout va bien, on a forcément envie de mettre en exergue ce qu’il y a de bien, donc on ne fait que reproduire. Alors que quand on veut soulever une question, on parachute tout son être dans sa création. Ca devient gestuel et physique. »
A l’écouter parler, on se dit (à tort ou à raison) qu’elle ne ressemble pas à ces créateurs qui souffrent atrocement dans la réalisation de leurs œuvres. Son exigence, c’est la communication d’une énergie, d’une vérité plastique : « Ce que l’on fait, ça tient ou ça ne tient pas. Ce n’est pas la peine de chercher, de disserter autour : il faut que ça apporte ou que ça interroge. Si ça ne fait rien, ce n’est pas la peine d’y revenir vingt fois : c’est qu’il n’y a rien. Ca peut agacer, ça peut énerver mais ça doit vivre. » Pas de filet, Catherine Dupire ne laisse pas de chance à des œuvres molles. Son moteur, c’est la vitalité et elle en déborde : « Pour maintenir la vie dans la création, il faut vraiment profiter des moments où il y a l’étincelle en soi quand on travaille. J’ai mis du temps à comprendre ça mais maintenant je sais que je dois garder le côté très jeté et avoir par moment tout un travail plus précieux sans pour autant gâcher l’envolée du geste. Ce qui m’intéresse c’est que le travail soit fort, coup de poing. »
Après avoir beaucoup expliqué son travail, montré de nombreuses œuvres, Catherine Dupire se lance, malgré la crainte de se faire mal comprendre : « Je dois dire qu’au fur et à mesure qu’on travaille un art, on s’aperçoit qu’il y a un phénomène féerique qui se passe comme si certaines choses très réussies ne venaient pas de soi. J’ai horreur des religions mais je crois qu’il y a quelque chose qui nous est supérieur. On le sent quelquefois, des mots viennent tout seuls… pas souvent… Ce serait magique : on pourrait devenir un phénomène de foire ! C’est comme une grâce : on est dans un état d’euphorie complète, c’est un immense bonheur. » Elle s’explique, de peur de passer pour une mystique : « On ne serait peut-être que les instruments d’un truc ; c’est réellement très étrange quand ça vient, on a tellement l’impression de n’être plus qu’un moyen dans ce que l’on fait. Après, seulement, on se pose des questions. On sent vraiment que l’on n’est que l’instrument de son art. » Cette sensation, plusieurs artistes l’ont constatée mais le mystère reste là.
Ne pas entrer dans une catégorie et surprendre ressemble à une profession de foi pour Catherine Dupire. Montrant des toiles anciennes, elle raconte : « Les gens aimaient beaucoup quand je faisais ce style de tableaux, mais si je cherche à faire ce qui plaît, autant peindre des couchers de soleil. Ce qui est intéressant c’est d’aller à l’aventure. » Car « la seule chose qu’[elle] trouve idiote dans l’art est de reproduire sans transcender. » Alors s’enfermer dans une routine bien huilée, cela lui semble impossible. Inclassable, elle l’est donc par nature et vouloir la ranger dans la case art brut semble l’agacer d’autant plus que c’est là un véritable anachronisme : « On baptise tout art brut, c’est n’importe quoi. Je ne suis pas du tout art brut. On peut appeler ça singulier, si on veut mais c’est simplement contemporain. »
Catherine Dupire remet les choses à leur place : « Les singuliers sont des gens qui ont leur univers et même s’il ne plaît à personne, ils le font quand même. Dubuffet l’avait très bien saisi. Ce sont des récalcitrants, ils ne cherchent pas à provoquer volontairement mais c’est comme ça, c’est en eux : ils ne pourraient pas faire autre chose. Chaissac, il s’en foutait de ce qu’on pensait de lui. » Elle ajoute : « Mais il ne faudrait pas tomber maintenant dans de la fumisterie. On parle trop de ce genre de création, dans chaque patelin il y a des gens qui se disent art brut alors que l’art brut est mort avec Dubuffet. Après, il y a soit des obsessionnels, soit des récalcitrants ; ceux que l’on classe dans les hors normes. » Dubuffet restait en effet très intrigué et intéressé par les créations de malades psychiatriques, ce que l’on appelle alors l’art obsessionnel : « Du temps où les malades n’étaient pas sous camisole chimique, ils faisaient des dessins pour ne pas crever, souvent répétitifs. » Dubuffet insistait beaucoup sur le fait que des personnes créent par nécessité, pour vivre, pour s’échapper, sans jamais avoir appris à dessiner, sans même que le goût pour l’art leur ait été donné. Mais cela n’est plus possible aujourd’hui : « On ne peut pas dire de nous que nous sommes indemnes de toute culture avec tous ses médias. On peut le dire de Chaissac mais pas de nous. »
L’artiste insiste pourtant également sur la nécessité du travail : « Dans cette mouvance, c’est la mode de dire : « A 70 ans, la bonne femme s’est levée, elle a reçu la grâce, elle s’est mise à faire ça, c’est génial. » Ce n’est pas vrai parce qu’il faut avoir éduqué sa main. » Il a fallu en effet de nombreuses années à Catherine Dupire pour trouver sa technique (qui peut encore évoluer, la surprendre, la piéger) ; il lui a fallu beaucoup apprendre puis en oublier tout autant avant d’oser dévoiler son propre univers, sa vérité. Tout cela est un réel apprentissage. Elle multiplie les expériences, mêle écriture et peinture : « Les mots et les couleurs sont très liés. Quand j’ai réalisé un travail non figuratif sur une veste en cuir, le geste pouvait très bien être une écriture. »
Si elle place l’art au-dessus de bien des choses, son rapport avec ses propres créations pourrait en dérouter plus d’un. Elle aime mettre sa touche partout : une amie tenant une friperie lui avait demandé de peindre sur des vieilleries qu’elle n’arrivait pas à vendre. Elle découvre alors un plaisir nouveau, loin de la pédanterie de certains artistes qui ne conçoivent leurs œuvres que dans des collections publiques ou privées : « J’ai envie de peindre sur plein d’objets, ce n’est pas mégalo, je n’ai pas envie de remplir la terre de mes bêtises mais j’aime avoir mon univers partout ; il est coloré, tonique. L’art porté sur soi, c’est fabuleux, ça véhicule un univers. Ca peut être enchanteur car l’art, c’est fou, ça veut dire plein de choses. Et puis ça ouvre tellement l’esprit. »
Intarissable, la dame l’est à coup sûr. Elle s’enthousiasme, redécouvre avec surprise d’anciennes œuvres, commente celles des autres qui se trouvent chez elle. On pourrait rester des heures à écouter son franc parler ; le mot de la fin lui revient, il paraît simple. Pour un artiste, il tombe comme une sanction : « Ne cherchons pas midi à quatorze heures, ce qu’on demande à l’art c’est qu’il nous entraîne ailleurs. Si, quand on va dans une exposition ou quand on écoute de la musique on ne s’évade pas, c’est que ça n’est pas réussi. »
Propos recueillis par
Les œuvres de l’artiste sont visibles au musée de la Création Franche à Bègles (33), renseignements : 05 56 85 81 73, ainsi que sur ce site.
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