Se tourner vers une création résolument personnelle quand les arts traditionnels de son pays séduisent autant tient d’un véritable engagement. La situation de l’art actuel au Maroc semble souffrir de deux maux essentiels : la tentation, d’une part, de s’attacher au patrimoine décoratif et d’autre part, une grande dépendance vis-à-vis des initiatives privées. Il a d’ailleurs fallu compter avec la Banque commerciale du Maroc pour que soit consacrée une indispensable rétrospective au peintre Aziz Abou Ali.
Casablanca ressemble à un décor de film des années trente ; l’architecture est restée en grande partie telle qu’elle devait être avant l’indépendance du Maroc, avec ses lignes franches et ses façades blanches art déco. La Villa des Arts, magnifique demeure à la symétrie parfaite, en est un merveilleux exemple et a de plus l’avantage d’avoir été rénovée. Cette Villa des Arts renferme le musée de la Fondation ONA, qui s’est donné pour objectif de faire connaître l’art moderne et contemporain marocain. Riche d’une collection de plus de 800 œuvres, ce musée privé privilégie pourtant les expositions temporaires. Une façon d’entrer dans une logique d’échanges avec d’autres pays. Ainsi, on se souvient que durant l’Année du Maroc en France, en 1999, le musée des Arts décoratifs de Paris avait exposé L’Objet détourné. Cet événement, qui avait d’abord pris place à la Villa des Arts, proposait des réalisations et installations de jeunes artistes marocains autour d’objets du quotidien. Pas de maroquinerie, pas de marqueterie, poterie, argenterie qui font le bonheur des touristes mais des paniers en plastique, des bassines, des nattes. Du vrai quotidien. Revu par des artistes.
Actuellement, à la Villa des Arts, Tawassul, nouvelles rencontres présente peintres et sculpteurs marocains et espagnols permettant ainsi à l’exposition, après un parcours au Maroc, de poser ses marques dans trois villes d’Espagne : Séville, Madrid et Barcelone. L’ensemble des œuvres exposées prend ses distances avec le pesant patrimoine graphique et décoratif ainsi qu’avec l’iconographie orientale en général. Patrimoine pesant par son omniprésence (dans l’architecture, les arts de la table, les vêtements, etc.), par l’attente qu’il suscite auprès du public mais pesant aussi par les facultés techniques qu’il demande à ses exécuteurs élevant ainsi ce mode décoratif vers une virtuosité qui pourrait faire confondre le statut d’artisan avec celui d’artiste. La Villa des Arts ne se présente pourtant pas comme farouchement opposée à cet art traditionnel puisque, après Tawassul, nouvelles rencontres, une exposition consacrée aux tapis doit avoir lieu dans les murs blancs de la vaste demeure.
La Banque commerciale du Maroc possède elle aussi sa Fondation culturelle dont les expositions prennent place dans l’Espace Actua. Jusqu’au 15 septembre 2000, La Fascination de l’absolu, une rétrospective d’Aziz Abou Ali, artiste marocain décédé à Madrid il y a sept ans, fait découvrir un artiste insaisissable. On croit en effet reconnaître des périodes dans l’évolution de sa création tant les œuvres peuvent changer radicalement de l’une à l’autre, mais on se rend compte, au regard des cartels, qu’un style d’exécution ne correspond pas forcément à une date particulière. On reste saisi par les silhouettes fantomatiques, momifiées que l’artiste grave ou dessine. Les huiles et gouaches possèdent des couleurs assombries ou crayeuses, comme empêchées dans leur éclat, dans leur vivacité ainsi que le deviennent les « moignons » de corps qui se débattent dans le cadre étroit des tableaux. Certaines œuvres rappellent l’humanisme de Picasso ou de Léger ; cet amour du populaire, des vraies fatigues et des petits plaisirs. L’anecdote reste cependant très loin de la création d’Aziz Abou Ali. Chaque œuvre, figurative ou abstraite, se charge de gravité, ne pouvant laisser de place aux détails. L’ensemble est bouleversant par ses choix picturaux radicaux. L’art redevient ici ce qu’il est : un moyen de communication fondamental, irremplaçable, qui ne doit en aucun cas céder quoi que ce soit à l’Essentiel.
Actua a également organisé, à Essaouira cette fois, La Cinquième Saison, exposition qui se tient dans la tour Bab Marrakech, ancien bastion datant du XIXe siècle. L’événement donne ainsi la possibilité à onze artistes d’exposer dans un monument classé alors que se déroule dans la ville le Festival d’Essaouira. Les habitants de ce port de pêche remarquent que depuis deux ans l’ancienne Mogador connaît un essor assez démesuré. La ville devient un lieu de création, une source d’inspiration et les galeries naissent de-ci de-là, renfermant des œuvres de qualité plutôt moyenne pour l’instant. La galerie de Frédéric Damgard émerge cependant de l’ensemble. Elle suit une véritable ligne et reste fidèle aux artistes qu’elle soutient. Ce Danois qui la dirige n’est d’ailleurs peut-être pas tout à fait étranger à l’essor culturel de la petite ville… L’homme expose des artistes de la région, créateurs singuliers dont les peintures se chargent de couleurs et de figures naïves. La recette marche bien : un art hors normes très à la mode actuellement, un « mécène » -certains qualifient ainsi Frédéric Damgard- auréolé, et voici que nos artistes font des expositions itinérantes et vendent dans le monde entier !
Que l’Etat encourage grandement les initiatives privées, c’est un fait, que ces institutions envisagent d’un bon œil l’image positive que peuvent renvoyer de tels événements auprès des pays occidentaux et du pouvoir royal, c’est évident. Mais n’oublions pas que ces institutions privées prennent un certain nombre de risques en investissant sur des artistes plasticiens peu connus voire inconnus -alors qu’il serait certainement plus commode, au Maroc, de miser sur la performance sportive plutôt qu’artistique. Se mettent ainsi peu à peu en place des événements et des lieux d’expositions d’envergure. Ainsi, la biennale de la Jeune Peinture marocaine qui présentait, en 1999, sa cinquième édition. Elle permet, à échéance régulière, de se rendre compte de l’évolution de la création contemporaine et de l’enseignement de l’art (le Maroc possède deux écoles des beaux-arts, l’une à Casablanca et l’autre à Tétouan). C’est aussi certainement le moyen pour les artistes de se rencontrer, de rencontrer des critiques, des historiens ou des écrivains, de faire se confronter leurs créations à un jury international, bref, d’exister un peu plus.
L’exposition Aziz Abou Ali – La Fascination de l’absolu a lieu à l’Espace Actua (rue d’Alger) à Casablanca, jusqu’au 15 septembre 2000.
Tawassul – Nouvelles rencontres est actuellement à la Villa des Arts à Casablanca (30, bd Brahim Roudani – Renseignements : 00 212 2 29 50 87) puis partira pour l’Espagne, à Séville, Madrid et Barcelone.
La Galerie Frédéric Damgard se situe avenue Oqba Ibn Nafiaa à Essaouira -Renseignements au 00 212 4 78 44 46.